Chapitre 16 - Culpabilité
Florestan
Je ne parviens pas à retenir Maël, alors je le regarde partir. Ce garçon, devenu un homme, que j'ai aimé comme personne d'autre après lui, et dont j'ai brisé la vie. Il ne se passe pas un jour, depuis six ans, sans que je me réveille le matin avec ce nœud dans l'estomac, cette culpabilité qui me ronge le cœur, cette horreur qui pèse au fond de moi.
Si Armand n'avait pas vu ce SMS, envoyé par Maël, et si je n'avais pas réagi comme un con, par crainte et lâcheté, jamais tout cela ne serait arrivé. J'ai gâché deux vies, ce jour-là, celle du garçon dont j'étais fou amoureux et celle d'Armand Le Brillac qui, deux ans plus tard, perdait la sienne. Un putain d'effet domino, une machine infernale, une fin inéluctable. Un enchaînement de causes à effets, dont je suis l'artisan principal.
Quel connard j'ai été. Quel connard je suis encore, moi qui n'ai jamais trouvé le courage d'écrire à Maël, ou d'aller le voir en prison pour présenter mes excuses. J'y ai mille fois pensé, mais qu'aurais-je dit ? « J'ai fait une connerie ce jour-là, je n'aurais pas dû laisser Armand publier nos échanges, je n'aurais pas dû lui faire croire que tu m'avais embrassé, j'aurais dû assumer mes attirances, mon secret ». Sauf que j'avais peur. À l'époque, j'étais réellement effrayé par mon père et la réaction de ma famille, catholique et ultra conservatrice, et j'ai préféré mentir et me taire. À leurs yeux, être gay est un péché, un crime odieux. J'étais terrorisé à l'idée qu'ils m'envoient en pension, ou chez un prêtre pour m'exorciser, voire en thérapie de conversation. C'est d'ailleurs ce qu'ils ont tenté de faire, le jour où j'ai pété un câble et leur ai gueulé :
— J'aime les hommes et je vous emmerde.
Bon, je le reconnais, ce n'était pas ma meilleure prestation ni la meilleure façon d'apprendre ce genre de chose à une famille qui crie au blasphème pour une simple jupe au-dessus des genoux. Mais cela faisait déjà plusieurs mois qu'Armand était mort, Maël incarcéré. Son procès était en train d'avoir lieu et je me laissais mourir à petit feu. Le procès avait été très médiatisé, les informations parlaient en boucle de cette histoire à la télévision. La police m'avait convoqué à plusieurs reprises au commissariat, je m'étais entêté dans mon mensonge, prétendant encore et toujours qu'il ne se passait rien de sérieux entre Maël et moi, qu'il avait tout imaginé, que je l'avais laissé faire au début parce que je ne voulais pas lui faire de peine, et que cela avait pris des proportions que je n'imaginais pas.
Mes parents m'avaient félicité pour mon « bon comportement », « bien comme il faut », en « bon chrétien ». Il m'avait soutenu pour avoir repoussé ce garçon tentateur, qui voulait m'éloigner du droit chemin et m'entraîner dans ses déviances. C'était facile de prétendre n'être responsable de rien, de m'enfermer dans l'idée que toute la faute reposait sur Maël au départ, puis sur Armand ensuite. Et puis, j'étais persuadé que Maël s'en sortirait rapidement, qu'il ne ferait même pas de prison, que l'histoire s'arrêterait là. Après tout, son père était avocat. De plus, des associations de lutte contre le harcèlement scolaire montaient au créneau, elles réclamaient sa libération, elles appelaient à la légitime défense, comme pour l'affaire Jacqueline Calmant, qui avait assassiné son mari qui la battait depuis trente ans. Bien sûr, certaines personnes se prenaient de pitié pour Armand, on lui trouvait des excuses, on répétait que la justice, ce n'était pas faire acte de violence. Répondre à des mots par des coups, à des insultes par la mort de quelqu'un, ce n'était pas tolérable. Que ferait-on, si toutes les victimes de harcèlement se faisaient justice elles-mêmes ?
— La violence n'est pas la solution, marmonnait mon père devant la télévision. Et puis, ce gamin l'a cherché.
À chaque fois, les yeux de mon père revenaient me trouver, et je hochais la tête, docile. Je ne voulais surtout pas laisser paraître que tout cela me touchait. Je m'en voulais chaque jour un peu plus, le trou dans ma poitrine grossissait, je ne supportais plus de me voir dans un miroir, mais je continuais à sourire et prétendre que Maël n'était pas une victime. Durant plusieurs mois, j'avais attendu le procès, comme si c'était moi sur le banc des accusés. Invité à témoigner, j'avais répété ce discours appris par cœur, encouragé par mon père et mon avocat :
— Maël m'a forcé à l'embrasser. Armand n'aurait pas dû publier nos conversations, mais je ne suis pas responsable.
C'était Armand, le coupable, mais Armand était mort. Le procès avait duré des jours et des jours, puis le verdict était tombé :
— Le jeune Maël Laroche a été condamné à une peine de prison, avait annoncé le journaliste. Les jurés ont estimé qu'il était conscient de ses actes au moment des faits et il n'a, semble-t-il, exprimé aucun remord. L'excuse minorité ne lui a pas été accordée, même si des « circonstances atténuantes » ont été évoquées.
J'en étais tombé des nues. Jusqu'au bout, j'étais resté dans le déni, persuadé que Maël s'en sortirait. Comment cela était-il possible ? Comment pouvait-on le condamner et le faire souffrir plus encore que ce que je lui avais fait ? À côté, mon père exultait et répétait que c'était « bien mérité », « bien cherché », que Maël aurait même dû prendre plus.
— Dans le temps, on l'aurait condamné pour le seul crime de pédérastie ! s'était-il exclamé.
C'est là que j'avais pété les plombs. Je m'étais mis à hurler :
— C'EST ÇA QUE TU PENSES ? C'EST VRAIMENT ÇA QUE TU PENSES ? ET QU'EST-CE QUE TU DIRAIS SI TU APPRENAIS QUE TOUTE CETTE HISTOIRE N'EST QU'UN TISSU DE MENSONGES, QUE JE SUIS LE PREMIER RESPONSABLE, QUE J'AI BALANCÉ MAËL À ARMAND PARCE QUE JE N'AVAIS PAS LES COUILLES D'ASSUMER QUE JE L'AIMAIS.
J'avais fracassé le vase de feu mon arrière-grand-mère, sous le regard médusé de ma mère et de mes deux sœurs.
— Maël est la meilleure personne au monde et je l'ai détruit. J'ai tout gâché par ta faute, parce que... parce que...
— Tais-toi, avait rétorqué mon père.
— JE SUIS GAY PUTAIN ! JE SUIS GAY ! ET J'EN AI HONTE DEPUIS TOUJOURS PARCE QUE TU M'AS RÉPÉTÉ QUE C'ÉTAIT UNE MALADIE ! J'EN AI MARRE DE FAIRE SEMBLANT.
— Tu ferais mieux de te taire, Florestan. Un mot de plus et tu n'es plus mon fils.
— Gontran..., avait chuchoté ma mère. On peut gérer ça, il y a de bonnes thérapies, il y a...
— Ferme-là, Amandine.
— Papa, avaient ajouté mes sœurs.
Nous nous étions confrontés l'un et l'autre, dans le blanc des yeux, et comme mon père refusait de céder, et moi de retourner au placard, j'étais parti. J'avais fait mes affaires, je m'étais enfui. Cette nuit-là, et les suivantes, j'avais dormi dans la rue. Durant plusieurs jours, j'avais erré, jusqu'à ce que je rencontre Camille, qui travaillait pour Le Refuge. C'est une association qui aide les victimes d'homophobie, notamment ceux mis à la porte par leurs parents, sans solution d'hébergement. Ils m'ont aidé à me reconstruire, ils m'ont permis de m'exprimer sur mon mal-être et cette honte que je portais en moi. Camille m'a beaucoup soutenu, aidé à faire le deuil de Maël.
Mais la culpabilité, elle, n'est jamais partie.
J'ai juste appris à vivre avec.
J'attendais le jour de sa sortie. Je m'étais promis de le retrouver, j'espérais que Lisa Martin, sa meilleure amie, me préviendrait le jour où cela arriverait. Je ne m'attendais pas à le retrouver là, assis sur la fontaine Saint-Michel, seul, alors que je me promenais dans le Quartier latin avec Camille.
Main dans la main, avec Camille.
— Qui est-ce ?
Mon ami s'approche de moi. Cela fait presque un an que nous entretenons cette relation ambigüe. À force de nous côtoyer, nous avons fini par nous rapprocher. Il travaille toujours au Refuge, comme assistant social désormais. Camille a été le pansement de ma vie. On n'est ami avec des « plus ».
— Qui est-ce ? répète-t-il.
Je déglutis avec difficulté. J'aurais aimé que nos retrouvailles se passent différemment. La main de Camille se pose sur mon épaule et il me tourne vers lui.
— Flo, qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est Maël. Cet homme... c'était lui.
Maël, mon premier amour.
Celui à qui j'ai tout pris.
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