Chapitre 34 - Le paradis du fruit

Florestan

Quand on arrive boulevard Saint-Michel, où nous avons décidé d'aller dîner dans un restaurant qui s'appelle Le paradis du fruit et qui fait face à Notre-Dame, un énorme orage éclate. Des éclairs zèbrent le ciel et nous nous nous dépêchons de traverser la route pour rejoindre l'établissement. Le temps d'arriver, nos vêtements sont déjà trempés. Maël secoue ses cheveux, tel un chien mouillé, et ses mèches blondes tombent sur ses yeux bleus, formant un rideau. Je l'observe du coin de l'œil avec l'envie folle de les ramener en arrière et de passer ma main dedans, comme je l'aurais fait à quinze ans si nous avions été seuls. Malheureusement, la serveuse vient nous trouver à ce moment-là.

— Deux personnes ?

— Oui, s'il vous plaît. Peut-on avoir une table à l'étage ?

— Bien sûr.

Elle nous conduit en haut pour nous installer près d'une fenêtre, avec vue sur la Seine et la conciergerie. Maël retire son manteau trempé et l'installe sur le dossier de sa chaise pour le faire sécher. La serveuse nous tend des cartes et se retire. Maël plonge aussitôt dans la contemplation des plats, alors que je le dévisage d'un air discret. Je viens souvent dans cette enseigne, je n'ai pas besoin de réfléchir pour choisir ce que je prendrais, mais j'aime la façon dont il plisse les sourcils et les petites rides qui se creusent sur son front quand il se concentre. Tout à l'heure, quand je l'écoutais donner des instructions aux enfants, et leur apprendre des sons, je le trouvais encore plus attirant qu'à l'accoutumée. Maël a toujours eu un charme fou, surtout quand il fait quelque chose qui le passionne. C'est comme avec le piano. Je donnerai tout pour l'entendre de nouveau jouer, comme il le faisait quand je venais chez lui, adolescent. J'aurais aimé que ces instants durent plus longtemps. Si j'avais su qu'ils prendraient fin si brusquement, j'en aurais profité davantage. Ses mains de pianiste, si délicates, me fascinaient, et me captivent toujours, même quand il se contente de retourner la carte avec.

— Qu'est-ce que tu prends toi ? demande-t-il.

— L'Adam et Eve. Tu peux choisir deux ingrédients et les accompagnements.

— Ah ! D'où le nom : le Paradis du fruit ?

— C'est ça. T'as choisi ?

— J'hésite entre l'avocat-toast ou le curry végé. Ils ont quoi comme dessert ?

— Ils ont des fondants, si c'est la question.

Je me souviens que c'était son dessert préféré, sa mère en avait préparé pour son anniversaire, le seul où j'ai été invité. Son regard capte le mien, il ne relève pas ce que je viens de dire, mais ses joues rougissent. La serveuse revient prendre notre commande, Maël opte finalement pour l'avocat et elle disparaît en nous laissant une carafe d'eau et des petits pains aux céréales. Je me mets aussitôt à en déchiqueter un, affamé que je suis après cette longue journée de travail.

— C'était génial ce que tu as fait avec les enfants, lancé-je.

— J'étais ultra stressé.

— Pourtant, tu t'en es bien sorti. Je sens que je vais en entendre parler pendant longtemps. Demain, ils vont me pépier autour en criant « Quand est-ce qu'il revient Maël ? Il est où Maël ? Pourquoi Maël n'est pas avec toi ? ».

— Et qu'est-ce que tu vas leur répondre ? demande-t-il en nous servant de l'eau.

— Que je vais tout faire pour que Maël revienne.

Ses joues rosissent un peu plus. Je ne sais pas s'il a perçu le sous-entendu dans ma phrase, mais j'espère que oui. Ce week-end, j'ai eu une longue conversation avec Camille, concernant mon ancien amour de lycée. Depuis que je converse tous les jours avec lui par SMS, nous sommes de plus en plus proches. Je me réveille en souhaitant « bonjour » à Maël et je me couche en attendant son « bonne nuit ». Camille n'a pas tardé à me faire remarquer que j'avais tout sauf le comportement d'un ami, surtout quand on connaissait notre passé commun. Du reste, mon colocataire ne croit pas une seule seconde que je puisse me contenter d'une amitié avec lui. J'aimerais croire que oui, mais chaque fois que mes yeux se posent sur Maël, mon cœur effectue une embardée et des soubresauts le font palpiter.

Je crois que je n'ai jamais cessé d'être amoureux.

J'ai fini par en conclure que oui, c'est vrai, il me plaît toujours. Et le baiser que nous avons échangé dans cette boîte de nuit n'a rien fait pour améliorer les choses. Chaque fois que nous nous croisons, mes yeux reviennent inlassablement se poser sur ses lèvres que je rêve de goûter. Ce baiser avait un goût de trop peu.

Je m'apprête d'ailleurs à tenter une déclaration maladroite, sans trop savoir comment je vais m'y prendre, faute de stratégie, quand Maël annonce :

— J'ai croisé Maximilien et Amanda la semaine dernière.

Sa phrase a le mérite de refroidir mes ardeurs. Il se met à tapoter le bord de la table, comme il le fait toujours lorsqu'il est stressé, formant des sons avec ses doigts.

— Maximilien Royan ?

Il hoche la tête, les lèvres pincées, et détourne le regard. Cela fait des années que je n'ai pas revu Maximilien. Je savais qu'il se trouvait toujours à Paris, je le suis sur les réseaux sociaux où il s'affiche souvent avec Amanda, sa fiancée. J'ai cru comprendre qu'ils allaient se marier après leurs études. Pour toute réponse, je lance :

— Il a fait une école de commerce.

Je doute que l'information l'intéresse, mais je ne sais pas vraiment quoi dire. Pourtant, Maël enchaîne comme s'il s'agissait de vieux amis, et non de ses bourreaux du lycée.

— Et Amanda ?

— Un truc dans la mode, je crois. Je t'avoue que je ne leur ai jamais reparlé.

— Tu n'as revu aucun de tes amis d'Henri IV ?

— Ce n'était pas mes amis.

Ma remarque jette un froid. Le silence s'impose, seulement troublé par les tapotements de Maël. Heureusement, la serveuse revient à ce moment-là pour nous apporter nos plats. On commence à manger dans une ambiance troublée. Maël mâche sans conviction et la faim qui habitait mon estomac s'éloigne pour laisser place à un nœud qui me retire toute envie.

— Je trainais avec eux parce que c'était plus facile, finis-je par déclarer en reposant mes couverts.

— Je sais.

— Je n'ai jamais su me faire des amis. Tu sais, avant toi et Lisa, j'étais surtout très seul. Quand vous m'avez proposé de faire ce travail avec vous, j'étais fou de joie. Je jalousais un peu votre relation, j'étais d'ailleurs persuadé que vous étiez ensemble à l'époque.

— Comme tout le monde, dit Maël en souriant.

— Je n'aurais jamais imaginé que tu aimais les garçons.

— Moi, je l'espérais.

Son regard croise le mien. Mon cœur recommence à battre, je me plais à espérer que la vague est passée, que les mauvais souvenirs vont s'estomper. Camille m'a mis en garde, il m'a prévenu que, même s'il se passe de nouveau quelque chose avec Maël, la culpabilité que je ressens demeurera, et il y aura toujours ce passé difficile entre nous. Parfois, je doute que cela soit surmontable. Quand on a vécu tant de souffrance, peut-on vraiment recoller les morceaux ? Je lui ai brisé le cœur de la pire des manières. Ai-je vraiment le droit d'espérer qu'il y ait encore une place pour moi dans sa vie ?

— Ils m'ont dit que ce n'était qu'un jeu, reprend Maël. Que je n'aurais pas dû le prendre aussi mal, qu'ils ne savaient pas ce qu'ils faisaient.

— Ils savaient très bien ce qu'ils faisaient, répliqué-je. Je veux bien que Marie-Sophie ou Paul-Émile prétendent avoir seulement suivi le groupe, mais pas les autres.

— Pourquoi ?

— Parce qu'ils m'ont écrit sur Insta il y a quelques années pour me dire qu'ils regrettaient.

— Ah oui ?

L'espoir brille dans son regard. Je hoche la tête. Ils n'ont pas été les seuls d'ailleurs. Si certains ont soutenu Armand, et l'idée selon laquelle Maël avait surréagi et méritait de payer, la plupart ont été choqués qu'il soit enfermé aussi longtemps. Pour beaucoup, Maël s'était défendu des brimades qu'il subissait et ceux qui avaient liké des posts, repartagé, ri des blagues d'Armand se sentaient presque aussi mal que moi. Nous errions tous comme des fantômes entre les murs d'Henri IV. L'absence de Maël et d'Armand pesait en chacun d'entre nous. Nous avions été nombreux à voir son corps étalé sur le sol, au bas de ces escaliers, et à assister à la violence avec lequel le surveillant avait traîné Maël jusqu'au bureau du CPE. On le traitait en criminel, alors que nous savions tous qu'il ne l'était pas. Beaucoup de lycéens avaient été témoins des insultes qu'Armand lui balançait à longueur de journée, la plupart avaient encouragé son harcèlement en ligne, lorsqu'il taguait Maël sur des publications salaces ou des blagues nulles, censées faire rire tout le monde.

On ne mesure pas à quel point un like peut faire mal.

Pas avant d'être face à l'irréparable.

— Tu serais étonné du nombre de personnes qui te soutenaient durant le procès. Il y avait même un groupe Facebook à ton nom, pour ta libération.

— Pas très efficace, le groupe ! lance-t-il.

Son ton est blagueur. Je me demande comment il peut rire de cela, mais j'imagine que l'on développe des techniques de survie, quand on y est forcé. Je n'ai jamais osé l'interroger sur ces années d'incarcérations et j'ai peur que cela soit déplacé. Maël termine son assiette et lorgne sur mon plateau de frites. Je les pousse vers lui pour qu'il puisse se servir et il m'en pique une en souriant.

— Il n'y en avait pas en prison, révèle-t-il.

— Il y avait quoi à manger ?

— Des trucs infects et surgelés. Heureusement, tu peux toujours acheter des gâteaux au commissariat.

— Au commissariat ?

— C'est comme ça qu'ils appellent le magasin interne. Tu peux te procurer des biscuits, des paquets de nouilles instantanés, des conserves, parfois du fromage. Ça complète les trois repas offerts par le contribuable.

Il dit cela tout en me reprenant des frites, les yeux dans le vague. Je me sens alors autorisé à lui demander :

— Ce n'était pas trop difficile ?

Maël hausse les épaules et se repousse contre le dossier de sa chaise. En séchant, ses cheveux ont bouclé sur sa nuque.

— Ça dépendait des jours. Certains étaient plus durs que d'autres. Le début, surtout, parce que j'avais dû mal à me faire à l'idée que j'allais rester là. À la fin aussi, parce que je voulais sortir. Mais, par moment, c'était juste le quotidien.

— Tu faisais quoi pour t'occuper ?

— Je lisais, je faisais du sport, je marchais aussi. Et je me suis même battu, entre deux discussions avec mes codétenus.

Il lance cela d'un air malicieux, puis me pointe son nez.

— Vestige d'une bagarre. Je précise que j'aurais pu gagner, si ce connard de Bérangère – c'est le surnom qu'on donnait à un surveillant qui s'appelle Béranger – m'avait laissé régler son compte à Amir. Le pire, c'est qu'il a prétendu l'avoir fait pour me protéger.

Il me raconte ses souvenirs de la prison, me livre des détails et informations que j'ignorais totalement et je me surprends à lui poser des tas de questions, sans plus ressentir de gêne. Au final, Maël semble presque prendre du plaisir à me dire tout cela, comme s'il retenait ces informations depuis longtemps, sans oser l'exprimer.

— Personne ne me pose jamais de questions sur la prison, me révèle-t-il. Pour mes parents, c'est trop douloureux. Il n'y a que Lisa qui plaisante un peu sur le sujet, et les autres ne connaissent pas mon passif de délinquants.

— Tu n'es pas un délinquant, Maël.

— Tu n'as pas entendu ce que je te disais ? Je suis un caïd, oh !

De nouveau, il pointe son nez. Je le taquine sur le sujet et prétends qu'il a perdu de son charme d'antan, maintenant qu'il est de travers. La serveuse revient pour retirer nos assiettes et demande si nous souhaitons la carte des desserts. Je prends le parti de commander directement deux fondants au chocolat, cœur coulant à la noisette, sous le regard pétillant de mon ex petit ami.

Ex-petit ami qui, au moment où les fondants reviennent sur la table, en exhalant une délicieuse odeur de chocolat, effleure ma cheville du bout du pied. J'ignore s'il le fait exprès ou s'il s'agit d'un acte manqué, mais le résultat est le même. Je sens le désir enfler en moi. Et quand il dépose une part de son fondant dans sa bouche, avant de fermer les yeux et de lâcher un « Mmm... Délicieux », mon esprit se retrouve saturer d'images salaces que je m'empresse de repousser en me plongeant dans ma dégustation. Quand le dessert est terminé et que la serveuse revient pour prendre l'addition, je ne laisse pas le temps à Maël de sortir sa carte et lui offre le repas malgré ses protestations.

— Laisse-moi te faire plaisir.

Il marmonne pour la forme, mais finit par accepter. Nous nous levons d'un même mouvement et rejoignons le rez-de-chaussée avant de sortir après avoir remercié le personnel pour leur gentillesse. Dehors, l'air est frais, saturé d'humidité, mais les nuages se sont éloignés. Il fait déjà nuit et j'avise la station de métro du regard, triste à l'idée de devoir nous séparer.

— Merci d'avoir accepté ce repas. C'était chouette.

— Ouais, c'était sympa.

Lorsque nous nous retrouvons de l'autre côté du trottoir, à côté de l'entrée du métro, je remarque que Maël ne cesse de tapoter sa cuisse des doigts, en pianotant. Je lui demande s'il est stressé, mais il ne répond pas. Ce n'est que lorsque je me penche pour lui faire la bise qu'il relève la tête et pose un doigt sur ma bouche à la place. Nos yeux se croisent. Mon cœur accélère subitement. Je fixe ces lèvres sur lesquelles j'ai envie de poser ma bouche en me demandant si j'en ai le droit. Finalement, c'est lui qui comble la distance. Le baiser est chaste, rapide. Maël s'écarte avant de jeter des coups d'œil autour de lui, mais j'attrape sa main pour le calmer et lui sourit.

— J'habite juste à côté, chuchote-t-il.

Dans son regard, je crois lire la même lueur de désir que celle qui m'habite. Je lui demande si ses parents ne trouveront pas cela indécent que je vienne chez lui, même s'il n'est pas si tard. Son sourire se fait taquin.

— Ils sont en déplacement en province.

— Oh.

L'invitation est plus qu'explicite. J'hésite à le suivre, rien qu'une seconde, le temps d'une pensée fugace qui me susurre un « tu n'as pas le droit, tu lui as déjà fait suffisamment de mal », mais très vite, elle est remplacée par ce désir qui me foudroie, lorsque sa main glisse sur ma joue. J'attrape fermement ses doigts et déclare :

— Oui, si tu veux. 

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