Chapitre 19 - Le Marais
Après avoir fait les magasins et nous être préparés durant des heures (j'avais oublié combien ma meilleure amie peut être lente), nous décidons d'aller manger un morceau dans le quartier du Marais, avant notre virée nocturne. S'il y a bien un lieu où j'ai toujours voulu aller, et où je n'ai jamais eu l'occasion de mettre les pieds, c'est bien celui-ci. À l'époque, notre professeur d'Histoire nous avait expliqué que l'endroit tenait son nom d'une ancienne zone marécageuse et qu'il recelait parmi les plus beaux trésors du patrimoine parisien. Si, à ses yeux, le Marais était avant tout réputé pour sa place des Vosges et ses hôtels particuliers, pour moi, il signifiait bien plus que cela. Je m'étais promis d'y aller un jour, sans avoir eu le temps de le faire. Mes bourreaux m'avaient convaincu que mon homosexualité était une tare dont je devais avoir honte. Ado, je n'avais jamais osé franchir l'Ile de la cité et ensuite, on m'avait enfermé.
Heureusement, Lisa, toujours bonne à me sortir de mes travers et m'éloigner de mes idées noires, semble décider à ce que je rattrape le temps perdu en une seule nuit. Si le Marais est un lieu rempli de bobos parisiens – selon l'expression de ma meilleure amie - c'est avant tout l'endroit où l'on compte le plus de bars, restaurants et clubs gay. La communauté LGBTQ+ y a établi ses quartiers dans les années 1950 et n'a cessé de se revendiquer depuis, à coup de drapeaux arc-en-ciel. Quand nous arrivons, la nuit est déjà tombée. Mes parents se sont montrés ravis à l'idée que je sorte ce soir - dans un ton que je trouve toujours trop enjoué -, même si je ne leur ai pas indiqué clairement ma destination. Ce n'est pas que j'en ai honte, cela fait juste partie de toutes ces choses que nous taisons entre nous. Ma sexualité est un non-dit, que tout le monde connaît, sans jamais en parler.
— Ça ne t'embête pas de sortir dans une boîte gay ? demandé-je lorsque nous arrivons dans le quartier.
—- Absolument pas, j'adore cet endroit. Et qui te dit que je suis hétéro d'ailleurs ?
— Tu ne l'es pas ?
Elle hausse les épaules et m'offre un grand sourire.
— Je m'interroge, c'est tout. Je n'ai pas envie de me mettre de barrière.
— Je comprends.
Même si moi, je ne me vois pas sortir avec une femme. Cela a toujours été ainsi, mais Lisa a raison. Si au lieu de d'exiger que la société soit hétérosexuelle, on expliquait aux gens qu'ils ont le temps pour se trouver et qu'il convient surtout de s'interroger, le monde s'en porterait sans doute mieux.
— Tu viens souvent ?
— Quelquefois. L'avantage des lieux queer, c'est que c'est plutôt safe. Enfin, t'as toujours quelques relous, mais beaucoup moins que dans les boîtes classiques où les mecs ne peuvent pas s'empêcher de te relooker le cul.
Je prends note de l'information, même si je ne serai pas contre l'idée de rencontrer quelqu'un ce soir. J'ai besoin d'oublier Florestan et de m'amuser. Cette soirée a intérêt à être à la hauteur, j'ai six ans de vie à rattraper.
— Regarde !
Lisa tend le doigt en direction de la devanture d'une boulangerie arborant des brioches en forme de pénis. Ces pâtisseries phalliques ont quelque chose d'à la fois gênant et terriblement attirant. Lisa promet que nous reviendrons en manger un après-midi pour le goûter. En attendant, nous finissons par atteindre le bistrot qu'elle a repéré sur internet, dont la devanture affiche des cactus. À l'intérieur, j'aperçois des tableaux représentant des hommes exhibant des plantes grasses et piquantes devant eux. Le côté atypique et décalé me plaît aussitôt. Une seconde, j'imagine le même décor, dans la cellule étroite que je partageais avec Milo. Nul doute que cela aurait fait réagir Béranger.
Un serveur vient nous proposer une table en terrasse. Malgré le petit air frais, nous apprécions de pouvoir nous y installer. Je commande un burger, Lisa des frites et un avocado toast. Depuis que je suis sorti de prison, je mange comme dix. Le serveur s'éloigne pendant que Lisa passe une main dans ses cheveux et les relève pour les nouer. Elle a passé une demi-heure à les lisser, et voilà qu'ils la dérangent. Je le lui fais remarquer et elle me plante un coup dans le tibia en échange. Ce soir, ma meilleure amie porte une robe noire moulante qui lui va à ravir. Moi, un pantalon beige, surmonté d'une chemise bleu marine qui - selon elle - fait ressortir le clair de mes iris. Lisa a toujours eu un sens inné de l'esthétique, là où j'ai des difficultés à associer les couleurs entre elles.
— Ça te va bien le maquillage ! commente-t-elle en pointant mon visage du doigt. Par contre, t'as un cil, là !
Elle se penche vers moi et retire quelque chose sous mon œil. Je la laisse faire, pendant que d'autres viennent s'installer. Lisa m'a mis des paillettes sur le dessus des paupières et un trait de crayon noir. Ce n'est pas la première fois que je la laisse faire des essais maquillage sur moi, mais c'est la première fois que je sors ainsi. Cela me plaît, mais j'ai toujours peur d'être moqué. Je n'aurais jamais osé au lycée (surtout pas devant Armand et ses sbires). Je repousse mes bourreaux et les retranche loin dans mon esprit, pendant que Lisa s'assure que son maquillage n'a pas coulé sur mon visage.
Sur la table à côté, deux filles et un mec viennent s'installer. Le regard de ce dernier se porte vers nous une seconde et quand il croise le mien, mon cœur s'emballe. Je rougis et me détourne, gêné. Durant quelques secondes, je sens qu'il continue de m'observer discrètement et prend l'air désintéressé pendant que le serveur nous ramène nos plats et que Lisa me raconte une anecdote de l'université.
— Je te jure, relous le type ! s'exclame-t-elle tout en trempant sa frite dans la sauce de mon burger. Et il a eu le culot de me foutre un 08. Alors que j'avais fait TOUT le boulot.
— Pas cool.
— C'est d'Iskanazi dont tu parles ?
Lisa et moi tournons la tête d'un même mouvement vers la table d'à côté. Le jeune homme, dont je remarque seulement maintenant les mèches bleues et les taches de rousseur sur son nez, nous sourit pendant que l'une des filles lui donne un coup dans le ventre.
— Ça ne se fait pas d'interrompre les gens.
— Ni d'espionner les conversations, ajoute l'autre fille.
— Je demandais juste si c'était le prof de littérature comparé dont tu parlais ?
Lisa confirme d'un hochement de tête.
— Fac de lettres ? demande-t-elle en retour.
— Lettres et histoire, précise-t-il, à la Sorbonne.
Il se râcle la gorge et tend sa main.
— Gabriel.
— Lisa. Et le beau gosse, là, c'est Maël.
Je pique un fard et tente de disparaître dans mon burger. Les deux femmes se présentent à leur tour : Alicia et Clémentine. J'aperçois leurs mains liées et me demande si elles sont ensemble. Quand Alicia dépose un baiser sur la bouche de son amie, le doute s'éloigne. Ils proposent que l'on rapproche nos tables et on se retrouve à discuter tous ensemble. Gabriel est en deuxième année de licence, Alicia et Clémentine entament leur licence, l'une à Science Po Paris, l'autre en arts appliqués.
— Et vous ?
— Master 2 d'enseignement.
Tous les regards convergent vers moi. Je ne parviens pas à formuler une réponse, Lisa vient à mon secours et déclare :
— Année sabbatique. Il réfléchit. Maël est du genre artiste torturé.
— Ah oui ? s'amuse Gabriel.
Je rougis encore plus fort. Foutue peau blanche, je déteste quand mes émotions s'impriment sur mon visage.
— Le terme d'artiste est un tantinet exagéré, répond-je pour faire passer mon trouble.
Lisa me fait les gros yeux et je lui rends la même expression en échange. Pour être un artiste, encore faudrait-il que je sois capable de rejouer du piano, autrement que sur mes cuisses ou sur des tables. Quant à mon avenir professionnel, j'en ai de nouveau parlé avec mon conseiller en réinsertion. Il m'a proposé plusieurs formations, mais aucune ne m'intéresse. La musicologie reste dans un coin de ma tête et refuse de me quitter.
— Vous sortez, après ? demande Alicia.
— Oui ! répond aussitôt Lisa.
— Vous savez où ? enchaîne sa copine.
— Je pensais aller à l'Enchanteur. On verra pour l'after.
Apparemment, le lieu déclenche un vif intérêt, puisque les trois autres confirment avoir également l'intention de s'y rendre. Si je comprends bien, il y a un karaoké et le programme musical est plutôt sympa. Nous terminons nos plats et décidons de partir en sautant le dessert. De toute façon, ce n'est pas ce qui nous intéresse le plus. Nous quittons donc l'établissement pour nous diriger vers le second. Lisa discute avec Alicia et Clémentine, pendant que Gabriel se rapproche de moi.
— Première fois dans le quartier ?
Il a beau être jeune, il dégage beaucoup plus d'assurance que je n'en ai.
— Ça se voit tant que ça ?
— Oui, mais t'inquiète, ça va bien se passer. Je suis un habitué des lieux.
Il me sourit et je me détends instantanément. Nous bifurquons dans une rue et nous retrouvons face à la devanture de l'Enchanteur. La musique imprègne déjà les lieux, des gens s'entassent à l'intérieur du bar. Des jeunes étudiants sortent avec des verres de cocktail à la main, certains fument à l'extérieur. Alicia ouvre la porte et s'écarte pour nous laisser entrer. Je m'engouffre, le cœur battant.
La soirée ne fait que commencer.
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