Chapitre 32 - Ce n'était que des mots
Le mois de janvier succède à décembre, apportant avec lui une vague de fraîcheur hivernale qui recouvre la capitale. Le ciel reste d'un gris constant, les nuages s'accumulent, l'air devient froid et piquant. Chaque matin, j'enfile mon manteau et une grosse écharpe, avant de quitter l'appartement pour rejoindre les locaux de l'institut de formation. Ce jour-là, je suis debout sur le quai du métro, dans l'attente du train, quand je reçois un SMS.
Le prénom de l'expéditeur me tire un sourire. Depuis le Nouvel An, je converse plus régulièrement avec Florestan, je lui ai même donné mon numéro personnel. Je ne suis toujours pas à l'aise avec les réseaux sociaux, chaque fois que j'ouvre l'application d'Instagram, j'ai peur d'être épié. J'ai beau avoir un compte privé, un pseudo et ne rien poster, ma paranoïa demeure, et les restes du cyberharcèlement subit au lycée continue d'affoler mon esprit, même sans raison apparente.
Armand n'est plus venu murmurer dans mes cauchemars depuis que j'ai déposé un cierge pour lui le soir de Noël. J'apprécie ce silence, même si mes nuits ne sont toujours pas complètes. J'ai pris l'habitude d'être fatigué et traîne cette fatigue écrasante comme d'autres composent avec des maladies chroniques. Il est huit heures du matin, Florestan se trouve déjà à l'hôpital depuis la veille. Il enchaîne quarante-huit d'heures d'à filer. Je me permets de le lui faire remarquer :
Maël :
Ton travail est inhumain.
Je réponds cela au message qu'il vient de m'envoyer, associé d'une photo de lui où on le voit avec une tasse de café, sa blouse médicale et ses yeux cernés. Son visage éreinté m'arrache malgré tout un sourire. Ses yeux captivent toujours autant mon regard et nos conversations quotidiennes me plaisent plus qu'elles ne le devraient. Mon portable vibre aussitôt en retour :
Flo :
On s'habitue à la fatigue.
Maël :
À qui le dis-tu !
Flo :
Tu dors toujours mal ?
Maël :
Je ne dors jamais bien,
Mais ça va.
Tu n'as pas eu trop de boulots cette nuit ?
Flo :
Juste une petite fille qui avait de la fièvre,
Et un accouchement, mais ce sont les sage-femmes qui s'en sont occupées.
Et toi ?
Maël :
Je ne fais pas d'heures sup la nuit.
Flo :
En parlant d'heure sup', t'as réfléchi pour venir au Kremlin ?
J'en ai parlé à ma supérieure,
Elle est emballée par l'idée d'un atelier musical.
Je reste une seconde à fixer le téléphone, le cœur battant. Je ne l'ai pas revu depuis que nous nous sommes croisés à l'église, et j'apprécie le fait de renouer avec lui de cette manière. Toutefois, sa question me stress. Comme je tarde à répondre, il me renvoie des points d'interrogation.
Maël :
J'ai pas encore réfléchi.
Flo :
Déso, je ne veux pas te mettre la pression.
Maël :
C'est pas ça.
Juste...
J'suis pas sûr d'être à la hauteur.
Flo :
Tu te mets trop de pression,
C'est des gosses,
Ils vont t'adorer.
Maël :
Mouais.
C'est une belle opportunité qu'il me propose, sachant que nos enseignants nous poussent à faire un stage dans l'année pour pratiquer. C'est seulement que j'ai peur de me planter, que mes exercices ne plaisent pas ou que l'on me renvoie mes propres échecs au visage. Je promets d'y réfléchir et de lui donner ma réponse d'ici la fin de la semaine. Florestan conclut rapidement la conversation, il est appelé pour une urgence.
C'est ce moment que choisit le métro pour entrer en gare. Je me glisse à l'intérieur de la rame et balaye rapidement le train des yeux pour trouver un endroit où m'installer. Vu l'heure matinale, aucune place assise n'est disponible, je me retrouve donc debout, la main autour d'une barre de fer sans doute saturée de microbes. Le train s'ébranle et à la station suivante, il freine si brutalement que je manque de percuter la personne devant moi.
— Pardon ! m'excusé-je aussitôt.
— Ce n'est rien.
Sa voix me fige.
Je relève la tête, alors que mon cœur s'emballe.
Lorsque mes yeux croisent les siens, j'ai l'impression de revenir brutalement six ans en arrière. Une sensation d'oppression s'insère dans ma poitrine alors que l'homme me fixe.
Maximilien Royan, l'un des plus proches amis d'Armand au lycée, me contemple dans un visage couvert de taches de rousseurs. Ses cheveux sont encore plus sombres qu'avant, ils rebiquent derrière sa nuque. Il est vêtu d'un costume et tient une mallette dans la main, tel un employé du Cap 40. Maximilien ouvre la bouche pour parler, mais il est interrompu avant même d'avoir dit un mot par une femme portant une jupe crayon qui se tourne vers lui.
Amanda Lawrence croise mon regard à son tour.
Elle est toujours aussi belle, à la manière d'une princesse de l'hiver, avec un port altier, un menton bien dessiné, mais surtout des yeux froids. Cette fille a toujours ressemblé à ces peintures accrochées au Musée d'Orsay, objectivement très jolie, mais sans émotion.
Mon cœur frappe fort contre ma poitrine et je recule, alors que le métro se remet en marche.
— Maël ?
Je déglutis avec difficulté et fais de mon mieux pour réussir à regarder Amanda dans les yeux. Elle est sortie avec Armand, en classe de Seconde. Elle aussi faisait partie du cercle de mes harceleurs. En prison, j'aurais réagi dans la minute. Là, je ne parviens à rien faire d'autre que les fixer, tétanisé, et me fustige de tous les noms d'oiseaux qui me passent par la tête pour cette incapacité à réagir.
— Comment tu vas Maël ? reprend Maximilien comme si de rien n'était. Je ne savais pas que tu étais sorti. Ça fait longtemps ?
Ma bouche reste close. Je jette des coups d'œil autour de moi, paniqué à l'idée que les gens entendent ce qu'il dit. On dirait qu'il veut savoir comment s'est passé un voyage. Je réprime les larmes qui me montent aux yeux, la sensation de dégoût que je ressens partout sur mon corps et tente de chasser les mots qu'ils ont mille fois prononcés au lycée : « Sale pédale », « Tapette », « Va crever », « Jette-toi sous un pont ».
J'inspire, expire. Mes mains se resserrent autour de la barre.
— Oh, Maël ! On te parle ? lance Amanda.
J'avale difficilement ma salive, tente de formuler une phrase intelligible, mais seul un son fluet s'échappe de ma bouche :
— Cet été, murmuré-je.
Je fixe le panneau avec les stations indiquées, priant pour que le train avance vite et me libère de cette prison de métal.
— Tu sais, j'ai toujours voulu te dire, on a été con, continue Maximilien comme si nous étions en train d'échanger sur la pluie et le beau temps. Ce n'était pas contre toi. Au fond, on s'en foutait un peu que tu sois... enfin, ça te regardait quoi, mais on était ado. C'était juste pour rire.
Inspirer. Expirer.
— Ouais, c'était pour rire, enchaîne Amanda. C'est pour ça que ton geste nous a tellement choqués ! Putain, Maël, tout le lycée était sous le choc. Certains n'arrivaient même plus à venir en cours, j'ai été obligée d'aller voir une psy.
— Ouais, mec ! Tu ne peux pas te rendre compte.
Non, c'est certain, je ne peux pas me rendre de ce qu'ils ont subi, puisque j'étais concentré sur ma peine à purger.
— Armand était notre pote, reprend Amanda. Il était con, mais il ne méritait pas ça.
— Putain, Laroche, c'étaient que des mots ! Que des mots.
Non, pas des mots. Des insultes. Des injures qui se sont ancrées dans mon esprit, des phrases qui m'ont grignoté, usé, rongé, petit à petit.
— Tu te rends compte de ce qu'on du vivre ses parents ? continue Maximilien. Et sa sœur ? Elle a fait une dépression après ça. Elle n'a jamais réussi à retourner au lycée.
— Sa mère n'arrive pas à s'en remettre.
— Ils ont quitté la région parisienne. Ils ne pouvaient plus supporter d'être ici.
Je m'en rends compte oui. Mais si ses parents l'avaient mieux éduqué, peut-être que leur fils chéri ne se serait pas « amusé », à me jeter ses mots au visage ? Peut-être que si le CPE avait pris l'affaire au sérieux, avant que je pète un câble, aucun de nous deux n'aurait vu sa vie briser.
— Oh, Laroche ! Réagis ! Tu te rends compte que t'as brisé leur vie ?
Et là, je déraille. Mon cerveau réagit enfin et je lance, sur la défensive :
— Oui, je m'en rends compte ! J'ai eu six ans pour y penser, figurez-vous ! Six ans en prison ! Six ans à me souvenir de vos « mots » qui n'étaient « que » des mots ! Six ans !
La colère prend le pas sur ma tétanie. Je la sens remplir mes veines, gonfler mes poumons, faire trembler mes mains de fureur. Je relève le regard vers eux, brûlant de colère.
— Les mots tuent autant que les actes ! répliqué-je. Ces mots, ils me poursuivent depuis des années. Vos insultes, vos partages, vos likes. C'était pour jouer hein ? Juste des blagues, c'est ça ? Et moi, un pauvre con qui n'ait pas compris votre humour ?
— Oh, mec ! Calme-toi OK. Tu vas faire quoi ? Nous jeter sous un métro ?
Je serre les poings. Les leur coller dans la tronche me ferait le plus grand bien, mais je ne suis pas en prison et si je frappe, je peux dire adieu à ma liberté conditionnelle. Or, cette fois, je ne les laisserai pas gagner. Ils ont ruiné ma vie une fois, ils ne le feront pas une seconde. Pour autant, je ne compte pas laisser leur venin m'atteindre. Ils sont peut-être devenus adultes, mais ils n'ont rien appris. Ils pensent que leurs beaux costumes, leurs privilèges et leurs petites vies bien rangées leur donnent le droit de continuer de m'insulter. De me transformer en coupable, comme dans ce tribunal.
— C'est tentant, reconnus-je en gardant les yeux rivés dans ceux de Maximilien. Mais cette fois, je ne ferai pas la bêtise de gâcher ma vie pour des connards incapables de se remettre en question.
Le train s'arrête. Je suis à deux stations de mon arrêt, mais je ne compte pas souffrir de leur présence une seconde de plus. Je sors du métro en les bousculant à moitié et arrache un cri à Amanda à mon passage. Qu'ils continuent de se prendre pour des victimes si ça leur chante, moi, j'en ai assez de leurs jeux d'adolescents.
Les portes se referment.
La rame s'éloigne.
Mes mains tremblent toujours. Je tente de juguler la rage qui bouillonne en moi, ferme les yeux, inspire, expire. Je n'ai pas cédé à l'envie qui me démangeait, mais leur fracasser la tête contre une vivre m'aurait fait un bien fou. Qu'ils aillent répandre leur venin ailleurs, j'en ai fini avec ça. Je rouvre les yeux alors qu'un nouveau train entre gare. Je me glisse à l'intérieur et trouve une place assise où me réfugier. Mes bonnes résolutions sont prises : ne plus répondre à la virulence par la violence, mais ne plus me laisser faire non plus. Et aussi, arrêter d'avoir peur de l'échec, tout cela parce que j'ai un parcours chaotique.
Je récupère mon portable et ouvre la conversation que je mène avec Florestan. Je réfléchis une seconde à mes mots, avant d'envoyer :
Maël :
OK pour l'atelier.
Quel jour ? Quelle heure ?
Aujourd'hui, c'est moi qui gagne.
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