Chapitre 14 - Parler pour avancer
J'ai rendez-vous avec Mme O'Brien ce matin. M. Hatif, à qui j'ai donné mon numéro, m'a envoyé un message pour me le rappeler, comme si je risquais d'oublier. Je me demande s'il tient le rôle de conseiller, d'éducateur ou de parrain. Cela me donne l'impression d'avoir une ombre qui me suit, et je n'aime pas ça.
Quand j'arrive devant le cabinet de la psy, les cloches d'une église sonnent seize heures. Cinq jours se sont écoulés depuis mes retrouvailles avec Lisa et ma rencontre avec Sofian Hatif. Globalement, je crois que je m'acclimate bien. J'arrive presque à prendre l'ascenseur sans paniquer à l'idée de croiser un voisin et je passe la majeure partie de mes journées à tourner en rond dans les Ve et VI arrondissements. Techniquement, j'ai le droit d'aller plus loin, dans tout Paris même, tant que j'honore mes rendez-vous réguliers avec mon conseiller et que je ne quitte pas la capitale. Mais franchir la Seine me crispe. L'idée de passer sur ce pont duquel j'ai tant de fois voulu sauter me donne des sueurs froides.
Hier, je suis descendu jusqu'à Saint-Michel, et en longeant ensuite les boutiques sur le bord des quais, mon regard est tombé sur Notre Dame. Je l'ai vu brûler à la télévision, mais la voir en vrai, c'est autre chose. Elle est emballée comme un chou à la crème, sa pique a disparu. Nous allions régulièrement à la messe là-bas quand j'étais adolescent. Ma mère m'affirme qu'elle sera réouverte le 08 décembre, que nous pourrons y aller tous ensemble. J'ai hoché la tête à cette annonce, un peu décontenancé à l'idée de pouvoir réellement me rendre à un événement, physiquement, dans un avenir proche.
Le bureau de la psychologue se trouve près du lycée Stanislas. À l'intérieur, je découvre un hall d'entrée éclairé par d'immenses néons, une moquette rouge bordeaux et plusieurs sièges censés faire office de salle d'attente. Deux personnes sont présentes, aucune ne relève la tête en me voyant et je ne peux m'empêcher de me demander si ce sont d'anciens prisonniers, eux aussi. Cette psy était-elle spécialisée dans la réinsertion ou nous reçoit-elle parce que le courant passe bien avec les anciens détenus ? J'imagine qu'elle doit posséder une accréditation ? Existe-t-il une spécialisation adaptée aux prisonniers ? Je me laisse tomber sur une chaise, le regard fixé sur une vieille photo d'un paysage, noir et blanc. Je ne me sens pas bien, je déteste les psychologues et les fuis depuis toujours, comme la peste. Je tapote du pied pour faire passer mon stress en extirpant mon portable pour envoyer un message à Lisa.
Maël :
Bonne reprise.
J'espère que ça se passera bien.
Mes mots sont creux, je ne sais pas trop quoi ajouter, mais j'ai repris le réflexe de lui écrire, comme au lycée. Cela me fait du bien de savoir ma meilleure amie accessible en quelques clics, de recevoir des nouvelles instantanément, de me dire que malgré les années, rien n'a changé entre nous. Le portable vibre l'instant suivant :
Lisa :
Je suis dans l'amphi.
Blabla habituel [smiley qui s'ennuie]
Ça va ?
Je souris en l'imaginant au milieu de tous les étudiants.
Maël :
J'ai RDV avec la psy.
Pas envie :(
Lisa :
Ça va peut-être te faire du bien
Laisse-lui une chance.
Je ne suis pas de ceux qui croient que les psychologues sont là pour vous aider et qu'elles peuvent tout résoudre de vos problèmes. Celle que j'ai rencontrée au lycée m'avait conseillé de « couper mes réseaux », de bloquer mes harceleurs, de me détourner, comme si c'était facile. Elle m'avait aussi demandé si je voulais rencontrer un prêtre, pour parler de mon homosexualité. Comme si je portais une tare et comme s'il suffisait de disparaître, voire de changer, pour que les insultes cessent. Quant à celle de la prison, elle voulait à tout prix revenir sur les raisons m'ayant amenée là, et je n'avais aucune envie de parler de ça. Je n'ai toujours aucune envie de m'épancher d'ailleurs. Je ne suis là que pour répondre à mes obligations.
— M. Laroche ?
Je relève la tête. Une femme, de petites tailles, aux hanches marquées, me sourit dans un visage poupon surmonté d'un chignon. Elle me fait signe de la suivre et je lui emboîte le pas, tel un condamné à mort. Sitôt dans son bureau, je m'assois sur la chaise face à elle et me replie, les mains sur les cuisses. Son bureau donne sur une petite cour ombragée, avec des plantes grasses qui semblent avoir pris le contrôle de l'espace. Elle attrape un carnet, s'affaisse contre le dossier et me lance :
— Alors, dites-moi, pourquoi vous êtes ici ?
— Parce que j'y suis obligé, réponds-je par réflexe.
Mon ton passif agressif ne semble pas la choquer. Il m'est difficile de garder mon calme et de maîtriser mes émotions. Je me sens pris au piège, acculé. Cette femme n'est sûrement pas méchante, elle est là pour faire son travail, mais je ne parviens pas à la voir autrement qu'en personne intrusive.
— J'ai jeté un coup d'œil au mail envoyé par votre conseiller en réinsertion. Il m'a raconté votre situation, mais j'aimerais que vous me l'expliquiez avec vos mots.
Mes poings se crispent sur mes genoux. Il n'y a pas grand-chose à dire, tout était sûrement résumé dans son mail.
— J'ai été condamné à dix ans de prison pour avoir tué quelqu'un.
Même si ce n'était pas dix ans ferme, cela reste dix années, mentionnées dans mon casier judiciaire.
— Votre harceleur, non ?
— Un connard, oui.
— C'est comme ça que vous représentez les choses ?
Comment veut-elle que je la présente autrement ?
— Vous étiez mineur au moment des faits, poursuit-elle.
— C'était marqué dans le mail, non ?
Toujours aucune réaction face à mon agressivité. Cette femme doit faire du yoga, c'est obligé. Ou alors, elle est obligée à recevoir des patients ne souhaitant pas être là.
— Dix ans, c'est une lourde peine.
— J'ai tué quelqu'un, rappelé-je d'un ton que j'essaye de garder détaché.
— Vous avez repoussé le garçon qui vous harcelait, c'était un homicide involontaire.
— Je suis un meurtrier, insisté-je. Même les fils d'avocat ne méritent pas un traitement de faveur.
— C'est ce que vous pensez de vous ?
Je ne sais pas ce que je pense, mais ce que je sais, c'est que peu importe comment je me définis, le résultat est le même : Armand est mort et je vis avec son décès sur la conscience. Une part de moi continue à croire que je le méritais. C'était moi la victime au départ, mais c'est moi qui ai tué.
— Vous vous punissez, en fait.
— Absolument pas.
Je déteste déjà cette femme. Je vais demander à mon conseiller de la remplacer par une autre, elle est trop pertinente pour mon propre bien. Je tapote du pied sur le sol, et des mes doigts sur ma cuisse, mal à l'aise, pendant qu'elle tente de me refaire parler, en s'approchant de terrains beaucoup trop glissants.
— Accepteriez-vous de me parler de ce garçon ?
—- Non.
Je n'ai pas envie de parler d'Armand ni d'aucun autre camarade du lycée. En fait, je n'ai pas envie de parler du tout.
— Et les autres ? Ont-ils été puni ?
Je hausse les épaules. Je crois, oui, peut-être. Delphine m'a sûrement dit quelque chose à ce sujet, j'ai souvenir du juge en train de les sermonner, de mes camarades regroupés sur le banc des témoins. Ils ont reçu des rappels à la loi, parce que le harcèlement et le cyberharcèlement sont des délits, qu'encourager quelqu'un au suicide est condamnable, mais ils n'ont pas fait de prisons. Eux n'ont commis aucun crime.
— Nous reviendrons sur ce sujet plus tard, d'accord ?
Je ne réponds rien. Je n'ai pas envie de parler de mon procès, du lycée, de mes anciens camarades de classe, de mon ancienne vie. Ne l'a-t-elle pas comprise ?
— Dites-moi plutôt comment s'est passée votre rencontre avec votre conseiller ?
Je ne suis pas sûr d'avoir envie d'aborder ma réinsertion professionnelle non plus.
— Pas trop mal, si on excepte le fait qu'il veut que je sois facteur de pianos.
— Vous jouez du piano ?
Mais qu'est-ce qu'ils avaient tous avec ça ?!
— Je n'en joue plus, rétorqué-je.
J'évoque rapidement mon vieux rêve d'enseigner la musique et devenir pianiste. J'en parle avec détachement, comme si j'avais fait le deuil de cette profession. Au fond, c'est mieux ainsi. Sauf que la psy tente de me faire croire que j'ai encore mes chances.
— Vous pourriez quand même suivre un cursus musical. Je ne vois pas ce qui vous en empêche.
— Il faut un casier judiciaire vierge pour enseigner, rappelé-je. Et je ne veux pas faire d'études longues, j'ai déjà perdu assez de temps.
Je m'en veux d'avoir laissé passer autant de temps, mais ma vie était en pause. Je n'arrivais pas à me projeter. J'aurais dû entreprendre ces études plus tôt et je ne l'ai pas fait. Maintenant, c'est trop tard.
— Certaines entreprises n'exigent pas de casier, reprend-elle, et en dehors de la fonction publique, c'est souvent du cas par cas. Vous pourrez expliquer votre situation.
Elle commence vraiment à me gonfler.
Je ne vais pas raconter mon histoire à toutes les personnes que je rencontrerais dans ma vie future, si ?
— Je vais y réfléchir.
Voilà, au moins comme ça, elle va me laisser tranquille. Du moins, c'est ce que j'imagine, mais elle se met alors à me parler de mes parents et me demande comment ils vivent la situation. « Bien, je crois ». Trop bien, même, manqué-je d'ajouter. Mes parents me perturbent, surtout ma mère qui multiplie les attentions à mon égard.
— Ils sont beaucoup trop heureux.
— Pourquoi seraient-ils trop heureux ? Ils vous aiment et cela fait six ans qu'ils ne vous avaient plus avec eux.
— Ils devraient me haïr, pas m'aimer.
Tout le monde devrait me haïr pour ce que j'ai fait. Mes yeux cherchent un point fixe, loin du regard que la psy pose sur moi à ce moment-là.
— J'ai l'impression que vous portez beaucoup de choses sur vos épaules, Maël. Beaucoup de culpabilité.
Parce que je suis coupable, ne le voit-elle pas ? Je ne suis pas la pauvre victime d'une erreur judiciaire, j'ai tué quelqu'un. Je l'ai déclaré lors du procès et c'est la raison pour laquelle ma peine a été si longue. Mon père m'avait parlé de cinq ans, avec des aménagements possibles. J'ai pris plus parce que je n'ai pas exprimé de remords. Je répétais que « j'étais coupable » parce que c'est ce que je ressentais, ce qu'Armand me répétait : « Tu m'as tué, tu dois payer ». Je n'ai rien fait pour me défendre, je me suis laissé couler.
— Il faudra que nous reparlions de cette histoire, Maël. Si vous voulez avancer, il va falloir revenir sur cet acte, et les raisons qui vous ont poussé à le commettre.
— Je ne veux pas en parler.
Ni à vous ni à personne d'autre.
Et alors que je repousse tous ces « autres », un visage me revient. Toujours le même.
Je pose ma tête entre mes mains. Je hais Florestan, je le hais pour ce qu'il m'a fait. Je crois que je le déteste bien plus qu'Armand, qui était juste mauvais. Je ne comprends pas pourquoi il a fait ça, je n'arrive pas à passer à autre chose et je le sais. Mais je n'ai aucune envie de me confier à cette psychologue ni à qui que ce soit.
Elle me tend un mouchoir et je m'aperçois soudain que je pleure. Cela me met aussitôt en colère, je ne veux pas pleurer, surtout pas devant une inconnue. J'en ai marre d'être au bord des larmes depuis que je suis sorti. J'ai tenu bon en prison, j'ai supporté l'enfermement, j'ai supporté les coups, j'ai supporté l'attente. Je ne vais pas pleurer maintenant.
— Il faudra que ça sorte, Maël, d'une façon ou d'une autre. Sinon, vous ne pourrez jamais avancer. Croyez-en mon expérience.
Je n'en ai rien à foutre de son expérience. Je sais qu'elle a raison, mais je n'ai pas envie de l'entendre. « Parce que tu mérites de souffrir, tu le sais très bien ». J'aimerais qu'Armand quitte mon esprit, comme cette culpabilité qui me suit, mais c'est impossible. J'ai été condamné pour ce crime et je mérite de payer.
C'est ce que mes harceleurs m'ont toujours répété.
— La prochaine fois, nous reviendrons sur votre histoire et sur le harcèlement que vous avez subi.
Subi.
Ce mot me fait l'effet d'une douche froide. Je sais qu'elle a raison, je sais qu'il faudra que j'en parle à quelqu'un un jour, je sais que je ne pourrai pas enterrer à tout jamais cette histoire, mon histoire, mais cela me fait si mal. Je préfère m'anesthésier, tout enfouir, tout oublier, me couper des émotions. Force est de constater que cela ne marche pas très bien. Florestan revient sans cesse dans mes pensées, comme Armand, comme les autres. J'ai besoin de comprendre pourquoi moi, qu'est-ce que je leur ai fait, mais c'est tellement difficile.
— En attendant, prenez soin de vous. Allez marcher et réfléchissez tranquillement à votre avenir professionnel. Vous avez le temps, d'accord ?
— Pas vraiment, rappelé-je.
Le juge attend que je sois inscrit à une formation, sinon il peut mettre fin à ma liberté sous condition. Je ne vais pas pouvoir tergiverser durant des mois. Malgré cela, elle m'assure que je ne dois pas me précipiter. De vraies paroles de psy.
Ces gens ne vivent pas dans la vraie vie.
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