Chapitre 21 - Lendemain de soirée
Quand j'émerge le lendemain, ma tête me fait un mal de chien. Une affreuse migraine me défonce le crâne et je me fais la promesse de ne plus jamais boire. Allongé dans le lit de Lisa, dont la tête repose sur mon épaule, je me retourne pour jeter un coup d'œil sur le radio réveil qui affiche déjà onze heures. Lorsque je bouge, Lisa grogne et sa main vient heurter mon visage. Ma vessie est sur le point d'exploser, je m'extirpe donc des draps, groggy et traverse le couloir de l'appartement pour pousser la porte de la minuscule salle de bain. L'espace est réduit au strict minimum. Je me fraye un chemin entre le w.c et la douche, mes pieds pourraient presque entrer dans cette dernière. Une fois soulagé, je retourne dans la chambre. Thibault, le stagiaire à qui ma meilleure amie comptait proposer une place en colocation, lui a fait faux bond. J'espère qu'elle réussira à trouver quelqu'un rapidement pour le remplacer, car le loyer est exorbitant. N'ayant jamais eu à me soucier de l'argent, je ne me rendais pas compte qu'il fallait payer si cher pour vivre à Paris.
Comme je ne sais pas trop quoi faire en attendant que Lisa se réveille, j'attrape mon portable laissé en charge sur la table de chevet et rejoint le salon, où une kitchenette côtoie une table repliée donnant sur un canapé chiné dans lequel je me laisse tomber. Il grince sous mon poids et je sens quelque chose de dur dans mon dos. Quand je glisse ma main, j'extirpe un livre glissé dans la rainure du canapé que je m'empresse de déposer sur la table basse. Malgré l'heure tardive, mes yeux papillonnent et m'arrachent un bâillement. La douleur martèle mon crâne, je n'ai pas pensé à vérifier où Lisa cachait ses antalgiques, mais j'aurais mieux fait de me servir un verre d'eau. La cuisine, pourtant proche, me semble à des kilomètres et je renonce vite à me lever. À la place, je déverrouille mon portable pour lire les deux SMS de mes parents qui me demandent si tout va bien. Je m'empresse de les rassurer et un flash me revient alors.
Moi, au-dessus d'une cuvette souillée, en train d'envoyer un message à la seule personne que je voulais éviter. Histoire de voir s'il s'agit d'un rêve ou si la réalité m'a rattrapé, j'ouvre l'application Instagram. Un DM m'attend. Un petit « 1 » flotte au-dessus d'un pseudo dans mes messages privés, m'arrachant des sueurs froides.
Merde ! Merde ! Merde !
Mes doigts tremblent. J'hésite à lire le message, mais mon pouce clique tout seul.
@Flo_De_ Montgascon
Salut Maël,
Je suis content que tu m'écrives, je n'avais pas ton numéro.
(J'aime beaucoup ton pseudo, au fait !)
Comment vas-tu ?
J'aimerais bien te revoir moi aussi.
Si tu savais comme je m'en veux.
Je travaille tous les jours à l'hôpital, mais je peux me libérer.
Dis-moi où et quand.
Il veut me revoir, lui aussi. Pourquoi, lui aussi ? À quel moment ai-je évoqué le fait que je souhaitais le revoir, moi ? Je relis mon message envoyé hier soir : « J'aimerais qu'on se revoie ». Putain ! Je suis trop con. Vraiment ! Je n'ai aucune envie de l'écouter m'expliquer pourquoi il a fait ce qu'il a fait. Cela ne rattrapera pas ce qu'il s'est passé, cela ne changera rien. Ou peut-être que si ! Je me déteste de lui avoir écrit. Et qu'est-ce que ça veut dire « J'aime beaucoup ton pseudo ». D'où je lui ai demandé de commenter mon pseudonyme. Peut-il me rendre six ans de ma vie ? Peut-il effacer ces maux avec lesquels je vis ? Je ne pense pas.
Tu dois lui pardonner.
Si j'allais encore à l'église, c'est ce que le prêtre me dirait. J'aimais aller à la messe, avant. J'aimais la sérénité du lieu, et malgré les discours conservateurs auxquels je n'adhérais pas, j'appréciais l'idée de faire partie d'un tout et d'être aimé d'une puissance supérieure. Par réflexe, ma main vient se saisir de la croix que je porte autour du cou, celle qui ne m'a jamais quitté et que l'on m'a autorisé à garder en prison. Qu'est-ce que je dois répondre à ce message ? Qu'est-ce que je dois faire ? Qu'est-ce que je veux faire ?
— Chalut !
Je sursaute et lève la tête vers Lisa qui émerge de sa chambre. De gros cernes s'étirent sur son visage, elle baille à s'en décrocher la mâchoire. Ses cheveux, tressés en un enchevêtrement grossier, partent en mèches folles sur le côté.
— T'as une sale gueule ! lance-t-elle.
— Tu t'es pas vue.
Elle ricane, puis se sert un verre d'eau. Je m'affale à moitié dans le canapé.
— Tu m'en sers un aussi ? Avec un cachet pour la tête ?
— J'suis pas ta mère.
Je lui lance un regard de chien battu.
— Steuplaît.
Avec un soupir, elle finit par répondre à mes suppliques. J'avale mon verre avec un plaisir non dissimulé, tout en me pinçant l'arête du nez pour tenter de faire passer la douleur lancinante. Je ferme les yeux et sens la main de Lisa remonter sur mon bras. Lorsque je les rouvre, je remarque son front plissé et son regard rivé sur mon portable, resté allumé.
— Tu parles à Florestan ?
— Non.
Je m'empresse d'éteindre l'application et de faire disparaître le message du crime.
— Il t'a dit quoi ?
— Je ne lui ai pas parlé.
— OK, et il ne t'a pas parlé de quoi ?
— Pas maintenant, Lis' ! J'ai mal au crâne.
Elle lâche un profond soupir. Je répondrais plus tard à Florestan (si je lui réponds).
— Ça te dit d'aller bruncher en ville ?
— Mmm.
— Je prends ça pour un oui.
— J'ai mal à la tête.
— Ça te fera du bien de manger.
Et sur ces mots plein de sagesse, Lisa me tire du canapé pour m'entraîner dans sa chambre. Maudit soit-elle. Au moins en prison, on me laissait dépérir dans mon coin quand je broyais du noir. Les amis sont les pires plaies de l'humanité. J'enfile mes vêtements de la veille et profite qu'elle soit elle-même en train de se vêtir pour me débarbouiller. Ma tronche fait peur à voir, et pas seulement parce que le maquillage sur mes paupières a coulé. Je ne boirais plus jamais une goutte d'alcool, une fois m'a suffi. Lisa me succède dans la salle de bain, puis nous quittons l'appartement pour rejoindre un petit restaurant qu'elle connaît.
Il s'agit de Jozi Brunch, situé près du Panthéon. En arrivant à proximité du lieu, je me crispe, et lui rappelle que je ne dois pas aller au-delà du monument. La zone autour du lycée Henri IV m'est interdite, et je n'ai aucune envie d'être ramené de force en prison. Lisa opine, tout en poussant la porte du petit établissement joliment décoré où elle semble avoir ses habitudes. Un serveur vient aussitôt la saluer, puis nous entraîne vers l'une des seules tables encore disponibles.
— Ça t'a plus hier soir ? demande-t-elle une fois nos commandes effectuées.
Ma migraine s'éloigne progressivement, l'environnement redevient plus clair, ce qui me permet de répondre sans marmonner de douleurs.
— Mouais...
— Cache ta joie.
— C'était très bien.
Je continue de me masser le front. Je n'ai pas souvenir de l'heure à laquelle nous sommes rentrés, ni du trajet effectué. ll devait être quatre ou cinq heures du matin. Après avoir avalé une nouvelle bière, je suis retourné danser. Je n'ai pas recroisé Gabriel, hormis de loin, mais j'ai vu que Lisa passait un bon moment avec Miss-inconnue. Après les avoir observés un moment, j'ai fini par me lever pour retourner danser. Le reste est trop flou dans mes souvenirs, mais les courbatures de mon corps me prouvent que j'ai certainement abusé du dancefloor.
— Tu vas revoir...
Je suspends ma question, n'arrivant pas à me souvenir du prénom de sa rencontre nocturne.
— Irina ? Peut-être. Elle m'a filé son numéro en partant.
— Super.
— Et toi, avec Gabriel ?
Je hausse les épaules. Le serveur choisit ce moment pour nous rapporter nos plats. Un croissant chaud jambon-comté me sourit dans mon assiette. Lisa a opté pour une formule continentale, avec des œufs pochés et du fromage, accompagné de pain aux céréales. Manger termine de me réveiller, je ne m'étais pas rendu compte que j'avais si faim avant que mon ventre ne se mette à gargouiller bruyamment.
— Je ne pense pas, finis-je par répondre.
— Il ne te plaît pas ?
« C'est moi qui ne lui plais pas assez », pensé-je. Cependant, comme je ne veux pas faire ma drama queen, je me plonge dans ma dégustation et prétends ne pas être intéressé. J'ai dansé avec d'autres hommes hier soir, je me souviens de l'un d'eux, au regard sombre, mais de rien d'autre. Lisa rit en me racontant avoir dû me traîner dans les rues car je ne marchais plus droit.
— J'espère que t'as première soirée étudiante t'as plus.
J'acquiesce. J'ai conscience des efforts qu'elle déploie pour que je me sente bien et retrouve une vie normale. Je la conforte donc dans l'idée que j'ai passé l'une des meilleures soirées de ma vie. Objectivement, c'est vrai. J'ai apprécié chanter, danser, même boire et m'enivrer, d'être pleinement dans l'instant et de vivre comme tout le monde.
— Tu sais, Maël, à propos de Florestan...
Pourquoi faut-il toujours qu'il revienne sur le tapis ? J'avale mon croissant qui croustille sous mes dents, tout en sentant des pierres s'accumuler dans mon estomac.
— Je sais que tu ne veux pas en parler, et je suis très mal placée pour t'inciter à le faire.
— Oui, en effet ! rétorqué-je avec plus de virulent que je ne l'aurais voulu. Tu ne t'es pas fait harceler durant deux ans à cause de son mensonge.
Elle ne réplique pas et je ronge mon frein en mâchonnant mon jambon. Je n'aime pas être en colère contre Lisa, je n'aime pas réagir ainsi, mais cette blessure n'a jamais cicatrisé. C'est moins le harcèlement que sa trahison qui me fait mal. Cette souffrance incompréhensible. Ces « pourquoi » qui restent dans mon esprit qui ne peut pas juste supporter l'idée qu'il se soit comporté comme un connard manipulateur.
— Je ne compte pas prendre la défense de Florestan, reprend Lisa calmement. C'est toi mon ami, toi qui m'importes. Je ne te dis pas de le revoir pour lui pardonner, je dis seulement que tu as besoin d'entendre sa version des faits.
« Il m'a forcé à l'embrasser, je n'ai jamais voulu ça, je l'ai laissé faire une fois et puis, cela ne s'est pas arrêté, parce que je n'osais pas dire non, parce qu'il insistait, parce qu'il me faisait de la peine ». Existe-t-il une autre version que celle-ci ?
— Et s'il n'y avait pas d'autres versions que celle qu'il a donné ?
Je crois que c'est ce qui me fait le plus peur. Qu'il ait réellement pensé ce qu'il disait. Ses mots n'avaient aucun sens pour moi, mais je ne les ai pas oubliés. Comment aurais-je pu ? Durant des années, je n'ai pas cessé de me demander si j'avais tout inventé dans mon esprit. Notre histoire n'était-elle qu'une construction que je m'étais imaginé ? Durant des mois, je suis resté persuadé que j'étais le problème. Au tribunal, il avait l'air si sûr de lui. Son père l'accompagnait, son avocat le soutenait. Il n'a jamais regardé dans ma direction, il a seulement répété la rumeur que mes harceleurs avaient lancé sur les réseaux sociaux. D'autres ont été convoqués à la barre, mes anciens bourreaux ont tous parlés. Ils se sont excusés, ont reconnu avoir été trop loin dans leurs propos, mais pas lui. Pas Florestan.
Comment suis-je censé vivre avec ça ?
— Je suis persuadée qu'il y a autre chose, reprend Lisa.
Peut-être.
— Je ne peux pas me mettre à ta place, je peux t'écouter, te soutenir, comme je l'ai toujours fait, mais je ne peux pas prendre des décisions pour toi. Tu as le droit de haïr Flo. Moi, je l'ai détesté, durant des mois, des années. J'ai refusé de lui adresser la parole, de répondre à ses tentatives d'approches et ce n'est que récemment que je l'ai laissé faire, parce que j'avais besoin de comprendre, moi aussi. Je ne sortais pas avec Flo, mais je l'appréciais au collège, on était pote, et... je ne sais pas... son attitude n'avait pas de sens. Vous vous aimiez tellement.
— Ne dis pas ça. Quand on aime quelqu'un, on ne prétend pas qu'il nous a forcé à l'embrasser ! On ne répète pas ça devant un tribunal. On ne...
— Je sais, Maël, je sais. Mais tu sais aussi bien que moi que ce n'est pas si simple que ça dans la vie. Je ne défends pas Florestan, absolument pas, mais je me dis... je me dis qu'il était jeune, influençable, qu'il s'est peut-être laissé entraîner par Armand, et puis, tout s'est enchaîné. Ta mère le dit lors de ses interventions scolaires, le harcèlement est un phénomène de groupe, ce n'est pas par réel volonté de nuire, c'est juste...
— ARRÊTE !
Je frappe la table avec le plat de ma main et Lisa sursaute. La colère enfle en moi, je la sens gagner mes poumons, comprimer ma poitrine, se répandre dans tout mon être. J'ai envie de frapper, de hurler, de me jeter sur Lisa comme je me suis jeté sur Amir ou de provoquer le premier venu. En prison, j'aurais réglé cette histoire à coup de poings, parce qu'on ne s'exprime pas sur ses sentiments là-bas, on les enfouie, puis tout explose.
Autour, plusieurs personnes se tournent vers nous. Je fais disparaître ma main sous la table et tente de me calmer en remontant la gamme.
—- Pardon ! m'excusé-je. C'est juste difficile.
— Je ne veux pas te mettre en colère.
Lisa est la gentillesse incarnée, je suis conscient qu'elle n'a pas de volonté de me nuire, je suis seulement à fleur de peau. Peut-être ne s'agissait-il que d'un effet domino, peut-être que Florestan n'a jamais été malintentionné. Mais je trouve ça injuste, trop facile. Mes harceleurs n'auraient été que des petits cons qui voulaient jouer et qui se sont influencés ? J'aurais tué Armand pour un jeu ?
— J'entends encore sa voix tu sais, murmuré-je. À Armand. J'entends toujours ses insultes. Il n'y a pas un jour qui passe sans que je ne me souvienne de lui, sans qu'il ne me rappelle combien je suis minable. Sans que les autres me suivent de leurs regards invisibles, dans tous les gestes du quotidien. Sans que je ne me souvienne des mots prononcés par Florestan. Sans que je me sente minable.
— Oh, Maël. Ne dis pas ça, ce n'est pas vrai.
— Je sais ! m'exclamé-je. Je sais, mais j'y crois. J'y crois parce qu'ils me l'ont répété des centaines, des milliers de fois. J'y crois parce que même si j'étais vic... même si j'étais leur cible, c'est moi qu'on a enfermé, c'est moi qui ai payé. Armand méritait de crever, je maintiens ce que j'ai dit au tribunal ce jour-là, mais j'aurais aimé que ce ne soit pas moi qui le tue. Et j'aurais aimé que sa mort mette fin à tout cela, pas qu'elle m'enferme dans mon esprit, une prison dont je ne peux pas sortir.
Lisa ne répond pas, elle me laisse déverser ma colère, m'observe tandis que les larmes se mettent à couler sur ma joue. J'en ai marre de pleurer, j'en ai vraiment marre. Pourquoi faut-il que tout se déverse au pire moment ? Pourquoi n'ai-je pas le droit d'être heureux, comme tout le monde ? Un simple étudiant insouciant. Ma meilleure amie me tend un mouchoir pour que j'essuie mon visage. Je la remercie tout en évitant le sien.
—Flo m'a tout pris... Et je ne comprends pas comment il a pu jeter notre amour en pâture à ces... à tout le monde... Je n'ai pas inventé ce qu'il s'est passé... on s'aimait... je l'aimais.
— Je sais, Maël, dit-elle en prenant ma main, et c'est pour cette raison que tu dois le revoir. Il faut que tu lui dises ce que tu as sur le cœur, que tu lui hurles ta colère au visage si tu en as besoin et que tu obtiennes ses explications.
On croirait entendre Mme O'Brien. J'ai d'ailleurs rendez-vous avec elle demain. Un rendez-vous dont je me passerai bien, puisqu'à chaque fois que j'en ressors, j'ai l'impression d'être passé sous un rouleau compresseur. Je change de morceau pour pianoter un air de Schubert.
— Écris-lui, s'il-te-plaît. Règle cette histoire une fois pour toute.
Lisa a raison, je le sais. Et malgré mes désaccords intérieurs, malgré mon esprit qui me hurle de me protéger, mes doigts tapotent sur l'écran du téléphone.
Une réponse simple. Expéditive.
@K550 :
OK.
Mercredi, 17h au café Rostand.
Je l'envoie avant de le regretter. Lisa tend sa main par-dessus la table et son sourire vient réveiller le mien. Je sais qu'elle ne veut que mon bien.
— Et si t'as besoin de quelqu'un pour t'aider à lui casser la gueule, appelle-moi.
J'éclate de rire. Lisa a toujours les mots pour dédramatiser une situation. Je prends note de son soutien, et demande au serveur de nous emmener la carte des desserts. J'en profite pour commander une montagne de pancakes au sirop d'érable. J'ai besoin de sucre pour surmonter ce qu'il m'attend.
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