Chapitre 30 - Messe de minuit

Florestan

Il y a bien longtemps que je ne fête plus Noël en famille. Depuis que mon père m'a chassé de chez moi, je reviens chaque année au Refuge. Camille m'a proposé de l'accompagner chez lui, mais j'ai préféré décliner. Il a déjà la gentillesse de partager son appartement avec moi, je ne vais pas en plus m'imposer dans sa famille. Cela fait seulement quelques années qu'il a recommencé à parler aux siens, ils avaient très mal pris l'annonce de son homosexualité et cela a longtemps été tendu entre eux. Je préfère donc éviter de rouvrir le conflit maintenant que les choses se sont apaisées.

De nouveaux résidents sont présents ce soir au Refuge. Des jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans, brisés, perdus, rejetés. Je me suis porté volontaire pour aider à la confection du repas. J'aime l'atmosphère festive et bon enfant qui se dégage de cette association. J'aime la solidarité qu'ils offrent au quotidien. Nous sommes une grande famille, unis par nos histoires, nos difficultés respectives et nous nous soutenons les uns les autres.

Le premier Noël que j'ai passé sans ma mère et mes sœurs, j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J'ai passé la soirée avec mon portable serré entre les mains, dans l'attente d'un message qui n'est jamais arrivé. J'espérais que ma mère prendrait la peine de m'appeler, même si mon père le lui avait interdit. Durant les huit années qui ont suivi, j'ai continué à y croire, mais ce cadeau n'est jamais arrivé. J'ai toujours l'espoir que mes sœurs le feront un jour, quand elles seront majeures et plus sous le joug de notre père.

À l'époque, l'idée qu'elles m'aient gommé définitivement de leur vie m'était insupportable. Cela, plus le fait de savoir Maël en prison, Armand au cimetière, et tous mes autres camarades du lycée, qui continuaient de vivre comme si de rien n'était. J'oscillais entre colère et chagrin, culpabilité et honte. C'est Camille qui est venu me sortir de ma léthargie pour m'emmener vers les autres, et m'obliger à passer un moment agréable. Et c'est ce que je compte faire ce soir, moi aussi.

— Sara refuse de sortir de sa chambre, lance Julie en entrant dans la cuisine. Quelqu'un peut aller la voir ?

Son regard rencontre le mien. Je retire mon tablier.

— Je m'en occupe.

— Tu es un ange. C'est la chambre n°7.

Je quitte la cuisine et traverse la salle du réfectoire, où d'autres bénévoles sont en train d'installer les couverts, aidés par des jeunes hébergés. Je salue quelques-uns que je connais et me dirige vers les escaliers donnant sur l'étage. L'immeuble appartient à l'association qui vit des dons et des subventions d'états. Il existe une vingtaine de dispositifs d'accueil en France et le Refuge fonctionne à la fois grâce aux bénévoles et à une équipe sociale salariées. Je regrette de ne plus avoir le temps de venir aussi souvent qu'avant. J'aimais participer à la ligne d'écoute. Savoir écouter est précieux dans mon métier, et même si mon activité de médecin n'est pas en lien avec ce travail associatif, cela me tenait à cœur.

J'arrive la chambre numéro 7 et frappe pour m'annoncer.

— Sara, c'est Florestan. Ouvre-moi s'il te plaît.

Après quelques secondes, la porte s'ouvre. Une jeune fille à la peau noire, aux cheveux crépus, et vêtue d'un sweat trop grand, s'essuie les yeux tout en s'écartant. Je referme la porte derrière moi et jette un rapide coup d'œil dans la pièce. La période de Noël est propice aux situations d'urgence et elle est arrivée il y a quelques jours seulement. Les gens croient, à tort, que Noël est le plus beau moment de l'année, ils oublient que beaucoup de personnes vivent très mal ce moment familial, surtout quand votre famille vous a rejeté. Sara s'assoit sur son lit, sans rien dire, et tire sur les manches de son sweat.

— Je peux ?

Je désigne une chaise, accolée à un petit bureau donnant sur une fenêtre étroite. Elle hoche la tête. Je la tire et m'assois. Sur la table, je remarque des crayons de couleur et un portrait réalisé au crayon, complètement griffonné de rainures rouges.

— C'est toi ?

Elle renifle et secoue la tête. Parfois, quand on a vécu la même chose qu'une personne, c'est plus facile de faire confiance. Comme elle ne reparle pas, je finis par demander :

— Tu ne veux pas descendre avec les autres ?

— Non.

— C'est dommage. J'ai fait de super cookies pour le dessert.

Un léger sourire s'inscrit sur ses lèvres. Les larmes recommencent à couler sur ses joues. Je lui tends un mouchoir et me lève pour m'asseoir à côté d'elle.

— Tu crois qu'elle me reverra un jour ?

— Qui ? demandé-je doucement.

— Léa, ma copine. Enfin, c'était ma copine avant qu'elle décide subitement qu'elle ne l'était plus, et qu'elle me balance à la gueule qu'elle ne m'avait jamais aimé. Ça faisait un an qu'on était ensemble. Un an ! Comment on peut décider de ne plus aimer quelqu'un comme ça ?

Elle m'explique avoir pleuré pendant des jours. Quand ses parents se sont rendu compte de son état, ils ont cherché à comprendre et elle a parlé d'une relation, d'une histoire d'amour, d'un chagrin. Ils lui ont demandé qui était ce garçon qui la mettait dans cet état, et c'est là qu'elle leur a dit.

— Si tu avais vu leurs têtes, on aurait dit que je n'étais plus leur fille, que je les dégoûtais. J'étais tellement mal. Pendant des jours, ça a été comme ça à la maison. Ils faisaient comme si de rien était et m'adressaient à peine la parole. Et un jour, mon père m'a parlé de ce groupe à la paroisse, ces gens qui pourraient m'écouter et me guider vers la « voie de la rédemption », pour que je retire ce péché qui pullulait.

Elle relève son regard noyé de larmes vers moi et explose :

— MAIS JE NE SUIS PAS MALADE ! JE NE MÉRITAIS PAS LEUR MÉPRIS ! JE N'AI RIEN FAIT DE MAL !

— Non, Sara, tu n'as rien fait de mal, la consolé-je. Ce sont eux qui ne te méritaient pas. Ton orientation sexuelle n'est pas une maladie, c'est la société le problème, toutes ces idées ancrées dans l'esprit des gens, le conservatisme religieux qui appuie sur la croyance que nous devons lutter contre une prétendue tare, mais tu n'as pas à le faire. Tu es une belle personne, tu as le droit d'aimer et ici, c'est ce qu'on va te montrer. On est passé par là nous aussi, on comprend ce que tu vis.

Elle se blottit dans mes bras, pendant que je continue de lui répéter que ça va aller. Peut-être pas ce soir, peut-être pas demain, peut-être pas la semaine prochaine, mais ça finira par aller mieux. Un jour, on comprend que ce n'est pas nous le problème. On finit par accepter que ce sont ces préjugés, accumulés au cours des siècles, toutes ces normes imposées, qui nous conditionnent. L'histoire de Sara me fait cruellement penser à la mienne. J'aimerais croire que nous sommes uniquement deux à avoir subi le rejet, et la crainte d'être envoyé dans des thérapies, prétendument de conversion, qui n'en portent que le nom, mais ce serait mentir. Nous sommes des dizaines, peut-être des centaines, à subir cela chaque année. Je serre encore Sara dans mes bras, puis la repousse délicatement.

— Tu acceptes de venir manger avec nous maintenant ? Histoire de montrer à tous ces intolérants ce que le mot Noël signifie.

Noël, ce ne sont pas juste des cadeaux échangés sous le sapin, des sourires feints, des familles réunies par obligation. Ce n'est pas qu'une fête familiale, religieuse et commerciale, c'est un moment de partage. Un moment de solidarité. Un moment où l'on se réunit pour célébrer l'amour, la bonté, la joie d'être ensemble.

Sara me suit dans la salle à manger. Là-bas nous attendent tous les bénévoles et employés qui se sont portés volontaires pour cette soirée, accompagnés des résidents. Toutes ces vies écorchées, réunies au même endroit. Je guide Sara jusqu'à sa table et m'empresse d'aller rejoindre les bénévoles pour entonner les chants de Noël. Après cela, je passe au service. Nous nous relayons pour pouvoir profiter de la soirée, échanger avec les autres, rire, manger. Quand arrive le dessert, mes cookies font fureur. On est loin des traditions, de la dinde servie par mes parents chaque année, mais on prend du plaisir, et c'est le principal.

Il est onze heures et demie lorsque je quitte les locaux. Je les avais prévenus devoir partir avant minuit. Notre-Dame a réouvert, je n'ai pas eu l'occasion de la voir, et j'ai l'intention de profiter de la messe. Même si la religion catholique est toujours aussi fermée concernant les relations queers, je continue d'entretenir un rapport étroit avec Dieu. J'ose à croire qu'il n'a rien avoir avec cela. La bible nous enseigne que Dieu est amour et même si certains croient que l'homosexualité est un péché, je rejette catégoriquement cette idée. Jésus a été crucifié pour s'être élevé contre les intolérants. Je ne lui ferai pas l'affront de lui tourner le dos, alors qu'Il ne m'a jamais abandonné. L'Église ne m'a pas soutenu, mais Dieu si. Je vis ma foi dans l'intimité, et cela me convient la plupart du temps.

Sauf que ce soir, j'ai besoin d'être avec d'autres croyants. Depuis que j'ai revu Maël, je remets toute ma vie en question. Je ne devrais pas penser autant à lui. Je ne devrais pas voir et revoir son baiser, me repasser le goût de ses lèvres, repenser chaque nuit à nos étreintes au lycée. Pendant des années, je m'en suis voulu, j'ai culpabilité. J'avais fini par apprendre à vivre avec, mais depuis notre conversation, et depuis que nous nous sommes retrouvés dans cette boîte de nuit, tout s'embrouille dans mon esprit. J'ai besoin de confier cela au Ciel. Lui seul saura me guider.

En arrivant à Notre-Dame, la cathédrale est bondée. Forcément, c'est l'une des célébrations les plus importantes de l'année dans un lieu sacré pour tous les chrétiens. Cette messe revêt une importance capitale. Je me frais un chemin entre les uns et les autres, et trouve refuge à côté d'une colonne. L'évêque se tient assez loin de moi, mais le micro permet de porter sa voix. Quand il entame son sermon et ses premières prières, je ferme les yeux, profite de sa voix, répète avec lui « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit ».

Pendant de longues minutes, je ne fais que suivre ses paroles, les mains liées. N'ayant pas pu trouver une place sur un banc, je reste debout et entonne des chants au milieu d'autres croyants. Les voûtes à croisées d'ogives me contemplent depuis leur hauteur, l'immense croix au-dessus de l'autel habille la cathédrale et des bougies éclairent la nef d'une lueur tamisée.

Alors que l'évêque entame un chant liturgique en l'honneur du Christ, accompagné d'une chorale d'enfants, mon regard est attiré par trois personnes, assises au deuxième rang. Ils ont des cheveux blonds, des livres de prières sur les genoux, et le plus jeune, assis sur le côté gauche, porte une chemise à col. Lorsqu'il se relève pour chanter, il tourne brièvement la tête et son regard croise le mien.

J'aimerais croire que la vie est faite de hasard.

Mais j'ai l'impression qu'avec nous, il n'y a que des rendez-vous.

Maël marque une seconde de surprise, avant de sourire. Il jette un coup d'œil autour de lui, puis me fait signe. J'hésite à y aller. Je ne devrais sûrement pas. Il est avec ses parents, c'est gênant de ma part, déplacé. Pourtant, mes pas me portent vers lui. Je me frais un passage entre les bancs et arrive à sa hauteur.

— Qu'est-ce que tu fais là ? chuchote-t-il.

— Comme toi, j'imagine.

Je danse d'un pied sur l'autre, mal à l'aise. Maël me tend son livre de prières pour que je puisse suivre les paroles avec lui. Le chant est en latin, je m'emmêle les pinceaux, car il y a bien longtemps que je n'ai plus pratiqué, et quand nous nous rasseyons, je suis me retrouve au bord du banc, collé contre mon ancien amant.

Trop vite à mon goût, les derniers chants s'éteignent dans la cathédrale. L'évêque énonce ses derniers mots, nous souhaite un bon réveillon et nous répétons tous en chœur « Amen », avant de nous lever. Maël et moi restons assis, pendant que les autres partent communier. Ses parents tournent alors leur regard vers nous. Je baisse la tête, honteux, gêné. Le père de Maël marque une seconde de battement, ses sourcils se froncent, et je crois alors qu'il va m'insulter, mais à la place, il se penche vers son fils. Maël lui répond d'un hochement de tête et ses parents s'éloignent. Nous regardons le défilé des croyants, sans rien dire, assis l'un à côté de l'autre.

Les doigts de Maël tapotent son livre de prières. Mon regard revient constamment vers lui, sur ses yeux bleus comme le ciel, sur ses cheveux blond doré, sur ce petit air angélique, comme ceux des chérubins, qui m'a toujours attiré.

— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? ne puis-je m'empêcher de demander quand il ne reste presque que nous dans la nef.

— Qu'ils m'attendaient dehors, et que si j'avais besoin d'aide, je pouvais crier.

Maël me sourit d'un air amusé. Je me demande si c'est un mensonge ou la vérité, mais comme nous sommes dans la maison de Dieu et que de nous deux, c'est moi le menteur, je choisis de le croire. La menace de son père me rassure presque. Il est normal qu'il s'inquiète pour son fils, je m'étonne même qu'il l'ait laissé avec moi.

Notre tour arrivant, nous nous levons et traversons le couloir entre les bancs pour aller chercher l'hostie. Le prêtre bénit Maël, puis dépose le corps du Christ entre ses mains. Il s'éloigne ensuite pendant que je m'agenouille devant l'évêque de Notre-Dame. Quand je rejoins Maël, il tient une bougie entre ses mains, pas encore allumée. Je l'observe, intrigué. Sa main vient d'elle-même prendre la mienne et il place la bougie entre nos doigts liés.

— C'est pour Armand.

— Il ne le mérite pas, réponds-je aussitôt.

— Non, c'est vrai.

Pourtant, il amène quand même la mèche jusqu'à une autre bougie. Elle s'enflamme et il la dépose à côté de ses homologues, avant de fixer son regard bleu sur celle-ci. La lueur pare ses iris d'ombres.

— Je te pardonne.

Ses mots sortent dans un souffle, comme s'il avait besoin de les évacuer. Maël relève les yeux vers la Sainte Vierge, au-dessus des bougies. Une larme roule sur sa joue quand il se tourne vers moi.

— Je vous pardonne à tous les deux.

— Maël...

— C'est ma décision, alors ne me la fais pas regretter.

Mon cœur se met à battre à vive allure. Comment pourrais-je lui en vouloir de me pardonner ? Nous l'avons blessé, nous l'avons tué à petit feu. Pourtant, il est là, devant moi, auréolé de lumière et il me sourit, plus en paix que je ne l'ai jamais vu. Vivant. Sa main vient se poser sur mon épaule.

— On a qu'une vie Flo, et je compte bien profiter pleinement du temps qu'il me reste.

Il s'éloigne et me laisse seul devant les bougies.

Seul, le cœur battant, mais rempli d'une douce allégresse. 

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