Chapitre 3 - La loi du plus fort


  Cela fait trois jours que Delphine est passée me voir. Depuis, c'est silence radio. J'imagine que je l'ai mérité : c'est moi qui lui ai dit de s'en aller. Ou plutôt, moi qui suis parti. Comme je n'avais rien d'autre à faire, j'ai écrit à mes parents, puis une autre lettre à Lisa. Personne ne m'a répondu. Je sais que cela prend toujours un temps fou, le temps qu'ils contrôlent le courrier et s'assurent que nous n'organisons pas une évasion clandestine ou un trafic quelconque, mais cette attente est interminable. Je commence à croire que les gens censés m'attendre à l'extérieur ne veulent plus de moi, qu'ils ont décidé de m'abandonner. J'extrapole sans doute ; sauf qu'en prison, comme ailleurs, il y a des jours avec et des jours sans.

Aujourd'hui, je suis dans un bad mood.

— T'en fais une de ces têtes ! lance Milo en passant en courant devant moi.

Torse nu, il tente de se maintenir en forme en faisant un footing dans la cour du pénitencier. Ce n'est pas le seul d'ailleurs, d'autres prisonniers effectuent des abdos ou courent.

— Tu devrais venir courir avec moi, m'enjoint-il.

— Pas envie.

— Tu déprimes ?

— Fous moi la paix, Milo. Je n'ai pas envie d'en parler.

J'ai juste besoin de réfléchir. Mes pensées s'évadent vers un scénario improbable, du genre plan d'évasion, super solide, tel un film Marvel. Je pourrais grimper en haut de ses foutus murs et me jeter par-dessus. Quelqu'un me réceptionnera de l'autre côté avec un filet et à moi la liberté.

Évidemment, je sais déjà que c'est impossible, mais j'aime l'idée de m'envisager comme un oiseau ou un super héros. Je planerais au-dessus de la prison, me tirerais loin d'ici. Bon, je serai sûrement abattu avant même d'avoir levé une aile, mais peu importe. Milo suit mon regard. Ses yeux tombent sur le mur d'enceinte, au-dessus duquel se trouvent des fils barbelés. Des types ont déjà tenté de se barrer, l'un d'eux a même réussi il y a quelques années, mais ils avaient des alliés dehors, tout était orchestré et préparé avec soin. Moi, je n'ai rien. À part mes rêves et ces foutus espoirs. Et les espoirs, on sait comment ils se terminent : brisés en mille morceaux.

— J'aime pas quand tu fais ces yeux-là ! Allez, lève-toi et viens courir.

Je n'ai pas le temps de répliquer. Sa poigne s'abat sur mon épaule, il me tire vers lui et je me retrouve bientôt à cracher mes poumons dans la cour, sous les ricanements d'autres prisonniers. Et notamment un. Amir, sa tête de chien galeux, et surtout sa cicatrice sur la tempe qui semble me toiser. En passant devant lui, je ne parviens pas à me retenir de lui offrir mon majeur en guise de bonjour.

D'accord, je cherche les ennuis. C'est vrai. Mais que voulez-vous, je déteste ce gars !

— Pas trop mal à la tête, Hassani ?

— Tu ferais mieux d'éviter te la ramener, Laroche ! J'ai appris des choses très intéressantes sur toi lors de mon séjour à l'hosto.

Je marque un temps d'arrêt et Milo manque de me rentrer dedans. Agacé, le marseillais m'agrippe par le col de mon t-shirt.

— Arrête de le chercher.

Je me dégage de sa poigne et reprends mes tours de piste. La phrase prononcée par Amir continue de me hanter. Qu'a-t-il appris ? Et surtout de qui ? Mes blessures n'étaient pas suffisamment graves pour que je quitte la prison, mais sa commotion cérébrale a nécessité qu'il passe des examens à l'extérieur. Ma famille n'a aucun lien avec le médical, les prisonniers n'ont pas l'occasion d'échanger avec d'autres personnes que les infirmiers et médecins, lors de ces sorties en urgence, et ils sont toujours sous étroite surveillance. Pour autant, la prison n'est pas loin de Paris, et Paris est ma ville de naissance, celle où j'ai fait toutes mes études, celle où j'ai tué. L'affaire a beau remonter à six ans maintenant, peut-être est-il tombé sur quelqu'un qui m'aurait connu ? Mais pourquoi cette personne lui aurait-elle parlé de moi ? Le personnel médical n'est pas autorisé à converser avec des prisonniers, sauf si cela a un lien avec ses blessures.

— PUTAIN !

Milo trébuche, parce que je me suis arrêté en plein milieu de la cour, percuté par une idée qui se fraye un chemin dans mon esprit, qui remonte dans mes pensées et qui souffle : « Florestan voulait être médecin non ? Il t'avait parlé du concours, il répétait à qui voulait l'entendre qu'il serait le futur Jackson Avery, comme dans Grey Anatomy ». Ce qui lui allait bien avec ses yeux clairs, sa peau métissée, ses cheveux bruns et...

Non, c'est impossible. Six années, ça ne suffit pas pour faire de vous un médecin.

— Qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui ? m'engueule Milo. T'es chelou depuis que t'as vu ton avocate ! Elle t'a dit quoi ? Est-ce que tu...

Je ne le laisse pas finir sa phrase et fais demi-tour pour rejoindre Amir. Je n'écoute pas les appels de Milo, je me fiche de ses mises en garde. Il est ici, comme nous autres, pour un bon paquet d'années, et ce n'est pas parce qu'il a le double de mon âge qu'il peut se la jouer Grand Père Sage. Je n'ai peut-être que vingt-deux ans, mais j'ai plus d'expérience que lui dans le milieu carcéral, cela fait six ans que je le pratique. Et là, je vais me faire Amir Hassani et tous ses potes de chambrée.

Quand je me plante face à Amir, il me jette un regard noir. Il est plus grand que moi, d'une tête au moins, mais ses bras plus fins. Si je n'étais qu'un garçon chétif et fluet au lycée, dont les mains n'étaient taillées que pour jouer du piano, je me suis étoffé en prison. On m'a coupé l'accès à la salle de sport depuis cette histoire avec Amir, mais avant cela, j'enchaînais les exercices de musculation.

— Un souci, l'angelot ?

— Qu'est-ce que t'a appris sur moi ?

Je tâche de ne pas laisser mon stress' me gagner, ni mes mains trembler. Rien ne prouve qu'il ait croisé Florestan, cela pourrait être n'importe qui. Cela pourrait même être personne, Amir pourrait mentir, inventer des mensonges justes pour me pousser à réagir. « Ce ne serait pas la première fois », me rappelle mon cerveau. « Il veut seulement lancer des rumeurs ». Mais moi, je ne supporte pas ça. Depuis le lycée, je supporte plus que l'on parle de moi dans mon dos, que l'on chuchote à mon passage, qu'on me fasse croire des choses qui ne sont pas vraies.

« Florestan veut te voir, viens sous le préau. »

L'image de moi, traversant la cour, la sangle de mon sac marquant mon épaule, et de Florestan, sous ce préau, alors qu'il pleuvait, s'immisce dans mes pensées.

Lui. Moi. Nous. Mais surtout eux. Cachés derrière les casiers. Leurs rires. Leurs téléphones. Leurs insultes. Leurs doigts pointés. Les yeux de Florestan, gris d'orage, et cette bouche que j'avais aimé embrasser qui lançait : « Tu me fais pitié ».

— Tu dois bien avoir une petite idée, lance Amir en s'avançant vers moi.

Je reporte mon attention sur ma victime. Sur ce connard d'Hassani que j'ai envie de saisir entre mes paumes et de fracasser. Comme ça, sans raison. Comme cette impulsion qui m'a enjointe de repousser mon bourreau, qui m'a donné le courage de le jeter, une fois pour toute, dans ce foutu escalier où son crâne s'est fendu.

— Qu'est-ce qu'on t'a dit sur moi ? répété-je.

Le sourire d'Amir s'agrandit. Derrière, ses potes ricanent, en écho aux rires de mon passé. Mon cœur martèle ma poitrine, il bat trop fort, et la colère gronde. Amir fait un pas, ses dents se dévoilent en un rictus carnassier.

— Ça te plairait de le savoir, hein ?

Un autre pas. J'avance aussi. J'entends la voix de Milo qui m'appelle, je remarque à peine l'ombre des prisonniers qui se rapprochent, intrigués par notre manège.

— C'est l'histoire d'un gosse de riche venus des beaux quartiers, soi-disant harcelé par ses camarades de classe, et qui un jour, l'a assassiné.

« Soi-disant harcelé ».

Des rumeurs. Des mots. Des blessures ancrées.

Deux ans à subir cela. Deux ans à vomir chaque matin, à supplier mes parents, à me tordre de douleur dans mon lit, à répéter que je ne voulais pas y aller, à passer sur ce pont en me demandant si un jour, j'aurais le courage de sauter. Deux ans...

Comme les deux ans que je pourrais encore tirer ici.

— C'est vrai que ton papa est avocat, Laroche ? continue Amir de sa voix miel.

Autour de moi, les autres ricanent, me pointent du doigt, chuchotent entre eux. Le cercle se rapproche, nous encadre. La colère gronde, enfle, menace d'exploser. Leurs voix se superposent à celles de mon passé. Ma fureur aussi, cette hargne ancrée en moi, qui m'a fait disjoncter, qui m'a poussé au pire.

Qui m'a transformé en assassin.

Le visage d'Amir n'est plus qu'à quelques centimètres, je peux presque sentir son haleine imprégnée de tabac, ses canines sales et jaunes et ses yeux noirs dans lequel je rêve d'enfoncer mes doigts.

— Il ne doit pas être très doué, ton papa, sinon tu ne serais déjà dehors pas vrai ?

— Ferme ta gueule ! craché-je.

— Oh, c'est qu'il mord, le petit ange. Et dis-moi, elles étaient vraies ces rumeurs qui circulaient sur toi, est-ce que...

Je me saisis de son t-shirt, l'empoigne violemment, le tire vers moi. Amir éclate de rire, suivi par ses comparses, suivi par toute la prison. J'entends encore la voix de Milo qui tente de se frayer un chemin dans la foule, j'entends celles des autres qui nous crient de nous battre, j'entends la rage qui bat dans nos cœurs, qui remonte dans nos veines. Cette violence qui nous a tous emmenés ici, cette violence qui...

— Qu'est-ce tu attends pour me frapper, petit pédé ?

Ma tête part en avant. Je frappe violemment son crâne et me jette sur lui, mon poing se fracasse sur son menton et je cogne. Cogne, cogne, cogne. Sous les encouragements des autres. L'adrénaline pulse en moi, je frappe ce connard d'Hassani que je rêve de faire taire à tout jamais pour enfouir ses paroles pleines de venin sous ma rage, pour l'enterrer, pour...

— LAROCHE !

Des sifflements résonnent dans la cour. Les prisonniers applaudissent, tandis que l'on m'empoigne fermement par la taille. Béranger me tire en arrière, mais je me débats pour lui échapper. Telle une anguille, je glisse entre ses bras. Il ne parvient pas à me retenir tandis que les autres hurlent de rire, crient à Amir de se relever, de se défendre, de me frapper. Les gardiens tentent d'apaiser la foule, mais personne n'arrête une foule en colère. Les prisonniers se ruent les uns sur les autres. Je suis à peine remis debout qu'Amir se jette sur moi. La matraque de Béranger le repousse, mais il l'évite, me donne un coup de pied dans l'estomac, puis son poing s'abat dans ma mâchoire. Je crache du sang. Un autre coup part sur le côté, faisant éclater mon nez et la souffrance m'arrache un hurlement. J'ai les doigts plein de sang, la rage au corps. Amir se jette sur moi, je tombe à terre, ma tête s'éclate sur le sol terreux. Je resserre mes cuisses autour de sa taille, agrippe mes mains à son visage, le frappe, mais il est plus fort que moi. Ses poings s'abattent trop vite.

— HASSANI !!! LÂCHE-LE !

Amir n'écoute pas le gardien. Il continue de me frapper, même quand la matraque s'abat sur son dos. Ses doigts glissent sur mon cou, se resserrent sur ma trachée, appuient. Je n'arrive plus à respirer. Des étoiles dansent devant mes yeux. Je cherche à reprendre l'air, mon souffle se coupe, j'agrippe ses mains, pousse.

Rien n'y fait.

Mes forces m'abandonnent.

Les sirènes résonnent dans la prison.

Les coups de matraques pleuvent.

Un autre coup me cueille en plein visage.

Avant de perdre connaissance, une certitude s'impose en moi : « Je ne sortirai jamais d'ici ». Pas vivant, en tout cas.  

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