Chapitre 31 - Nouvelle année


Lisa a insisté pour que le Nouvel An se passe chez elle et Gabriel. Ou plutôt, elle nous a invités à venir passer la soirée dans l'appartement, avant de sortir pour le reste de la nuit. J'ai bien sûr répondu par l'affirmative, et c'est là qu'elle m'a lancé :

— Tu veux inviter Florestan ?

Nous étions en train de boire un verre au café Rostand et j'ai bien failli m'étouffer avec.

— On n'en est pas vraiment là tous les deux, avais-je marmonné.

— Parce que vous en êtes quelque part ?

J'avais bafouillé une réponse ridicule, un mélange entre « oui », « non », « je ne sais pas », « on verra où ça ira », « si ça va quelque part ». Mes propos étaient totalement inintelligibles. Lisa était au courant pour ma fuite précipitée de Villejuif, comme de notre nouvelle rencontre fortuite dans la cathédrale Notre-Dame. Elle avait d'ailleurs jugé mon attitude ridicule. Selon elle, Villejuif étant une commune limitrophe à Paris, je n'étais pas vraiment dans l'illégalité et poser un cierge pour un connard était non seulement stupide, mais inutile.

— Ne critique pas ma foi ! Et ouais, mais j'ai flippé.

— À l'idée de coucher avec lui ?

— Mais non !

Même si un peu, c'est vrai, je ne pouvais le nier. En attendant, même si l'envie de revoir Florestan me trottait de plus en plus dans la tête, je n'en étais pas encore au point de l'inviter à fêter le Nouvel An avec mes nouveaux potes. La soirée proposée par Lisa me convenait bien, j'aimais l'idée d'être uniquement avec eux, puis de sortir m'amuser.

C'est donc armé de cette conviction que je frappe à la porte de l'appartement de ma meilleure amie à vingt heures, une bouteille de champagne à la main, le sac à dos rempli de victuailles confectionnées par ma mère qui semble croire que nous allons mourir de faim. Gabriel finit par ouvrir et je remarque aussitôt ses cheveux recouverts d'un bandeau blanc. J'arque un sourcil à cette vue et ouvre la bouche pour lui demander si c'est un nouveau look ou une blague, mais il balaye ma remarque avant que je ne l'aie faite.

— J'allais prendre une douche, c'est pour pas les mouiller.

— Ah, OK.

Il s'écarte pour me laisser entrer dans le petit appartement parisien. Situé tous les toits, il est mansardé et d'immenses poutres le transpercent de part et d'autre. Une fenêtre, à l'angle du canapé, donne sur un petit balcon, avec vue sur une cour intérieure. Gabriel disparaît dans la salle de bain pendant que j'embrasse Alicia et Clémentine. La première s'affaire sur la table de la kitchenette, pendant que l'autre remplit des coupelles de chips et autres tartinades, telles que du guacamole et du houmous sur la table basse du salon. Je pose mon sac sur une chaise et sors les deux cakes préparés par ma mère, enfermés dans des tupperwares.

— Alors, ces partiels ?

Je n'ai pas eu l'occasion de revoir Alicia et Clémentine depuis notre dernière sortie. Pris par ma formation, et elles par leurs études, puis par les fêtes de fin d'année, nous avons à peine échangé quelques messages. Clémentine marmonne qu'elle s'est plantée, et qu'elle ne trouve toujours pas d'intérêt à aller en cours, pendant que sa copine m'explique ne pas avoir envie de s'étendre sur ce sujet, tant qu'elle n'a pas les résultats.

— Et toi ?

— Ce n'est pas vraiment un diplôme, donc on verra à la fin.

Pour être vraiment diplômé de musicothérapie, il aurait fallu que je suive un cursus classique de musicologie, et un master en création et art-thérapie. Là, il s'agit d'une certification, ce qui n'en reste pas moins stressant pour moi qui n'ai plus mis les pieds à l'école depuis des années. M. Hatif m'assure que cela me permettra d'offrir mes services à des organismes agréés, des particuliers ou des associations. Pour l'instant, je n'ai pas eu envie de m'y attarder, j'attends déjà de terminer.

— C'était bien Noël ? me demande Alicia.

— Tranquille, on est resté tous les trois avec mes parents. Et vous ?

— J'ai annoncé aux miens que je sortais avec Clem. Ils ont mis un moment à comprendre que Clémentine n'était ni un fruit ni un prénom de garçon. C'était un peu gênant.

— Et ça a été ?

— Oui. Toute façon, ce n'est pas comme si c'était l'événement du siècle. J'ai une copine, voilà.

— Merci pour moi, lance la concernée.

Clémentine vient nous rejoindre pendant qu'Alicia récupère des assiettes pour disposer le cake. Je remarque alors que la chambre de ma meilleure amie est fermée. En principe, habillée ou pas, Lisa vient toujours me saluer la première quand j'arrive. Je m'étonne donc qu'elle ne se soit pas encore manifestée, et c'est là qu'Alicia m'apprend :

— Elle est avec Irina.

— Oh.

Il faut plus d'une quinzaine de minutes supplémentaire pour que Lisa émerge enfin de sa chambre, accompagnée de la fameuse Irina. Nous sommes déjà assis sur le canapé, en train de servir le champagne offert par mes parents. Gabriel nous a rejoints une fois propre et habillé. Il porte un nœud papillon clignotant autour du cou, des bretelles ceinturent ses épaules et il est en train de distribuer à chacun des bracelets multicolores quand Lisa et sa copine se manifestent.

— Enfin ! m'exclamé-je. Je commençais presque à être jaloux.

Ma meilleure amie lève les yeux au ciel et vient me claquer deux bises sur les joues, avant de se tourner vers Irina.

— Ne fais pas attention à lui, il est insupportable.

Je lui offre mon majeur en réponse. Lisa attrape des coussins qu'elle dispose autour de la table basse pour nous offrir plus de place. Irina est à l'image de la jeune femme que j'ai brièvement croisé lors de nos soirées dans le Marais. Timide, je remarque quand même qu'elle a noué ses doigts autour de ceux de ma meilleure amie. Nous trinquons à la nouvelle année en perspective, et Gabriel lance une playlist sur son téléphone pour mettre de l'ambiance.

À moitié affalé sur le fauteuil, il raconte une anecdote à propos de ce fameux prof, Iskinazi, qui nous a permis de nous rencontrer lorsqu'il espionnait notre conversation au restaurant. Lisa glisse deux ou trois remarques sur des élèves qu'elle a en classe, puis la conversation dérive vers les lectures des jeunes, notamment les Dark romance qui font fureur. Ma meilleure amie déplore que les adolescents ne lisent plus que cela, tandis que Gabriel argue que cela fait partie de la construction identitaire. Selon lui, il y a forcément un moment quand on est jeune où on est attiré par les romances sombres et toxiques. J'avale mon verre de champagne sans rien dire. Mes lectures sont beaucoup trop anciennes et classiques pour que je prenne part au débat. Une seconde, je pense à Florestan et me demande si notre histoire pourrait être qualifiée de Dark romance.

Lorsqu'Alicia et Clémentine commencent à donner leur avis à leur tour, je croise le regard d'Irina. Elle semble gênée, ou ne pas réussir à trouver sa place dans ce quatuor. Comme moi, elle reste silencieuse, grignote des morceaux de cake ou trempe des chips triangulaires dans du guacamole. Je finis par céder ma place à Clémentine pour lui permettre d'être plus proche de Gabriel et Lisa, puis m'approche de la jeune femme.

— Toi aussi, tu ne comprends rien à ce qu'il raconte ?

— Je ne lis pas de Dark romance, avoue-t-elle. À vrai dire, je ne lis pas beaucoup. J'ai toujours eu du mal à me concentrer.

Elle m'explique avoir toujours souffert de ce trouble, avant d'être diagnostiquée tardivement pour un TDAH. Je ne connaissais pas ce terme, bien que j'aie eu l'occasion de côtoyer bon nombre de personnes hyperactives en prison. Je garde cette réflexion pour moi et lui demande si elle arrive à composer avec ça au quotidien.

— J'ai trouvé des parades, et je fais du sport aussi. Ça me canalise.

— Tu suis des études ?

— J'ai fait trois ans de STAPS, pour finalement me réorienter sur un BTS diététique. On a eu des cours de nutrition du sport, donc tout n'est pas perdu. Tu fais de la musique, toi, c'est ça ?

— Pas vraiment, c'est plutôt des techniques thérapeutiques et musicales, précisé-je.

— Cool. T'as fait de la musicologie avant du coup ?

— Pas vraiment, j'étais... j'ai un peu erré.

J'élude la question et dérive sur un sujet moins glissant. Le problème, quand vous avez passé six ans de votre vie derrière les barreaux, c'est qu'il y a un trou dans votre CV de vie. Ils ont tous des anecdotes à raconter, des histoires vécues, alors que je reste toujours vague, je parle rarement de moi, je me contente de banalités. Irina m'observe une seconde à travers ses iris hazel, mélange de vert et de marron, qui apportent une petite touche dorée appréciable. Ses cheveux sont tressés en des dizaines de petites tresses terminées par des perles colorées. Elle m'explique avoir eu du mal à s'acclimater à la vie parisienne, notamment à cause de la météo.

— Tu viens d'où ?

— Martigues, c'est à côté de Marseille.

La mention de cette ville me fait aussitôt penser à Milo. J'ignore ce que mon codétenu est devenu, il en avait encore pour quelques années quand je suis parti, et je n'ai pas pensé à lui écrire. Je n'ai écrit à personne d'ailleurs. Ni à lui ni aux autres prisonniers que j'ai côtoyés, ou même à Sylvain, le gardien qui a été si sympathique avec moi. J'avais besoin d'éloigner mes souvenirs de Fleury, je n'ai pas pensé à prendre de leurs nouvelles.

— Eh ! Ça vous dit qu'on sorte ? lance Gabriel. Il est bientôt vingt-trois heures.

— Où ça ? demande Alicia.

— On a qu'à aller sur les Champs, il y a le feu d'artifice.

— Les Champs ? répète Clémentine. Le soir du 31 ? T'es malade. C'est bondé de monde, y a que des gens bourrés là-bas et ça dégénère une fois sur deux après minuit.

— On est déjà un peu saoul, on ne dénotera pas comme ça, ricane Lisa.

— Ne joue pas les rabat-joie, Clem, ça ne te va pas, balance Gabriel.

— Je suis juste prévenante.

— Moi ça me va, déclaré-je. Je n'ai jamais fêté la nouvelle année sur les Champs.

Lisa adhère aussi à l'idée et Irina n'a pas l'air d'avoir d'avis sur le sujet. Malgré les marmonnements de Clémentine, nous enfilons tous nos manteaux et quittons l'appartement, direction les Champs-Élysées. La ligne 1 est bondée à cette heure-ci, les métros sont exceptionnellement ouverts jusqu'à très tard dans la nuit. Quand nous débouchons sur la plus belle avenue du monde, je prends soudain la mesure du nombre.

C'est plus pour le principe qu'autre chose, car notre amie a raison, la foule est dense. Toutefois, l'atmosphère est festive. À cette heure, il y a encore des familles avec des poussettes et des enfants, prêts à entonner le traditionnel « 3, 2, 1, bonne année » qui ouvrira 2025. Lisa glisse un bras sous mien et celui d'Irina. Nous marchons les uns à côté des autres afin de nous trouver un point de vue pour assister au feu d'artifice. Les filles proposent de monter sur l'Arc de Triomphe, mais vu le nombre de personnes qui s'engorgent sous le rond-point de l'étoile, je doute que nous parvenions en haut avant minuit. Des voitures remontent l'allée centrale, la police tente de réguler le trafic et j'aperçois déjà des camions de pompiers.

On finit par trouver un endroit pas trop mal situé, où Lisa grimpe sur un banc en pierre. Je me place juste derrière elle, Irina tient en équilibre sur un pied et Gabriel vient s'aplatir derrière mon dos. Je râle pour la forme, alors qu'Alicia et Clémentine tentent de nous rejoindre en pestant que nous ne leur laissons pas assez de place.

— T'y vois quelque chose, toi ? marmonne Gabriel.

— Un petit bout de la tour Eiffel.

— C'est vraiment nécessaire qu'on soit tous debout sur ce banc ? lance Clémentine.

— C'est pour la convivialité, très chère.

— Aïe ! Tu m'as marché sur le pied ! se plaint Alicia.

— T'avais qu'à rester en bas.

— Si tu continues, je te pousse, Gab.

Ils continuent de se chamailler. Les gens se regroupent les uns sur les autres, l'impatience gagne la foule. L'air est chargé d'excitation. Des centaines de milliers de personnes nous entourent, toutes venues pour célébrer le même événement. Les lumières dorées des décorations de Noël brillent encore au-dessus de nos têtes, elles se reflètent dans les vitrines des boutiques de luxe et les carrosseries des voitures qui passent. L'avenue entière est illuminée d'un tapis de lumière. J'ai chaud, malgré le froid et le vent qui fouette mes joues. Heureusement, la chaleur humaine, l'excitation palpable et l'effervescence me tiennent en alerte. En prison, je regardais toujours le décompte sur la télévision. Nous étions exceptionnellement autorisés à veiller avant l'extinction des feux. Pendant six ans, j'ai coché chaque année une croix dans mon esprit, mon propre décompte jusqu'à la sortie. Ce soir, je suis dehors, prêt à célébrer cette fête, parmi tous ces visages inconnus et ceux de mes amis.

Je jette un coup d'œil sur ma montre, les secondes s'étirent. Soudain, un mouvement parcourt la foule et le décompte commence.

— Dix, neuf, huit, sept...

Je crie ces chiffres avec tout le monde et mon cœur bat plus vite. Je tente surtout de ne pas tomber car Gabriel se presse contre moi, ses bras passés autour de mon cou. Chaque chiffre résonne comme un tambour qui rapproche l'instant où l'année 2024 s'effacera, et où une nouvelle, toute neuve, s'étendra devant nous.

— Trois... deux... un...

Le cri qui suit est immense, un rugissement balaie l'avenue tout entier, alors que les lumières s'éteignent, qu'un feu d'artifice s'élève, que la tour Eiffel se met à clignoter et que nous hurlons tous en chœur :

— BONNE ANNÉE !

Les feux d'artifice éclatent au-dessus de nos têtes, des gerbes de lumière illuminent le ciel noir. Des rires fusent, des applaudissements s'élèvent. Les Champs-Élysées, pour un instant, semblent suspendus hors du temps, unis dans un seul et même souffle d'euphorie collective. Je saute du banc et me retourne vers Gabriel. Il attrape mon visage et m'embrasse à pleine bouche, avant de faire pareil avec Alicia. Clémentine le repousse au moment où il s'approche, et j'éclate de rire, tout en regardant Irina et Lisa s'enlacer.

Dans ma poche, mon portable vibre. Je l'extirpe pour tomber sur des messages envoyés par mes parents. Ils étaient à l'opéra ce soir, pour assister à un ballet. Chacun d'eux m'a rédigé un mot de bonne année, associé d'un texte me souhaitant la réussite, la santé et surtout le bonheur. En général, je trouve ces banalités agaçantes, mais ce soir, elles emplissent mon cœur d'allégresse. Je leur réponds que je les aime et leur souhaite à mon tour une belle année 2025. Je m'apprête à ranger mon portable quand je remarque une notification sur Instagram. Il n'y a qu'une seule personne qui m'écrit ici, en dehors de mes amis, et ils sont avec moi.

Cela ne peut donc être que lui.

Quand j'ouvre l'application, je tombe sur un DM de Florestan. Mon cœur accélère subitement alors que je lis les lignes rédigées.

@Flo_De_Montgascon :

Cher Maël,

Je te souhaite une excellente et heureuse année à venir.

Je propose d'oublier les dernières,

Et de faire table rase du passé.

2025 doit être ton année.

Une année pleine de joie, de réussites, de projets.

Sache que si, en 2025, tu veux passer un peu de temps (ou beaucoup) avec moi,

J'en serai plus que ravi.

(J'adorerai même).

Je t'embrasse.

Flo.

Je lis et relis ce message. J'hésite sur la réponse à apporter, alors que Gabriel hurle dans mes oreilles qu'il a envie de faire la fête jusqu'au bout de la nuit. Finalement, je me contente d'un smiley.

@K550 :

❤️

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