Chapitre 29 - Parents à perpétuité
Les mots de mon père résonnent dans le silence de l'appartement, étouffent les chants de Noël, font disparaître ce beau moment que nous partagions. Je reste debout, les bras ballants, sans plus faire un seul mouvement. Que suis-je censé répondre à cela ? À mon tour, mes yeux s'embuent. Je n'ai pas envie de pleurer devant eux, je déteste cela, mais là...
— Vous n'avez pas d'autre choix que de m'aimer, c'est ça ? répliqué-je. Tu veux dire que...
— Non, Maël, tu ne m'as pas compris.
Mon père me ramène doucement vers le canapé. Lorsque je m'assois, je détourne le regard, à la recherche d'un point fixe. Je ne voulais pas que nous ayons cette conversation maintenant, j'aurais préféré qu'elle n'arrive jamais. J'aurais aimé pouvoir ravaler ces mots et les enfouir de nouveau. Mais c'est trop tard...
Les joues noyées de larmes, ma mère me tend la main. J'hésite à m'enfuir pour me réfugier dans ma chambre, comme je l'aurais fait adolescent, comme je l'ai fait la première fois que j'ai revu Florestan. À la place, j'inspire de grandes bouffées d'air et prends sur moi. Noël est aussi fait pour cela : partager, se confier, évacuer ce que l'on garde sur le cœur. Ma mère passe ses bras autour de moi.
— On t'aime, c'est ce qu'on essaye de te dire. On t'aime et cela ne changera jamais.
Des larmes roulent sur joues, répandent des traces de maquillages sous ses yeux. Je n'aime pas qu'elle pleure à cause de moi, je déteste cette tristesse qui émane d'elle. Je préfère la voir sourire, siffloter, chantonner, comme elle le fait depuis que je suis rentré à la maison. Je préfère leur faux-semblant, cette impression que tout va bien, même si j'ai conscience que je viens de percer cette bulle de quiétude et de non-dits.
— Même si tu étais réellement un meurtrier, Maël, je t'aimerais toujours, me confie-t-elle. Et c'est comme ça, que tu le veuilles ou non. Tu es mon fils, notre fils, et nous t'aimons. Tu t'en rendras compte un jour, toi aussi, si tu as des enfants. Quand on met quelqu'un au monde, c'est comme si tout le reste s'arrêter. Je ne peux pas cesser de t'aimer.
— Je n'aurais sûrement pas d'enfant.
Dans mon dos, mon père pose la main sur mon épaule et me force à me retourner. Au lieu de la colère que je pensais trouver, je lis de l'inquiétude dans son regard, mais surtout une grande sollicitude.
— Quand tu dis que tu n'auras jamais d'enfant, c'est parce que tu n'en veux pas ou...
— Je suis gay.
Je continue de le fixer, dans l'attente d'une mauvaise réaction qui ne vient pas. Il continue d'enlacer mon épaule en souriant.
— Eh bien, j'ai une bonne nouvelle pour toi, l'adoption existe, ou d'autres méthodes. Bon, bien sûr, il faut surfer sur la légalité, aller à l'étranger, mais tu as la chance d'avoir un père avocat.
— Ne lui mets pas la pression, Clément.
La main de ma mère vient caresser ma joue avec affection. Je n'ai pas honte de ma sexualité, je ne devrais pas me sentir reconnaissant à l'idée qu'ils l'acceptent si aisément, et pourtant, je me sens soulagé. Encore une fois, mes parents me prouvent à quel point ils sont merveilleux.
— Est-ce que tu fréquentes quelqu'un en ce moment ? demande ma mère.
Elle marche sur des œufs, comme si elle craignait une nouvelle explosion. Je lève les yeux en l'air et prends mon air le plus rebelle, tel l'adolescent que je ne suis plus, pour lancer :
— C'est ma vie intime, Maman.
— Oui oui, bien sûr, mon chéri, mais... si un jour tu veux nous présenter quelqu'un, n'hésite pas.
— Je le ferai, promis.
— Et ce garçon, au lycée, celui du procès ?
Je me pince les lèvres et repousse le souvenir de Florestan dans cette salle du tribunal, m'accusant de tous les maux de la terre. Maintenant que je connais la vérité sur les raisons qui l'ont poussé à s'exprimer ainsi, ma colère envers lui s'est apaisée, mais je ne parviens toujours pas à retirer la pointe de douleur dans mon cœur. Surtout quand on connaît la suite de l'histoire. S'il s'était révolté contre son père ce jour-là, s'il n'avait pas eu si peur, peut-être les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ? Cela dit, j'aurais également pu le détromper. Sauf que je suis resté muet, comme durant presque tout le procès, à part quand j'ai avoué n'avoir aucun regret d'avoir tué mon bourreau.
Je suis doué pour me saborder.
— C'était un mensonge, soufflé-je.
— Je le savais.
— Je l'ai revu, vous savez, poursuis-je sans leur laisser le temps de continuer. On a rediscuté de ça, lui et moi, et...
Je m'interromps, à la recherche de mots.
— Je crois que je lui ai pardonné.
— Tu ne devrais pas ! s'insurge ma mère. C'est à cause de lui que tu as été obligé de repousser ce garçon.
« Repousser ».
Toujours ce même euphémisme. Pourtant, j'ai parfois moi-même du mal à savoir si j'ai agi sans avoir conscience de mes actes ce jour-là, ou si une part de moi ne désirait pas qu'il tombe dans ces escaliers et se fracasse sur le sol.
« Tu voulais me voir mort, avoue-le ». Oui, Armand, c'est vrai.
Je secoue la tête. J'aimerais croire qu'il n'y a qu'un seul coupable, mais ils sont si nombreux que cela ne changerait rien de cibler quelqu'un.
— Je veux faire la paix avec cette histoire, j'en ai assez de culpabiliser et d'en vouloir au monde entier. Je ne pourrais pas revenir en arrière alors...
Je ne finis pas ma phrase, mais mes parents semblent comprendre où je veux en venir. Ils se rapprochent pour me serrer dans leurs bras et nous restons un moment à nous câliner, avant que ma mère ne décide qu'il est l'heure de passer au dessert. Elle essuie les larmes sur ses joues et reprend son air de parfaite maîtresse de maison en nous désignant la table. Pendant qu'elle sort la bûche du frigo, j'en profite pour rejoindre mon piano et m'assois sur le tabouret.
— Ça vous embête si je joue ?
— Fais-toi plaisir.
C'est à eux que je veux faire plaisir. J'ai envie de leur jouer un morceau qui me tient à cœur, pour les remercier. J'ouvre le couvercle et pose mes doigts sur le clavier. La seconde suivante, mes doigts glissent sur les touches. J'ai choisi le Nocturne de Chopin, parce que cette partition m'a toujours évoqué Noël. Les notes résonnent dans l'air, remplaçant les chants que nous écoutions jusqu'alors, pour laisser la place à la musique classique. Les lumières du sapin éclairent mes doigts qui courent sur les touches. Ma mère s'approche pour déposer une assiette sur laquelle se trouvent une part de bûche glacée, une clémentine et des papillotes. Je poursuis en souriant et diffuse la mélodie réconfortante dans la pièce, elle emplit nos cœurs d'une douce chaleur. Concentré, je souris lorsqu'elle allume une bougie qui crée une ambiance douce et intime. Mes parents restent à mes côtés, mon père déguste son dessert, les yeux rivés sur mes doigts, tandis que ma mère m'écoute avec attention. Je me laisse emporter, me balance en rythme. Le morceau prend fin beaucoup trop rapidement à mon goût et quand mon père réclame une pièce de Schubert, je la lui offre volontiers.
Ce piano est resté fermé trop longtemps.
Depuis que je me suis remis à jouer, ma mère ne cesse de répéter combien cela lui fait du bien d'entendre de nouveau ma musique. Je serai peut-être un bon thérapeute musical, qui sait. Je me laisse emporter par mes souvenirs heureux, les Noëls que nous passions ensemble à chantonner pendant que je jouais. Une seconde, je m'imagine répondre à la proposition de Florestan, aller au Kremlin-Bicêtre et offrir des activités musicales aux enfants pour leur redonner le sourire. Cela me plairait d'apporter ce genre de bonheur. Lors des cours, nos formateurs nous répètent souvent que la musique peut soigner l'âme, qu'elle touche en plein cœur, et que nous serons amenés à l'utiliser pour dénouer des situations complexes. Je le mesure d'autant plus ce soir, en voyant les traits de ma mère s'apaiser.
Quand les dernières notes s'éteignent, emportées par l'instant, je relève le regard vers ma mère, une idée en tête :
— Et si je t'accompagnais un jour dans l'une de tes écoles ?
Elle marque une seconde de surprise. J'oublie alors que je ne lui ai jamais parlé de ma découverte dans la bibliothèque ni des révélations de Lisa. Elle ne sait pas que je suis au courant pour toutes les activités qu'elle mène, en lien avec la lutte contre le harcèlement scolaire. Sans lui laisser le temps de répondre, je poursuis :
— Nous pourrions composer un livre audio, une sorte de spectacle musicale que tu lirais. Je pourrai jouer du piano, puis nous ferions une sorte de débat ?
Mes yeux fixés dans les siens, j'attends sa réaction, un peu stressé. Comme elle ne réagit pas, je commence à me fustiger intérieurement. C'est une mauvaise idée, je n'aurais pas dû proposer ça. Elle a beau m'avoir rappelé combien elle m'aimait, elle n'a sûrement pas envie de traîner son fils, victime et bourreau à la fois, pour le prendre en exemple auprès de jeunes adolescents, aux prises avec leurs hormones, leurs jeux dangereux, et leurs prétendues blagues. Alors que je crois qu'elle va refuser, et que je m'apprête à lancer qu'elle peut oublier cette proposition absurde, ma mère sourit.
— Ça me plairait beaucoup, Maël. Et je suis honorée que tu me fasses confiance pour ça. Quand j'ai écrit ce livre... eh bien... je voulais m'assurer qu'aucun autre adolescent ne vive la même chose que toi. J'espérais aider, faire réfléchir, sensibiliser.
— Lisa m'a dit que des choses étaient faites dans les écoles désormais.
Ma mère hoche la tête, tout en me tendant mon assiette. J'avale une bouchée pendant qu'elle répond :
— Oui, mais ce n'est pas toujours suffisant, malheureusement. Si tu viens avec moi, qu'on raconte ensemble cette histoire, peut-être que ça aidera à faire évoluer les mentalités ? Les jeunes manquent cruellement d'empathie entre eux, ils ne se rendent pas compte à quels points leurs mots peuvent blesser.
Et tuer.
J'opine, galvanisé par cette nouvelle idée. Ce n'est pas encore l'heure des bonnes résolutions, mais je suis quand même décidé à en prendre. L'année à venir s'ouvrira sur une nouvelle vie, un nouveau Maël, définitivement prêt à aller de l'avant. Un Maël qui a des projets. Je termine ma bûche, assis sur mon tabouret, pendant que mon père déballe des papillotes en lisant des devinettes et blagues cachées dans les emballages dorés.
— J'ai fait le tour du monde tout en restant dans mon coin, qui suis-je ? lance-t-il pour détendre l'atmosphère.
— Un timbre, répond aussitôt ma mère.
— Steph !
J'éclate de rire devant la mine déconfite de mon père, pendant que ma mère explique qu'il la lui fait chaque année. J'en attrape une à mon tour.
— Qu'est-ce qui a des pieds et une tête mais ne bouge pas ?
— Un lit.
— Non mais Steph ! Ce n'est pas possible, là.
J'avoue qu'elle est forte. Nous passons les dix prochaines minutes à toutes les déballer, et ma mère tape dans le mile presque à chaque fois. L'estomac gavé de chocolats, je finis par me laisser tomber sur le canapé, le ventre distendu, les yeux rivés sur le sapin. La soirée n'étant pas finie, mon père attrape nos manteaux et nous enjoint de nous dépêcher si nous ne souhaitons arriver en retard à la messe de minuit. Je serai bien resté à somnoler sur le canapé, mais la perspective d'entendre des chants religieux et de communiquer avec d'autres croyants, à Notre-Dame, me pousse à me lever. Dieu m'a toujours apporté beaucoup de réconfort, et je compte bien lui ouvrir mon cœur ce soir.
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