Chapitre 33 - Atelier musical


Florestan m'a donné rendez-vous au Kremlin-Bicêtre le samedi suivant, en fin d'après-midi. J'ai passé les jours qui ont suivi à réfléchir à l'atelier que j'allais animer, tout en cherchant à éloigner le souvenir de mes anciens camarades rencontrés dans le métro. Leurs propos me sont restés en tête, et s'ils ne m'ont pas miné le moral, ils m'ont mis en colère. De quels droits tiennent-ils de tels propos ? De quel droit osent-ils me dire que ce sont eux qui ont souffert, parce qu'ils étaient amis avec Armand ? De quel droit osent-ils me dire que tout n'était qu'un jeu, des mots lancés par une bande de lycéens qui trouvait amusant de jouer avec mes sentiments ?

Ce n'était pas un jeu. Ni pour moi ni pour Florestan.

Ni pour Armand d'ailleurs, puisque ce jeu l'a tué.

C'est toujours animé de cette colère que j'entre dans la ligne n°7, direction le Kremlin-Bicêtre. Je n'y suis jamais allé, si on excepte les trois jours ayant succédé ma naissance. Cela me fait quand même quelque chose d'étrange, à l'idée de retourner dans le lieu qui m'a vu naître. Une sorte de retour aux sources. Assis dans le train, je tapote un morceau silencieux sur le bord de la fenêtre, l'esprit plongé dans mes pensées.

Quand le métro s'arrête à la station du Kremlin, j'attrape le sac à dos que j'ai déposé à mes pieds et quitte la rame. Je passe rapidement les portiques de sécurité à l'aide de mon pass navigo, puis grimpe les escaliers donnant sur l'extérieur. Avant d'accepter de me rendre ici, j'ai envoyé un message à M. Hatif pour m'assurer que j'en avais l'autorisation. En regardant le GPS de mon smartphone, je me suis rendu compte que l'hôpital était situé en banlieue parisienne. Mon conseiller m'a rassuré sur le fait que je pouvais y aller, et m'a indiqué qu'il notifierait dans mon dossier les raisons de mon déplacement, mais vu ma crainte à l'idée d'être récupéré par la police pour « non-respect de ma liberté conditionnelle », j'ai préféré prévenir que guérir.

Dans le même temps, Delphine m'a écrit pour me dire qu'au vu de mon attitude et de ma bonne conduite, elle cherchait à m'obtenir un peu plus de libertés, en élargissant mon périmètre de circulation à l'Ile de France. Je rêve du moment où je n'aurais plus aucune limite. Ce sera un peu comme fêter l'entrée dans l'âge adulte et l'arrivée à la majorité.

Une fois dehors, je relève la tête vers le grand bâtiment gris. L'hôpital est l'un des plus anciens centres hospitaliers de la région, et l'architecture témoigne clairement du passage du temps. Certaines ailes possèdent des façades en pierre, de grandes fenêtres et des toitures en ardoise, tandis que d'autres sont en béton, sans doute construites plus tardivement. Les rues sont animées et bordées d'immeubles résidentiels, de petits commerces et de restaurants. J'aperçois aussi un parc, mais le délaisse pour avancer vers l'entrée principale. Une grande verrière habille l'esplanade marquant l'entrée. Je remarque quelques jeunes médecins, assis sur des murets, en train de fumer des cigarettes ou discuter. Après le passage à la nouvelle année, j'ai pris la décision d'arrêter. Ce n'est pas tous les jours facile, étant donné que je m'étais habitué à la nicotine, et surtout à me servir de la cigarette comme un exutoire. Depuis, je mange des bonbons Vichy, au moins un paquet par jour, en me faisant la réflexion que remplacer un cancer des poumons par du diabète n'est peut-être pas la solution.

Une fois dans l'hôpital, je me dirige vers un bureau d'accueil surmonté de panneaux indiquant les différents services. Florestan m'a indiqué de me présenter là et de l'attendre, le temps qu'ils l'appellent, car il n'était pas sûr d'être en possession de son portable suivant l'endroit où il se trouverait. Je m'annonce, remplis un formulaire, regarde la secrétaire téléphoner et faire appeler le Docteur de Montgascon.

— Il arrive, vous pouvez vous mettre ici en attendant.

Elle me désigne une salle d'attente remplie de patients. Pas très à l'aise, je m'y assois quand même et attends en tapotant mes doigts sur le rebord de la chaise. J'avale aussi une pastille à la menthe et observe avec attention une affiche indiquant des conseils nutritionnels. Après dix minutes, Florestan arrive enfin. Vêtu d'une blouse blanche, un petit bloc-notes glissé dans une poche, avec un stylo accroché, il me sourit et je fais de même en sentant mon cœur accélérer.

— Tu ressembles vraiment à Jackson Avery comme ça.

Si on excepte le fait que le beau médecin de Grey's Anatomy a les yeux bleus, alors que les siens sont gris, c'est son portrait craché. Florestan éclate de rire, puis me fait signe de le suivre. Dans l'ascenseur, il me questionne pour savoir si j'ai fait un bon trajet, ce à quoi je réponds que depuis les JO, les transports sont redevenus à l'image que je m'en faisais avant mon exil.

— Ah, ça ! Ils avaient mis les moyens pour les jeux. Mais quand il s'agit d'entretenir sur le long terme, il n'y a plus personne.

— Ta remarque est digne d'un français.

— C'est toi qui as commencé.

J'accepte la pique, bon joueur. L'ascenseur s'arrête dans un ding et les portes s'ouvrent sur un long couloir. Florestan me précède et je le suis jusqu'à une petite salle où sont déjà réunis quelques enfants. En les voyant, mon cœur reprend ses battements frénétiques. J'ai imaginé plusieurs jeux, à base de percussions et de sons, mais maintenant qu'ils sont devant moi, je commence à douter que cela puisse leur plaire. Florestan capte tout de suite mon hésitation, il pose sa main sur mon bras et m'assure que tout va bien se passer. Je profite une seconde de la chaleur de ses doigts, avant qu'il ne les retire, à mon grand regret.

— Je t'offre un café d'abord ?

— Volontiers.

Il m'emmène dans une salle de repos où se trouvent deux jeunes femmes. L'une d'elles se lève à notre arrivée, prétextant avoir un rendez-vous urgent. L'autre nous jette un coup d'œil tout sauf discret pendant que Florestan s'occupe de me servir.

— Tu sucres ?

— Non.

Je consomme suffisamment de vichys, évitons d'en rajouter. J'accepte la tasse pendant que la jeune femme se râcle la gorge.

— Tu ne me présentes pas ton ami, Flo ?

— Si, j'allais le faire. Mia, voici Maël. Il vient pour l'atelier avec les enfants. Maël, je te présente Mia, elle est sage-femme.

— On dit maïeuticienne, déclare-t-elle en me tendant la main. C'est le musicien dont tu nous as parlé ?

Je me retourne vers Florestan, mais il détourne aussitôt le regard et plonge dans la contemplation de la machine à café. Qu'a-t-il dit sur moi à ses collègues ? M'a-t-il présenté uniquement comme un intervenant, un ami... ou autre chose ? Je n'ose pas le questionner, et de toute façon, c'est déjà l'heure de rejoindre les petits monstres.

Quand j'entre dans la pièce, plusieurs d'entre eux se lèvent, tout excités. Mon ami m'a expliqué que l'hôpital possédait plusieurs services pédiatriques spécialisés allant du soin des maladies courantes, aux soins intensifs nécessitant une hospitalisation plus longue. Ils ont également une spécialisation dans les maladies neurologiques, et une partie des enfants qui se trouvent devant moi en font partie. Certains ont des cathéters dans le bras, ou le crâne recouvert d'un bandeau. Ils sont tous ici pour plusieurs jours, voire semaine, et ma présence semble leur faire très plaisir.

— T'es qui ?

— Tu t'appelles comment ?

— C'est vrai que tu fais de la musique ?

— Tu joues de quel instrument ?

— Moi mon papa il joue de la claninette.

— Clarinette, corrigé-je.

— Et moi j'ai joué du xylophone à l'école ! lance une petite fille avec des couettes. Dans le spectacle de fin d'année.

— Moi aussi.

Ils se mettent tous à parler en même temps et je me sens rapidement dépassé. Je n'ai jamais été confronté à autant d'enfants dans la même pièce. Florestan tente de ramener l'attention des petits en tapant dans sa main. Avec l'aide d'une infirmière et d'un aide-soignant, ils font en sorte que les enfants s'assoient en cercle. Malheureusement, l'hôpital ne possède pas de piano portatif, j'ai donc décidé d'amener avec moi des instruments plus petits et facilement transportables comme des percussions, deux flûtes et un tambour. Avant de les faire pratiquer, je leur propose d'abord d'écouter quelques sons, et de tenter de les identifier. Les petits se montrent ravis. Ils ont entre deux et dix ans, et lèvent parfois la main si brusquement pour donner la bonne réponse qu'ils manquent d'éborgner leurs voisins.

Après cela, je leur distribue les instruments que j'ai apportés. Comme je n'en ai pas assez pour chacun, je propose qu'il récupère ce qu'ils ont sous la main pour leur montrer qu'un son peut provenir à peu près n'importe quoi et que l'on peut faire de la musique avec un rien. Florestan leur tend des crayons, l'infirmière attrape des boîtes à médicaments, et les petits se retrouvent à taper dessus dans un tintamarre assourdissant. J'essaye de leur apprendre un rythme avec des mouvements coordonnés. L'œuvre créée est loin d'être parfaite, elle est très bancale et un peu cacophonique, mais les enfants ont l'air de prendre du plaisir, et c'est le principal.

Je termine par un atelier de relaxation musicale en leur faisant écouter quelques morceaux de musique classique, puis leur propose de visualiser des images positives : leur chambre, des paysages, des moments heureux en famille. La musicothérapie a pour objectif d'améliorer l'humeur et de réduire l'anxiété, mais aussi de favoriser la relaxation, et donc d'aider ces enfants hospitalisés à s'extraire de ce quotidien lié à la maladie. Certains s'allongent sur le sol, au milieu d'un tas de coussins, pour écouter ; d'autres se contentent de fermer les yeux, les jambes croisés, un grand sourire sur leurs lèvres fines.

Quand enfin, je déclare la séance terminée, certains se sont endormis. D'autres baillent à s'en décrocher la mâchoire pendant qu'une petite fille marmonne qu'elle veut continuer.

— J'étais à la mer, déclare une autre.

— Moi je mangeais une glace avec ma Maman, ajoute un petit garçon.

— Moi je volais dans le ciel avec les oiseaux.

Je souris en écoutant leur histoire. Une petite fille vient me demander un câlin et je me retrouve à serrer des enfants dans mes bras, un peu déstabilisé. Ils m'interrogent pour savoir si je vais revenir. Je ne sais pas trop quoi leur dire, et laisse Florestan gérer cela en les ramenant un à un dans leur chambre avec l'aide des infirmières. Pendant ce temps, je m'occupe de ranger le bazar de la pièce.

J'ai presque terminé quand mon ex petit ami revient. Je remarque qu'il a retiré sa blouse et qu'il porte un sac sur l'épaule.

— Tu t'en vas ?

— J'ai fini mon service.

Toujours à quatre pattes, en train ramasser des boîtes, je me redresse pour les replacer sur des étagères. Quand je me retourne, Florestan n'a pas bougé. Il me contemple, l'air taquin.

— Tu as faim ?

— Il n'est que dix-huit heures, fais-je remarquer.

Il hausse les épaules, puis m'explique perdre la notion du temps quand il travaille.

— J'ai à peine manger ce midi et le temps qu'on retourne à Paris, il sera dix-neuf heures.

— Je croyais que tu habitais Villejuif.

— J'ai peut-être envie de te raccompagner ?

Il détourne le regard. Je jure que s'il le pouvait, ses joues auraient rosi. Pour ne pas laisser la gêne s'installer, j'accepte qu'il me serve de guide jusqu'à la capitale, et même d'aller dîner avec lui. Après tout, je n'ai avalé qu'un maigre sandwich à midi et ce ne sont pas mes bonbons qui combleront ma faim. De toute façon, je pourrais manger toute la journée si on me laissait faire. Cela a tendance à agacer Lisa, car je ne prends pas un gramme et suis tout en longueur, alors qu'elle ne cesse de se plaindre que le gras s'accumule autour de ses « poignées d'amours ».

— Que veux-tu, c'est une question de génétique ! prétendis-je toujours.

— Vous les mecs, vous êtes mieux lotis pour tout, réplique-t-elle à chaque fois. À croire qu'en plus de charger tous les privilèges du côté des hommes, ils vous ont aussi donné un physique avantageux.

— J'aime bien tes poignées d'amour, moi.

Et à l'inverse, je n'aime pas cette maigreur qui me caractérise. Même en faisant du sport régulièrement en prison, je n'ai jamais réussi à prendre beaucoup de masse. Ma mère me répète depuis l'adolescence que je ressemble à un spaghetti, ce qui me complexait à une époque. En prison, j'ai cessé de me regarder dans un miroir et de me poser ce genre de questions, mais quand je vois la musculature de Florestan qui transparaît sous le t-shirt noir qu'il porte, je regrette de ne pas être plus étoffé. J'ai continué à courir le matin, avant d'aller suivre ma formation, mais j'ai délaissé le haut du corps, et ce n'est pas mes soirées dansantes qui vont arranger ça.

Nous quittons l'hôpital, chacun un sac sur l'épaule, pour retourner dans la capitale. Dans le métro, Florestan s'assoit à côté de moi et sa main frôle la mienne. Je tâche de repousser les pensées qui m'assaillent, à savoir le fait que je me trouve dans un métro, à côté de mon ancien petit ami et que je m'apprête à aller dîner avec lui. Cela ressemble à un rendez-vous officiel, non ? Ou alors, ce n'est qu'un repas entre amis.

Car, nous sommes amis, n'est-ce pas ? Seulement amis.

Lorsque les portes se referment, je me fais la remarque que nous n'avons jamais formalisé ce que nous étions l'un pour l'autre. D'anciens amants ? De nouvelles connaissances ? Des « plus... si affinités », comme lui avec Camille ? J'ignore ce que je cherche en passant du temps avec Florestan ni ce que lui souhaite en passant du temps avec moi, mais au fond, peu importe.

Je suis juste bien. Là, maintenant, avec lui.

Et j'ai faim.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top