Chapitre 20 - L'enchanteur


À l'intérieur, l'ambiance est à la fête. Je suis aussitôt happé par les couleurs arc-en-ciel projetées sur les murs. Nous nous dirigeons vers le comptoir et commandons cinq mojitos, avant de nous trouver une table. La musique braye dans les hauts parleurs, mais cela ne me gêne pas. L'endroit me plaît bien, il est richement décoré et je repère très vite des couples gays, me sentant à ma place pour la première fois de ma vie.

— Vous voulez faire un karaoké ? demande Gabriel en criant pour se faire entendre.

— Pourquoi pas ! répond Lisa sur le même ton.

Alicia se penche et m'explique que le karaoké se trouve au sous-sol. Elle sort son portable et passe en revue les titres que nous pourrions interpréter pendant que Lisa et Clémentine partent récupérer nos cocktails. À leur retour, nous trinquons tous ensemble et Alicia en profite pour voler un baiser à sa copine pendant que Gabriel fait semblant de vomir. Clémentine lui répond par son majeur.

— Vous êtes ensemble depuis longtemps ? crie Lisa.

— Six mois, répondent-elles d'une même voix.

— Et vous ?

Les yeux de Gabriel passent de moi à Lisa. Je manque de m'étouffer avec mon verre et ma meilleure amie tapote mon dos pour faire passer ma quinte de toux.

— On n'est pas ensemble, précise-t-elle. Meilleurs amis d'enfance.

Elle me plante un baiser sur la joue et m'ébouriffe les cheveux comme lorsque nous avions dix ans. Je lui tire la langue, bon joueur. Gabriel continue de m'observer, je sens son regard sur moi, de plus en plus intense, et même si je n'ai jamais été dragué par aucun autre garçon que Florestan, ce genre de regard ne trompe pas.

— Cool.

Les lèvres de Gabriel s'étirent en un sourire. Dois-je y voir un sous-entendu ? J'aspire une grande gorgée de mojito. L'alcool se répand dans mes veines, me réchauffe. C'est la première fois que je bois du rhum et le goût me tire une grimace. Cela ne me plaît pas, heureusement, la menthe et le sucre permettent de faire passer le tout. J'en essayerai un autre tout à l'heure. Alicia prétend que le Sex and the Beach est le meilleur cocktail, là où ma meilleure amie affirme qu'il s'agit du Blue Lagoon. Je me fais la promesse de tous les tester. Je crois que j'ai besoin de boire pour oublier. De lâcher prise. De mettre de côté tout ce qui m'est arrivé ces dernières années, le temps d'une soirée.

De juste vivre.

Nous continuons de discuter, mais la musique nous oblige à élever la voix et nous parvenons difficilement à passer par-dessus. Finalement, les filles nous entraînent au sous-sol. À peine sommes-nous arrivés que Lisa se précipite vers le DJ chargé de passer les chansons dont les paroles sont projetées sur un écran géant. Je la vois murmurer à l'oreille de l'homme qui doit avoir une trentaine d'années. Il porte un casque sur les oreilles, sa peau brune est recouverte de paillettes dorées. Son regard croise le mien lorsqu'il hoche la tête. J'ai un mauvais pressentiment.

Quelques secondes plus tard, il annonce :

— Nous accueillons maintenant sur scène Maël et Lisa avec Love Story de Taylor Swift.

Ma meilleure amie se précipite vers moi. Je n'ai pas le temps de rouspéter qu'elle m'entraîne déjà sur scène en m'expliquant avoir choisi un titre de 2008 pour que je sois capable de me souvenir des paroles. Je lève les yeux au ciel. Je n'ai pas disparu pendant tant de temps que cela. Le DJ nous tend des micros. Lisa n'a même pas besoin de se tourner vers les paroles qui s'affichent qu'elle commence déjà à chanter. J'ai beau connaître cette chanson par cœur, je rate le coche et reste comme un benêt à la contempler pendant qu'elle s'égosille. Sa joie fait plaisir à voir.

We were both young when I first saw you

I close my eyes and the flashback starts

I'm standin' there

On a balcony in summer air

Lisa a toujours eu une très belle voix et j'aime l'écouter. Je ne suis pas sûr que me joindre à elle soit une très bonne idée, je risque de gâcher la prestation. En tout cas, j'adore cette chanson, ce que les paroles dégagent, les images qu'elle véhicule. Ma meilleure se rapproche de moi, glisse son bras sous le mien et, tout en me regardant dans les yeux, chante :

That you were Romeo, you were throwin' pebbles

And my daddy said, "Stay away from Juliet"

And I was cryin' on the staircase

Beggin' you, "Please don't go, " and I said

Je comprends que c'est à mon tour de chanter alors je prends la suite. Les souvenirs de cette chanson, que nous hurlions dans des micros invisibles, debout sur son lit, me reviennent en mémoire. Elle, moi, nous deux à treize ans, des rêves plein la tête, des étoiles plein les yeux, à nous imaginer à un concert, au stade de France, à l'Arena ou ailleurs, face à notre idole.

Romeo, take me somewhere we can be alone

I'll be waiting, all there's left to do is run

You'll be the prince and I'll be the princess

It's a love story, baby, just say "Yes"

Nous reprenons ensemble. Les minutes défilent. Les lumières clignotent au plafond. La chanson finit par s'arrêter et avant que je n'aie eu le temps de descendre de scène, Clémentine et Gabriel nous rejoignent pour une autre chanson. Nous en enchaînons trois autres, toujours des titres de Taylor Swift qui semble faire l'unanimité du public. On nous siffle, on nous applaudit. Quand je retourne m'asseoir, Gabriel me tend un nouveau cocktail. Le sien est bleu, le mien se compose d'un fond orangé. J'avale sans trop savoir ce que je bois, galvanisé par ma prestation et la musique. Je ne comprends qu'à moitié ce qu'il me raconte, mais je sens parfaitement sa main posée sur ma cuisse. Cela ne me gêne pas, bien au contraire. Il y a tellement d'années que personne ne m'a touché ainsi, que je n'ai plus senti la caresse d'une peau sous la mienne, le désir dans le regard de quelqu'un. Lorsqu'il dépose un baiser sur ma joue, je le lui rends.

Lisa choisit ce moment pour proposer que l'on change de lieu pour poursuivre la soirée. Il est plus de minuit passé, des étudiants commencent à quitter le bar pour se diriger vers d'autres endroits. Je tangue dans la rue, mais Gabriel passe son bras sous le mien pendant que les filles chantent à tue-tête des airs de Taylor Swift. Je me sens bien, léger. J'ai l'impression de revivre, de respirer de nouveau. Clémentine nous conduit dans un endroit où ils ont l'habitude d'aller tous les trois. Nous faisons la queue une bonne vingtaine de minutes avant de nous engouffrer dans l'espace étroit et surchauffé. La musique est assourdissante, la lumière tamisée, d'un rouge bordeaux. J'extirpe ma toute nouvelle carte bancaire de ma poche et propose de payer la première tournée.

Nous récupérons des pintes de bière et trouvons un recoin dans le fond de la boîte. Des couples se forment, des amis dansent, les corps se meuvent. J'observe ce ballet, des étoiles plein les yeux. Lisa s'amuse à former des binômes, un tel avec un tel, lui avec elle, elle avec elle, lui avec lui. Alicia et Clémentine finissent par se lever pour aller danser. Main dans la main, elles rejoignent la piste de danse et déambulent sur des sons mêlant techno et pop. Je ne connais pas les titres. Depuis que la soirée a débuté, à part ces vieux tubes de karaoké, je ne reconnais rien, mais cela m'importe peu. Je profite juste de l'instant, de la musique, de mon cœur qui palpite et bat en rythme avec les basses.

— Tu viens danser ? crie Gabriel dans mon oreille.

Sa main glisse sur ma cuisse. Je hoche la tête et me lève à sa suite. Nous nous retrouvons face à face et je me laisse vite gagner par le rythme, mon corps s'agite sans logique. L'alcool me donne l'énergie dont j'ai besoin, je me sens flotté, je n'ai plus peur de rien. Quand les mains de Gabriel se posent sur mes hanches, qu'il rapproche son corps du mien, que ses doigts glissent le long de mes reins, je me colle contre lui. La danse se fait plus lascive. Avec Florestan, je dansais aussi. Sur des musiques classiques, chez lui ou chez moi, quand nos parents n'étaient pas là, à l'abri des regards. L'histoire a beau n'avoir duré quatre mois, elle demeure fermement dans mon esprit, comme ancré au fer blanc. Je tente de la repousser en me rapprochant de Gabriel. Mes bras passent par-dessus sa nuque, s'enroulent autour de son cou, mes lèvres se rapprochent des siens. Je sens son désir contre mon bas-ventre et frémit. J'ai envie de me perdre dans les bras de quelqu'un. J'ai envie qu'il me désire.

Florestan et moi n'avons fait l'amour qu'une fois.

Ma seule et unique fois.

J'aimerais savoir ce que cela fait de me fondre dans le corps d'un autre. J'aimerais que l'on me prouve qu'il n'y a pas que des connards sur terre et des gens qui vous brisent. J'aimerais pouvoir me noyer dans le désir, sans crainte pour mon cœur. Je ne connais pas cet homme qui me fait face. Gabriel est sympathique, mais je ne cherche rien de plus qu'une nuit, un plan cul, une étreinte. Lorsque ses lèvres trouvent les miennes, mon corps frissonne d'excitation. Je me serre contre lui, laisse sa langue pénétrer ma bouche, lui rend son baiser avec passion.

— Tu veux qu'on aille autre part ? chuchoté-je à son oreille.

— Autre part ?

— Oui...

Son regard pétille. Je reviens l'embrasser, accentuant la pression sur son bas-ventre pour lui montrer mon désir. Peu m'importe où nous nous trouvons, je veux qu'il me calme les ardeurs de mon corps. Ses doigts glissent sur ma joue. Je m'attends à ce qu'il m'entraîne dans un recoin pour se faire plus entreprenant, mais à la place, il me répond :

— On en reparle tout à l'heure, OK ?

Sa réponse me fait l'effet d'une douche froide. Il ne pense sans doute pas à mal, mais tout à coup, le malaise me gagne et je me sens rejeté. Je me décolle de son corps, fais deux pas en arrière et m'en vais.

« Il ne veut pas de toi, tu le dégoûtes, rien n'est appréciable chez toi, ils te rejetteront toujours sale pédale, va crever, saute d'un pont, tu ferais mieux de... »

— Arrêtez !

J'agrippe ma tête avec mes mains, me précipite aux toilettes, bouscule plusieurs personnes au passage, entre dans une cabine. Des graffitis sont notés partout, des numéros de téléphone, des insultes. Je me penche sur la cuvette et vomis ma bière, puis tout l'alcool ingurgité. Je n'aurais pas dû boire autant, je ne suis qu'une sous-merde, ils me l'ont suffisamment répété. Personne ne me désirera jamais vraiment, la preuve, Gabriel n'a même pas assez envie de moi. Je pose ma main sur ma bouche et tente de retenir mes pleurs. À la place, j'extirpe mon portable de ma poche et l'observe. Cette bombe à retardement, cette arme numérique. J'ai soudain envie de le jeter dans la cuvette, mais mes doigts font une tout autre chose.

J'ouvre l'application Instagram, j'entre le pseudonyme de @Flo_de_Montgascon et j'attends. J'attends quoi, ça je ne sais pas, mais mon doigt reste un moment suspendu dans le vide, avant de cliquer sur le logo de la messagerie. La page des DM s'affiche et avant de changer d'avis, avant de retrouver mes esprits, j'écris des mots que je regretterai sans doute le lendemain :

@K550 :

Salut, c'est Maël.

Tu te souviens de moi ?

Le connard que t'as accusé (à tort !) de t'avoir embrassé.

J'ai passé six ans en prison à cause de toi.

Je te hais.

Et pourtant, je pense toujours à toi.

Ça me tue. Ça me rend fou.

Je suis sorti de prison.

J'aimerais qu'on se revoie.

Enfin non, je n'en ai aucune envie, mais Lisa dit que je devrais.

Bref, réponds-moi.

PS : Je suis bourré, fais pas gaffe à mon message.

J'envoie. L'instant suivant, je m'en veux. Mais quel con ! Quel con ! Pourquoi j'ai écrit ça ? Qu'est-ce qu'il va penser ? J'essaye de l'effacer, mais n'y parviens pas. La conversation est bloquée. Je m'agace, frappe contre la porte. Merde, merde, merde !

En désespoir de cause, je me relève pour retourner dans la pièce surchauffée. Au loin, j'avise Lisa, en train de danser avec une fille. Je m'immisce dans son duo, glisse mes mains sur ses reins, plante un baiser sur sa joue. Elle se retourne en souriante, vient m'embrasser sur la bouche dans un smack, puis me crie à l'oreille :

— J'te présente Irina, elle est canon, non ?

La fille a la même peau métissée que Florestan, et cela m'agace immédiatement. Cela dit, elle ne m'a rien fait, elle, et elle semble plaire à ma meilleure amie.

— Pas mal, oui, répond-je à son oreille.

Conscient que ma mauvaise humeur ne fera que générer des énergies négatives, je la laisse danser avec sa rencontre d'un soir et retourne m'installer sur la banquette après avoir commandé une nouvelle bière. Gabriel m'observe de loin, je vois ses lèvres murmurer un « ça va ? » auquel je réponds d'un hochement de tête.

Ça va toujours bien avec moi.

Pourquoi cela n'irait pas ?


Nous étions jeune la première fois que je t'ai vu / Je ferme mes yeux / Et les Flashback commencent / Je me tiens debout ici / Sur un balcon dans l'air d'été

Que tu étais Roméo, tu me lançais des cailloux / Et mon père a dit reste loin de Juliette / Et j'ai pleuré dans l'escalier / Te suppliant de ne pas partir, et j'ai dit

Roméo emmène-moi quelque part où on pourrait être seuls / J'attendrai et il ne nous restera plus qu'à courir / Tu seras le prince et je serai la princesse / C'est une histoire d'amour bébé, dis juste oui

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