Chapitre 17 - Fuite


  J'ai toujours été doué pour prendre la fuite. Déjà au lycée, j'étais passé maître dans l'art de m'enfuir en courant, bien que courir ne m'ait jamais permis d'échapper à mon esprit. Je remonte le boulevard Saint-Michel, la rue Soufflot et les escaliers de mon immeuble, quatre à quatre, pour rejoindre l'appartement. Quand j'arrive, je suis soulagé de ne pas trouver ma mère. Elle a dû sortir pour l'une de ses rencontres littéraires, ou pour écrire dans un café, et tant mieux. Je n'aurais pas pu lui parler ni expliquer ce qu'il m'arrive.

Durant toutes ces années en prison, je me suis borné à museler mes émotions, le plus profondément. Rien ne m'atteignait, j'étais une coquille vide. Sauf que depuis que je suis dehors, tout me revient à la gueule.

Revoir Florestan fait tout chavirer.

Mon cœur, mon corps, mon âme.

Je tombe sur le sol, mon dos contre la porte d'entrée et enserre mes bras autour de mes genoux. Mon cœur bat comme un tambour en furie, une cadence frénétique et inarrêtable. Son tumulte déchire le calme de l'appartement. J'ai l'impression de me désintégrer, de saigner de toute part, que l'on me roue de coups. Mes mains tremblent, l'air me manque et la pression dans ma poitrine est insoutenable. Chaque inspiration est une épreuve et les larmes roulent sur mes joues à n'en plus finir. Mes pensées tournent en spirale, mes peurs se heurtent à mes souvenirs, s'entrechoquent.

Je n'ai aucun avenir.

Je n'aurais jamais dû sortir.

J'aurais dû crever à la place d'Armand ce jour-là.

« Oh oui, tu le méritais Laroche, je te l'ai dit plus d'une fois. C'est injuste que ce soit moi qui ai perdu la vie. Tu aurais dû sauter de ce pont ou sous cette voiture ».

Mes angoisses m'étouffent, la crise secoue mon corps. Je pleure, à n'en plus finir. J'expulse toutes ces larmes contenues en moi, qui n'ont jamais pu sortir. J'ai mal au ventre, j'ai mal au cœur, j'ai mal à l'âme.

Je me traîne à quatre pattes jusqu'à la salle de bain, ouvre la cuvette et déverse dans les toilettes tout ce que contient mon estomac. Sandwich, granola, bile. Mes sanglots redoublent d'intensité, je ne parviens plus à respirer. La douleur est partout, elle se propage dans tout mon être.

Je finis par m'allonger sur le sol, le regard rivé au plafond, sur les arabesques dessinées sur les moulures. Les sons extérieurs me parviennent déformés, l'environnement visuel est flou et confus. Au loin, j'entends une sirène de pompier qui me rappelle ce jour maudit où ils ont débarqué au lycée. L'alarme est stridente, insupportable. Je me sens enfermé, plus que je ne l'ai jamais été, dans cette prison qu'est devenu mon esprit. Les murs sont faits de mes propres peurs.

Et au milieu de cette tempête déchaînée, un souvenir émerge.

Florestan s'avance vers moi, ses beaux yeux gris plongés dans les miens. Mes parents ne sont pas là, je lui ai dit de passer. Nous sommes assis sur mon lit, sa bouche se rapproche de la mienne, l'effleure, puis nos lèvres se rejoignent. Je ferme les yeux pour profiter de l'instant, laisse les papillons dans mon ventre s'installer. Quand je rouvre les paupières, son sourire m'éblouit.

— Je crois que je suis amoureux, lui confié-je.

— Si tu es amoureux, qu'est-ce que je suis moi ?

Il revient m'embrasser, ses bras m'enlacent. Il s'allonge sur le dos et je me couche sur son torse. La vie ne m'a jamais semblé plus belle, plus reposante qu'en cet instant. Avant d'être avec lui, j'ignorais ce que le mot « aimer » signifiait vraiment.

Quand j'émerge de mon souvenir, la pression sur mon cœur a diminué, la réalité reprend forme, la tempête intérieure se calme. J'ignore combien de temps s'est écoulé, mais j'ai l'impression d'avoir été passé sous un rouleau compresseur. Tout mon corps me fait mal et une affreuse migraine perce mon crâne. Je me redresse en m'appuyant sur la cuvette des w.c. et tire la chasse pour retirer les immondices qui recouvrent le fond. Quand je rencontre mon regard dans le miroir, je me fais peur. Des cernes marquent mes yeux rougis d'avoir trop pleuré, la sueur a collé mes cheveux sur mon front. Je passe de l'eau sur mon visage, pour effacer les cauchemars et renvoyer cette crise d'angoisse loin de moi, puis tends la main pour ouvrir le placard à pharmacie, au-dessus du lavabo. Plusieurs boîtes de médicaments s'alignent, parmi lesquelles se trouvent des anxiolytiques et antidépresseurs. J'hésite à en récupérer, ce serait si simple de m'abrutir avec des cachets, comme l'a fait ma mère ces dernières années. Je finis par attraper des antalgiques, en avale un et rejoins le salon.

Je m'affale dans le canapé, mon portable à la main. Rouvrir l'application Instagram me démange, et durant plusieurs minutes, je m'efforce de repousser cette envie qui m'assaille. Comme elle devient de plus en plus forte, j'opte pour la seule et unique solution à ma portée. J'envoie un message à Lisa, telle une bouteille à la mer.

Maël :

J'ai vu Flo.

Ça va pas.

Aussitôt mon message envoyé, je le regrette. Je ne devrais pas déranger Lisa avec ça, je devrais être capable de faire comme si de rien n'était. J'ai revu Florestan, mais cela ne change rien. Il appartient au passé, je n'ai toujours pas l'intention de le revoir. J'attends la réponse de ma meilleure amie, mais elle ne vient pas. Ma main droite pianote un air de Mozart sur l'accoudoir du canapé pendant que la gauche remonte l'historique de mes messages. Cela fait une semaine que je suis sorti de prison, peu de personnes m'ont écrit. Mes parents, Lisa. Personne d'autre. Ni mes grands-parents, ni mes oncles et tantes, ou bien mes cousins. Ils n'ont jamais cherché à me recontacter et je ne me vois pas leur envoyer : « Eh, salut ! Je suis sorti de prison, donc si vous voulez qu'on se voie, faites-moi signe ! ». Non, vraiment.

Lisa ne répond toujours pas. Je ne sais pas quoi faire de mon temps, je tourne en rond, et la tentation me ronge. Ce n'est pas une bonne idée, je ne dois pas faire ça. Je me suis promis de ne plus retourner sur les réseaux, plus jamais. Pourtant, après plusieurs minutes à tergiverser, je finis par télécharger l'application. D'autres sont apparues en six ans, Lisa m'a parlé de Tiktok, Snapchat, WhatsApp, d'autres noms obscurs que je n'ai pas compris. Je préfère me diriger vers celle que je connais, même si j'évite Facebook où tout a commencé. Je me crée un profil à partir d'un pseudonyme à la con et me fais la promesse de ne rien poster. J'ai juste besoin de voir ce que les autres sont devenus, où ils en sont dans leur vie, s'ils sont heureux, alors qu'ils ont détruit la mienne.

Jean-Pierre, Paul-Émile, Amanda, Marie-Sophie, Maximilien, Corentin.

Je ne les retrouve pas tous. Certains comptes sont privés, mais la plupart sont libres d'accès. Durant plus d'une demi-heure, je scrolle sans pouvoir m'en empêcher, j'erre d'ancien camarade en camarade, enfonce plus profondément la pique dans ma poitrine. Paul-Émile a une copine, il fait des études de mathématiques, est parti trois fois au Japon. Maximilien et Corentin vivent en coloc'. Je ne trouve pas trace d'Amanda, mais je tombe sur un profil livresque, où Marie-Sophie réalise des chroniques. Je m'abonne au compte de Lisa, souris devant ses photos : sa famille, ses amis, ses sorties. Tous ces instants où je n'étais pas là, cette vie étudiante dont j'étais exclue.

Et de fil en aiguille, de compte en compte, je finis par atterrir sur celui que je ne cherchais pas (ou peut-être que si) : @Flo_de_Montgascon. Son compte est privé, impossible d'avoir accès à ses photos, il ne me montre rien de lui. J'en suis presque déçu. Agacé par mon comportement, je balance mon téléphone sur le canapé et me couche sur les coussins, le regard braqué sur la bibliothèque. Mes yeux courent sur les titres, ne sachant que faire d'autre. L'un d'entre eux m'attire pourtant. Pas uniquement parce qu'il est écrit par Sissi La Roncière, le pseudonyme d'autrice de ma mère, mais parce que les mots me parlent. Je me redresse et me saisis du livre.

Les maux du silence.

Je le retourne, lis le résumé :

« Armelle avait 16 ans le jour où elle a été condamnée. Après des années à subir en silence le harcèlement de son camarade, Sylvain Gasquier, elle a choisi d'y mettre fin de la pire des manières : en le poussant violemment dans les escaliers, causant sa mort instantanée. Qu'est-ce qui a pu pousser cette adolescente à cette extrémité ? C'est la question que se pose tout le monde : ses parents, son frère, ses camarades...Des rumeurs de harcèlement et de cyberharcèlement commencent à circuler, mais comment le prouver ? Comment trouver un coupable quand tout le monde l'est ? »

Je lâche le livre qui part rejoindre mon portable sur le canapé. Mon cœur frappe ma poitrine. Pourquoi ma mère a-t-elle écrit ce livre ? Y a-t-il un rapport entre cette Armelle et mon histoire ? Pourquoi ne m'en a-t-elle jamais parlé ? Fébrile, je récupère le roman, l'ouvre à la première page, commence ma lecture. Des extraits d'échanges SMS s'alignent, de conversations sur les réseaux sociaux, d'élèves en insultant une autre, parce qu'elle aime une fille. Les larmes remontent, je les laisse couler. Je n'ai jamais parlé du harcèlement que j'ai subi avec ma mère.

Mme O'Brien a raison, d'horribles choses sont enfouies en moi et si je veux avancer, je dois les faire sortir pour m'en libérer. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top