Chapitre 28 - Joyeux noël
Le soir de Noël arrive beaucoup trop vite à mon goût. J'ai l'impression de ne pas avoir suffisamment profité de cette période festive et regrette déjà le moment où cette effervescence disparaîtra. Aujourd'hui, je suis allé faire mes derniers achats avec Lisa pour fêter le réveillon en famille. Ce sera en vase clos, comme toujours. Ma famille élargie ne s'est toujours pas manifestée. J'aimerais croire que cela ne me fait rien (après tout, cela fait des années que c'est ainsi), mais la vérité, c'est que j'aurais espéré quelque chose. Un mot, un signe. N'importe quoi. Même une insulte, histoire de savoir s'ils m'avaient renié à cause de mon passé de prisonnier, comme si j'étais une tare dans l'arbre généalogique, ou s'ils avaient juste cessé de vouloir me parler. Leur indifférence était la pire des punitions.
— Tu veux bien mettre la table, chéri ?
J'acquiesce et me dirige vers le vaisselier pour sortir la belle vaisselle de mon arrière-grand-mère, tout en faïence. Mon père est en train de servir l'apéritif, il a acheté du champagne, du foie gras, des toasts d'œufs de lompe, et ma mère a ajouté des légumes à tremper pour la touche végétale. Elle est en train de recouvrir la table d'une nappe brodée aux armoiries de la famille de mon père, du temps où les Delaroche possédaient encore une particule. J'observe les deux épées croisées et le « R » floqué au-dessus, tout en déposant l'argenterie. L'appartement scintille, grâce aux lumières du sapin habillé de guirlandes rouges, or et blanches. Tandis que je termine de mettre la table, mon père lance une playlist de Noël. Maria Carrey entonne aussitôt son traditionnel All I want to christmas is You dans l'appartement. L'air embaume la dingue qui cuit au four, avec ses champignons et pommes dauphines. Je salive d'avance.
— Le champagne est servi ! crie mon père, comme si nous étions à l'autre bout de l'appartement.
Je m'empresse de finir la table, puis pars le rejoindre. Il nous tend chacun un verre et nous trinquons en nous souhaitant mutuellement un « Joyeux Noël ». Mon père porte un nœud papillon sur son smoking élégant qu'il a tenu à enfiler ce soir. Ma mère a passé une robe bordeaux en velours. Moi, je me suis contenté de mes habits « classiques » - comme dirait Lisa – un jean et une chemise que j'apprécie porter. J'avale une gorgée de champagne, les bulles pétillent sur ma langue alors que l'on s'assoit.
— Tu veux un toast ? lance ma mère à mon père.
— Avec plaisir. Maël ?
— Je veux bien.
Il me tend un petit pain d'épices au foie gras, surmonté d'une figue et d'une pointe de fleurs de sel. Tout est délicieux et je compte faire honneur à tout ce qui a été préparé. En prison, même si nous avons droit à quelques extras le soir du réveillon, cela n'en reste pas moins des plats préparés, fades et peu ragoûtants. Rien ne vaut un repas préparé avec amour.
— Comment ça va au cabinet ? demande ma mère pour faire la conversation.
Mon père soupire. Les journées sont longues et chargées, surtout en cette période de fin d'année. Clément Laroche travaille dans un cabinet fondé par mon grand-père, un bourreau de travail. C'est là qu'est embauchée Delphine, l'avocate qu'il a dépêchée lorsque j'ai été arrêté et placé en maison d'arrêt, à Fleury, dans l'attente de mon procès. Elle est depuis devenue sa plus proche collaboratrice. En ce moment, ils accueillent aussi un stagiaire, Yohann, dont ils ne cessent de se plaindre.
— Beaucoup de travail, répond mon père. Les dossiers s'entassent, on a dû reporter deux audiences pour des soucis administratifs.
— Le tribunal n'avait pas reçu les papiers ?
— Ou ils les ont perdus. Parfois, je me demande s'ils ne le font pas exprès.
Mon père se plaint souvent de la longueur de traitement du système judiciaire. Les gens croient qu'un procès se joue en quelques heures, alors que c'est souvent le fruit d'une longue préparation. J'en sais quelque chose. J'ai passé six mois en maison d'arrêt avant d'être jugé.
J'écoute mes parents d'une seule oreille. Ce n'est pas que cela ne m'intéresse pas, c'est juste que tout qui concerne la justice me crée des maux d'estomac. Je termine mon verre de champagne et m'en ressers un, bien décidé à éloigner cette conversation. L'alcool est le meilleur allier pour cela.
— Et le petit Simonis ? enchaîne ma mère.
— En attente de procès pour le moment.
Malgré moi, l'adjectif « petit » attire mon attention. Mon père raconte l'histoire d'un gamin de quatorze ans, incarcéré pour avoir racketté plusieurs de ses camarades, et planté un coup de couteau dans l'un d'eux. J'avale un nouveau toast, tout en me faisant la réflexion que certains sujets de discussion devraient être bannis à la table de Noël. Au même titre que la politique, les affaires judiciaires mériteraient de figurer sur la liste noire. Dans le fond, Petit Papa Noëlest presque indécent, a chanté « C'est la belle nuit de Noël », pendant que mon père explique que l'avocat du parti victime est un ponte dans son domaine.
— Ses plaidoiries sont toujours pleines de pathos. Il sait charmer l'auditoire.
— Tu vas trouver une solution, le rassure ma mère.
J'avale un nouveau toast pour faire passer mon malaise. Même s'il n'a pas pu m'éviter la prison, mon père est doué dans ce qu'il faisait. Je ne lui en ai jamais voulu, ni à Delphine, de ne pas avoir pu m'éviter la prison. Au moins, derrière les barreaux, je ne risquais plus de croiser mes harceleurs.
— Il risque combien ? poursuit ma mère.
— Un ou deux ans. Mais avec un peu de chance, nous obtiendrons un sursis. Tout dépendra de son engagement.
Les yeux de mon père croisent les miens. Je mords ma lèvre inférieure et détourne le regard. Cette conversation commence vraiment à me mettre mal à l'aise. J'avale deux toasts et reprends une gorgée de champagne.
— Et si on passait à table ? propose ma mère pour dissiper la tension ambiante.
Mon père se lève le premier. Je récupère les coupes pour les déposer sur la table et prends place face à mes parents. Mon père coupe la dinde - parce que c'est une tâche qui, selon ses dires, demande une grande expertise - tandis que ma mère s'occupe de servir les accompagnements. La conversation s'éloigne enfin du travail pour prendre un tournant plus plaisant. Nous évoquons des films que nous aimerions découvrir (ou redécouvrir) tous ensemble, mes parents me racontent leur dernier voyage, à Venise, et me promettent de m'emmener en Italie. Ils ont le bon ton de ne pas ajouter « une fois que tu pourras sortir de Paris », et évoquent de futurs voyages que nous pourrons faire en famille. Je commence à rêver d'évasion, d'autres pays. C'est peut-être illusoire, comme bon nombre de mes rêves, mais je m'imagine bien parcourir le monde, aller en Australie, travailler comme serveur, louer un van. Peut-être que Lisa voudra m'accompagner ? Ou quelqu'un d'autre ?
Une seconde, je m'imagine partir avec Florestan, avant de chasser cette idée absurde de mon esprit. Ma mère semble s'apercevoir que je suis dans la lune, car elle passe sa main devant mon visage pour me faire réagir.
— Tu rêves ?
— Je m'imaginais faire le tour du monde.
Ma mère et mon père échangent un regard chargé d'émotion, avant qu'elle confie :
— Ton père et moi rêvions de faire cela quand nous étions jeunes, mais je suis tombée enceinte.
— Dis tout de suite que c'est de sa faute pendant que tu y es ! marmonne mon père.
— Je n'ai jamais dit ça, Clément. Je dis seulement que cette grossesse a focalisé notre attention sur une autre aventure. Un bébé, ça change une vie.
— À qui le dis-tu ! Je n'ai jamais compris comment un être aussi minuscule pouvait prendre autant de place.
— C'est à cause des biberons, lancé-je sur le temps de la plaisanterie. Le lait est le péché mignon de tous les enfants et il en faut beaaaaaaucoup.
Nous nous sourions, attendris par ces souvenirs. Ma mère se dresse alors d'un bond, et part chercher l'album photo dans le buffet de l'entrée. Mon père marmonne un « On l'a déjà vu cent fois », auquel j'ajoute que cela fait un moment que je ne l'ai pas feuilleté. Le temps de la digestion, nous rejoignons le canapé. Assis, nous passons d'une page à l'autre, en riant chaque fois que mon père apparaît avec moi dans les bras. Il a toujours l'air maladroit, surtout à ma naissance.
— J'avais peur de te briser à la maternité, se défend-il. Les prématurés, c'est encore plus petit que des nouveau-nés.
— 2 kilos et 100 grammes ! précise ma mère. Tu imagines, c'est le poids d'un gros melon.
— Merci de me traiter de melon, Maman.
— Tu étais si petit entre mes bras. Dès que la sage-femme t'a déposé sur mon ventre, j'ai embrassé ton front en te répétant combien je t'aimais.
Malgré le mélisme de cette déclaration, mon cœur fond en l'imaginant.
— Je ne pouvais pas t'approcher à moins de cent mètres, ricane mon père.
— Ne te moque pas, Clément.
— Ta mère a fondu en larmes quand tu t'es mis à bâiller.
— Il avait les yeux de mon père ! J'étais émue.
Je sais déjà tout cela, mais je la laisse s'épancher. Je n'ai pas connu mon grand-père maternel, il est décédé dans un accident quand ma mère avait douze ans. Il allait au travail à vélo lorsqu'une voiture l'a renversé, laissant derrière lui une veuve et trois enfants.
— Je n'arrivais pas à croire que mon corps avait pu créer un tel miracle. J'ai tant remercié Dieu.
— C'est moi que tu aurais dû remercier, s'insurge mon père.
— Clément ! Ne blasphème pas.
Fier de sa plaisanterie, mon père m'adresse un clin d'œil, tout en tournant les pages de l'album. Je mesure combien mon enfance a été belle, la chance que j'ai eu de grandir dans une famille si unie. Nous vivons peut-être en vase clos, tous les trois, loin du reste de notre famille éparpillée aux quatre coins de la France, mais cela nous a toujours suffi. L'album ne comprend presque que des photos de moi : ma première rentrée en maternelle, mon premier manège à la fête foraine, notre voyage à Copenhague quand j'avais neuf ans, l'été que nous avons passé sur la côte atlantique avec la famille de Lisa lors de nos treize ans.
— Comment ont-ils pu lui faire ça ?
La question de ma mère jette un froid.
Ses yeux s'embuent. Avant même qu'elle ne reprenne la parole, je pressens ce qui va suivre et sens mon estomac se nouer.
— Comment ai-je pu les laisser l'enfermer dans cette prison ! Mon petit garçon.
— Maman...
— Nous aurions dû voir que cela n'allait pas. Nous aurions dû t'aider. Toutes ces fois où tu t'es plaint de maux de ventre et où nous t'avons quand même envoyé au lycée. J'aurais dû voir les signes, j'aurais dû... Si tu savais comme je m'en veux.
J'attrape ses doigts et les serre fort entre les miens en évitant le regard de mon père. Je n'aime pas faire de la peine à ma mère, je déteste cette culpabilité que je ressens, cette impression d'être responsable de leur malheur. Si je n'avais pas réagi en repoussant mon harceleur, si j'avais parlé avant, tout cela aurait pu être évité.
— C'est à cause de ce lycée de malheur, tout est à cause d'eux. Je ne comprends toujours pas pourquoi le proviseur ne nous a pas appelés avant, pourquoi le CPE ne nous a pas prévenus, pourquoi aucun prof ne nous a alertés...
— Stéphanie ! soupire mon père.
— Mais quoi ? s'exclame-t-elle. Quoi ?! Tu n'as rien fait pour lui éviter la prison. Tu l'as laissé se saborder au tribunal alors qu'il ne savait pas ce qu'il disait. Il avait seize ans, il était effrayé. Ça fait six ans que je lutte contre le harcèlement dans les écoles, que je cherche à faire en sorte que ce soit les intimidateurs qui payent, avant que les victimes en arrivent à commettre le même acte que notre fils parce que nous n'avons pas su l'aider. Et toi, qu'est-ce que tu fais ?
— Calme-toi, Steph. Maël est avec nous maintenant.
Les yeux de ma main deviennent noirs de rage, alors qu'elle tend la main vers moi. Je me crispe quand elle se met à hurler sur mon père :
— Mais regarde-le ! Regarde ton fils. Il a l'air d'aller bien ? Tu trouves qu'il va bien ? Il n'aurait jamais dû passer autant d'années en prison. Tu es avocat pénaliste, tu défends des criminels au quotidien. Tu aurais dû le sortir de là avant !
— Des accusés, Stéphanie ! s'exclame-t-il. Pas des criminels. Tout le monde a le droit d'être défendu.
— Alors pourquoi Delphine n'a-t-elle pas réussi à le faire sortir de là plus vite ? Six ans, Clément ! Ils nous l'ont pris durant six ans. Ce n'était pas déjà assez, tout ce qu'il a vécu ? Il a fallu qu'on nous l'enlève, comme si notre enfant était la pire personne au monde alors que nous aurions dû le protéger. Nous n'aurions jamais dû laisser une telle chose arriver. C'est à cause de nous tout ça, nous sommes de mauvais parents. On a abandonné notre enfant.
— OK, stop !
Je me lève d'un bond, le regard brûlant. Je ne veux pas les voir se disputer. C'est Noël. Je veux passer une bonne soirée. Je refuse que mes parents se fassent la guerre et se reprochent des choses qui sont désormais derrière nous. Et surtout, je déteste qu'ils agissent comme si je n'étais pas présent.
— Si vous avez quelque chose à dire, dites-le-moi ! Je n'ai plus seize ans, je suis plus un enfant, mais un adulte. Ce qui est arrivé n'était pas votre faute, c'était la mienne.
— Ne dis pas ça, réplique mon père. Arrête de répéter ça.
— Mais c'est la vérité ! m'écrié-je. Je ne comprends même pas pourquoi vous êtes là, à faire semblant ! À me répéter chaque jour que vous m'aimez, à me faire des sourires, à ne jamais m'engueuler. Putain, vous ne voyez pas ce que j'ai fait ? Comment c'est seulement possible que vous ne m'en ayez jamais voulu ? J'ai tué quelqu'un !
— Maël...
— Laisse-moi finir ! J'ai tué Armand. N'importe quelle personne saine d'esprit m'aurait renié. Regardez notre famille. Ils n'ont même pas appelé, pas envoyé une carte. Cela fait des années qu'ils sont aux abonnés absents, et ne me faites pas croire du contraire. Je ne suis pas stupide. Je le vois. Il n'y a que vous qui soyez restés. Vous et Lisa. Putain, même ses parents ne m'ont pas écrit alors que je passais ma vie chez eux avant et qu'on partait en vacances ensemble. Vous voyez bien que tous ceux qui me connaissaient m'ont tourné le dos, alors pourquoi pas vous ?
— Parce que nous sommes tes parents, balbutie ma mère, la voix noyée par les sanglots.
— Nous sommes tes parents, répète mon père. À perpétuité.
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