Chapitre 2 - Remise de peine


Maître Delphine Constantin s'occupe de mon dossier depuis mon incarcération. C'est une amie de mes parents, ou plutôt, de mon père. Avocat de profession, il aurait pu me défendre lorsque j'ai été arrêté, mais par respect pour le Code de déontologie, lié à sa profession, il a dû confier mon histoire à sa consœur. Je n'avais jamais rencontré Delphine avant qu'elle n'entre dans le bureau du commissaire de police avec ma mère, le jour où j'ai repoussé Armand. Je n'oublierai jamais l'expression de cette dernière quand ses yeux se sont posés sur moi. Un mélange de peur et de désespoir. Après une seconde à me fixer sans bouger, ma mère avait traversé la pièce pour me serrer contre elle en répétant :

— Mon petit garçon, mon bébé, mon chéri ! Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi ?

Tout cela le visage baigné de larmes, les mains tremblantes, pendant que moi, je la fixais, muet. J'étais une coquille vide, sans âme, sans cœur, sans émotion, sans rien. Jusqu'à mon procès, c'est dans cet état de léthargie que j'avais évolué. J'assistais à ma déchéance sans rien dire, je laissais les adultes s'occuper de tout, incapable de parler, incapable d'expliquer, incapable de raconter. Heureusement, je n'en avais pas eu besoin. Il a suffi que la police interroge mes camarades de classe, mes enseignants, qu'ils appellent le lycée, qu'ils fouillent mon portable et tombent sur mes réseaux sociaux, où des tas d'insultes s'accumulaient.

« Suceur de bite »

« On va te saigner »

« Sale pédale, tu mérites de crever ! »

« Va te jeter sous un pont ».

J'aimerais dire qu'une seule personne me les envoyer, mais si Armand Le Brillac a été le plus virulent de mes agresseurs, il est loin d'être le seul à m'avoir insulté. Maximilien, Paul-Émile, Amanda et d'autres encore ont bien encouragé. Au fond, il n'était pas le pire, il était juste celui que je voyais le plus. Celui qui entraînait les autres qui, poussés par leur meneur, n'étaient pas en reste pour liker, partager, rire, se moquer, chuchoter dans les couloirs quand ils me voyaient, cracher sur mes vêtements, mimer des fellations sur mon passage, m'enfermer dans les vestiaires pour noyer mes habits – et moi avec -, et me rappeler combien je ne valais rien.

Tout cela pour rire. Rire. Rire.

— Bonjour, Maël.

Escorté par l'un des surveillants pénitentiaires qui ne s'embarrasse jamais de paroles inutiles, j'attends que le gardien retire les menottes qui lient mes poignets, puis me masse la peau avant de tirer une chaise pour m'asseoir. Comme toujours, Delphine est tirée à quatre épingles, dans son tailleur noir et blanc, ses cheveux relevés en un chignon d'où ne dépasse aucune mèche. Assise face à moi, elle tapote son dossier de ses ongles manucurés, l'air soucieux. Je ne peux m'empêcher d'y voir un mauvais signe.

— Le juge a refusé ?

Autant crever l'abcès, je n'ai pas envie de me faire de faux espoir. Delphine tique, sa bouche part sur le côté droit, ses sourcils se froncent. Je prends cela pour un « oui ». J'aimerais croire que cela ne me fait rien, mais c'est faux. Je sens des pierres s'agglutiner dans mon estomac à l'endroit où l'espoir s'enfuit. C'est traître, l'espoir, mauvais. Usant aussi. Ça vous fait croire que vous pouvez vous en sortir, et quand on vous dit finalement « non », c'est presque pire. Je déteste avoir de l'espoir et pourtant, je m'accroche à cela depuis des années. L'espoir de liberté, l'espoir d'une remise de peine, l'espoir de revoir la lumière du soleil, autrement que derrière des murs gris.

— Il ne s'est pas encore prononcé, finit-elle par avouer.

— Donc, c'est non.

Je tapote la table de mes doigts rongés, pianotant l'Ave Maria de Schubert, dans un vieux réflexe. Dieu, comme le piano me manque. Impossible de jouer ici. Comme dormir, la musique est un luxe dont nous n'avons pas droit. Mes morceaux, je les joue dans mes pensées, en souvenir de ces heures passées à apprendre le solfège et parfaire ma maîtrise de l'instrument. Je rêvais d'être professeur de musique. J'aurais voulu m'inscrire en musicologie et au conservatoire.

Mais je ne dois pas y penser. Cet avenir a disparu le jour où j'ai poussé Armand dans les escaliers.

— Sois patient.

Je serre les dents. Patient, je l'ai été. Cela fait six ans que j'attends. De toute façon, ce n'est pas comme si je pouvais faire autre chose de mes journées. En dehors des sorties dans la cour de la prison, des repas et des heures à s'alanguir devant la télévision, au milieu des autres détenus qui cherchent à vous voler, vous frapper, vous racketter, voire vous planter, il n'y a pas grand-chose à faire. Il y a bien une salle polyvalente, où l'on peut s'inscrire pour des activités, mais l'administration pénitentiaire est une institution pauvre, disposant de faibles budgets (on ne va quand même pas filer du fric à tous ces criminels !). La plupart des moyens sont alloués à la sécurité. La seule chose qui me permet de passer le temps, c'est la lecture. L'association « Lire, c'est la vie » a implanté une bibliothèque dans la prison et on peut même s'inscrire pour participer à sa gestion. J'y allais souvent, avant. Mais c'est dernier temps, j'ai perdu le goût de lire. J'ai perdu le goût de tout, à vrai dire.

— Même si tu n'as pas de remise de peine, tu sortiras, me rappelle Delphine. Ce ne sera peut-être pas le mois prochain, mais bientôt, tu seras libre.

Autant dire l'éternité.

Je sais que j'ai fait le plus difficile. Je sais que j'aurais pu prendre davantage que cette peine « allégée » en raison de mes « circonstances atténuantes ». Surtout que je n'ai exprimé ni remords ni culpabilité face aux jurés. La plaidoirie de Delphine a eu beau les émouvoir aux larmes, il n'empêche quand un imbécile – c'est-à-dire moi – clame au juge « Si c'était à refaire, je le referai », cela ne joue pas en sa faveur. Mais je maintiens que je ne regrette pas. Armand m'avait poussé à bout, il m'insultait tous les jours, il m'avait plusieurs fois répété d'aller me suicider, parce que je le « dégoûtais ». Je n'en pouvais plus, c'était devenu insupportable. Ce jour-là, j'ai disjoncté. Alors oui, il ne m'avait jamais touché, lui. Certains pensent que j'ai réagi dans l'excès. Armand n'a toujours usé que de mots contre moi. Des mots, devenus des pics à glace, plus violents que n'importe quel coup.

Les blessures physiques disparaissent, mais celles de l'âme s'impriment à tout jamais.

— Maël ?

Je continue de pianoter sur la table devant moi pour repousser Armand. Cet enfoiré s'accroche, malgré toutes ces années. Et parfois, au milieu de son souvenir, un autre visage apparaît. Des yeux gris clair, des cheveux bouclés, une peau métissée, des lèvres fines et mouillées, la caresse d'une main sur ma joue froide, des mots murmurés à mon oreille : « Je t'aime, Maël ». Moi aussi, je t'aimais, Florestan. Et pourtant, tu as été le premier à m'assassiner à petit feu, le jour où tu m'as balancé à Armand.

— Maël ! répète Delphine pour la troisième fois.

Je relève la tête vers elle. Je ne dois pas penser à Armand ni à Florestan ni à aucune autre personne du lycée. C'est du passé tout cela, je dois aller de l'avant. Mais je ne veux pas attendre deux ans. Je veux sortir d'ici, retrouver le goût de la liberté, la caresse du vent, l'odeur des croissants chauds de la boulangerie, mon piano.

— Je veux sortir d'ici, répété-je tout haut.

— Je sais. Je ne vais pas te lâcher, d'accord ?! Je vais téléphoner au juge cet après-midi, mais après l'incident du mois dernier, tu...

— Ce connard d'Amir m'a cherché ! m'écrié-je. Tu aurais préféré que je reste sans réagir ? Tu sais ce qu'il m'aurait fait si je n'avais pas répliqué ?

Mes mains tremblent, mon ton se fait plus dur, plus violent. Encadré de ses trois acolytes qui le suivent comme de bons petits toutous obéissants, il m'est tombé dessus dans la douche et m'a plaqué contre le mur. J'avais le choix entre le laisser me tripoter, voire me violer, pour qu'il me rappelle « ce qu'est un vrai mec » - selon ses dires – ou de répliquer. Alors oui, on s'est battu. Oui, je l'ai frappé. Oui, il m'a frappé aussi, mais je suis assez fier d'avoir réussi à l'envoyer au tapis avant que les deux autres me cognent. J'ai eu une côte cassée, quelques bleus, Amir s'en est tiré avec une commotion cérébrale. C'est la dure loi de la prison. Soit, tu es le plus fort, soit tu es un faible. Il n'y a pas de demi-mesure.

Et ici, le viol est une arme de soumission.

Aucune personne ne sait que je suis homosexuel – je ne suis pas con au point de le crier sous tous les toits -, mais la plupart des mecs sont enfermés pour pas mal d'années, en manque de cul, et ils n'hésitent pas à faire de vous ce qu'ils veulent. J'en ai entendu plusieurs hurler dans les douches, et le pire, c'est que les surveillants laissent faire. Ce ne sont pas les gardiens qui font la loi, ce sont les détenus comme Amir.

— Je sais que tu t'es défendu, soupire Delphine, je l'ai expliqué au juge.

— Mais ?

— Mais cela m'aurait arrangé que tu sois exemplaire ! Parce que là...

— Oui, je sais ! Ça fait tache dans mon dossier. Comme de tuer Armand, quelle incroyable connerie ! Ce mec m'a volé mon adolescence, puis m'a pris six années de ma vie. C'était lui le connard, mais c'est moi qui...

— J'ai compris, Maël ! me coupe-t-elle. Calme-toi, d'accord ? Je vais trouver une solution. En attendant, tâche de te tenir à carreau.

Je reprends mon morceau imaginaire. Je me tiendrais à carreau si Amir ne vient pas me chercher des noises, ou n'importe quelle autre personne. Delphine se met à tourner les pages de son dossier, puis me demande comment je vais. Mes yeux se perdent dans le vague, je mets quelques secondes à réagir. La plupart des gens répondent simplement « ça va », et je suis de cette team, la plupart du temps. Notamment face à mes parents, que je ne veux pas inquiéter. La seule personne à qui je dis la vérité sur mes états d'âme, c'est Lisa, mais elle n'a pas répondu à ma dernière lettre, et les jours sont devenus des mois. Je ne comprends vraiment pas pourquoi elle a arrêté de m'écrire.

— Ça va, finis-je par déclarer.

De toute façon, quelle autre réponse puis-je donner ? Est-ce que si je menace de me suicider, on va me sortir plus vite de ce trou à rat ? Rien n'est moins sûr.

— Deux ans, Maël. Si je n'arrive pas à te sortir de là avant, tu n'as plus que deux ans à tenir.

Elle a raison.

Sauf qu'après six ans enfermés dans cette prison, je n'arrive plus à supporter l'idée d'y rester, même un jour de plus. J'ai fait tout ce que je pouvais pour tenir, mais là, je n'en peux plus. Je me penche vers Delphine à la fin de mon morceau silencieux.

— Dis au juge que si je ne suis pas libre dans un mois, je me pends dans ma cellule.

— Maël ! s'exclame-t-elle.

Je continue de la fixer, très sérieux.

« Sale pédale »

« Tu mérites de crever ! »

« Va te jeter sous un pont ».

« Va te pendre ».

Ce n'est pas facile de se suicider en prison, mais pas impossible non plus. On nous retire tous les objets tranchants, mais j'ai entendu des détenus parler d'une façon de s'étouffer avec ses draps, en les entourant autour de son cou, avant de tourner sur soi-même jusqu'à cesser de respirer. Un auto-étranglement, en quelque sorte. Je pourrai le faire. J'ai parfois songé à mettre fin à mes jours, mais chaque fois, le désir de liberté m'a retenu. Je veux sortir et retrouver ma vie d'avant. Et surtout, je veux retrouver Florestan. Me confronter à lui. Comprendre pourquoi il a fait ça.

— Trouve une solution ! déclaré-je en me relevant. Ou sinon, ne reviens pas.

Sur ces mots, je m'avance vers la porte et frappe trois coups, pour rappeler le gardien. Je n'ai plus rien à dire à Maître Constantin. Si elle n'est pas capable de me libérer, je me démerderai seul. 

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