Chapitre 13 - Retrouvailles


Sa main serrée dans la mienne, Lisa m'entraîne en direction du jardin du Luxembourg. Situé en bas de la rue Soufflot, c'est l'un des parcs les plus emblématiques de Paris, l'un de ceux où nous aimions nous promener en sortant du lycée, après être allés flâner dans une librairie ou prendre à manger. Le jardin se divise en deux parties, avec d'un côté un espace boisé, et de l'autre de vastes pelouses bordées de parterres de fleurs colorées, agrémentées de chaises vertes et de grands bassins où les enfants adorent faire flotter de petits voiliers miniatures.

Ma meilleure amie me désigne une allée, au fond de laquelle se trouve une statue, et surtout un espace recouvert de pelouses où nous adorions nous allonger après les cours, pour venir lire. Je connais l'endroit par cœur, il n'a pas vraiment changé, et pourtant, tout me semble différent. Je l'observe avec un regard neuf, comme si je le découvrais pour la première fois. L'endroit est d'une propreté impeccable. Nous passons devant la fontaine Médicis, puis Lisa s'arrête dans « notre » coin pour s'y laisser tomber.

— Parle-moi de toi ! exige-t-elle.

Je la fixe, ne sachant trop par où commencer. Que veut-elle que je lui raconte ? La prison ? Mon retour à la maison ? Cette impression d'être un étranger dans ma propre ville ? Mes difficultés à me mouvoir dans les couloirs de mon immeuble, par crainte qu'un voisin me reconnaisse et me pointe du doigt en criant « Meurtrier ! » ? Ma paranoïa ? La voix d'Armand dans ma tête, qui refuse de me libérer ? Ou bien Florestan, que je voudrais pouvoir oublier, mais auquel je pense depuis que je suis sorti ? Je ne sais pas par où commencer.

— Tu veux savoir quoi ?

— Tout ?

C'est vague, « tout ». J'essaye de résumer ces derniers jours comme je le peux, mais les mots sortent décousus. Lisa m'écoute, ses yeux chocolat plongés dans les miens, tout en arrachant des touffes d'herbe.

— J'ai pas grand-chose à raconter, en fait. Mais toi, dis-moi !

— Melissandre a décidé de s'installer avec Louka ! s'exclame-t-elle. Ce qui veut dire...

— Que tu es libre ?

— Que je vais devoir me trouver un nouveau coloc.

Ses yeux rencontrent les miens. J'aimerais pouvoir répondre « Moi », parce que vivre avec Lisa était un rêve que nous avions souvent abordé au lycée. Nous imaginions souvent à quoi ressemblerait notre vie étudiante, moi en musicologie, elle en fac de lettres, notre appartement commun, nos chamailleries, les soirées auxquelles nous nous serions rendus. Rien ne s'est passé de cette façon, et je doute que cela soit possible aujourd'hui.

— Je n'ai pas le droit de vivre autre part que chez mes parents pour l'instant.

Et je n'ai même pas encore tranché sur la formation que je voudrais suivre. Mon père veut que je m'inscrire en droit, comme si 1) Je le pouvais réellement 2) J'en avais envie. Comment peut-il imaginer, un seul instant, qu'un ancien prisonnier se mette à faire du droit pour devenir avocat ? Même si personne n'est jamais au courant de mon passé à l'université, je me sentirai comme un usurpateur. Quant à la carrière musicale dont je rêvais, il faudrait déjà que je parvienne à rejouer du piano. De toute façon, dans un cas comme dans l'autre, il ne faut pas de casier judiciaire. Je ferai mieux de me présenter comme serveur dans un restaurant et d'en rester là.

— T'inquiète, ce n'est pas grave, me rassure Lisa. Je vais mettre une petite annonce à l'INSPE. Ce sera toujours mieux que Mel, enfin, j'espère.

— Je te le souhaite.

Elle continue de me parler de ses vacances, puis de l'année scolaire à venir. Elle a validé les écrits de son concours, elle doit désormais faire un stage en alternance, tout en continuant de se former pour passer l'oral, et valider définitivement sa titularisation.

— Et toi, tu sais ce que tu vas faire ?

— Pas encore, j'ai rencontré mon conseiller, il doit me trouver une formation. Et je dois voir une psy aussi.

Je grimace, toujours aussi sceptique. Toutefois, en l'absence d'autres perspectives, j'applique ma stratégie depuis que j'ai été incarcéré : laisser les autres prendre des décisions pour moi.

— Tu ne veux pas qu'on s'allonge ? demande soudain Lisa. J'ai envie de fixer le ciel. Comme avant.

Je souris et hoche la tête. Lisa se couche dans l'herbe la première, je l'imite. Nous nous retrouvons l'un à côté de l'autre, tête contre tête, à fixer l'étendue bleu. Des oiseaux volettent dans cet entrelacs de gris et de blanc, où le soleil perce difficilement. Les bruit des klaxons et des voitures se confondent avec les pépiements. Je me sens étonnamment apaisé, en dehors du temps.

La question de Lisa brise ma bulle de sérénité :

— Comment c'était la prison ?

— Tranquille, une balade santé.

Elle tourne la tête vers moi. Même après huit ans de séparation, c'est comme si elle lisait toujours dans mes pensées.

— Pas de ça avec moi, je veux la vérité.

— C'était horrible.

Affreux.

Insupportable.

Étouffant.

Mais on finit par s'y faire. On n'a pas le choix de toute manière.

— Et les autres prisonniers ?

J'hésite à raconter. Je ne sais jamais si les gens veulent réellement connaître la réalité du milieu carcérale, ou s'ils posent cette question avec une curiosité mal placée. J'ose à croire que Lisa est de la première team, mais rien ne me prouve qu'elle ne veuille pas juste connaître des détails croustillants sur des affaires sordides. Je pourrais raconter qu'un tel est arrivé là pour avoir violé et tué des femmes, qu'un autre a commis plusieurs braquages, voulu réaliser des attentats, que la drogue en a conduit plusieurs en cellule. Je pourrais raconter toutes ces vies qui ont été gâchées, brisées, à cause de ces criminels. Sauf que je n'ai pas envie de parler des conflits, des bagarres qui arrivent presque tous les jours, des insultes entre détenus et gardiens. Je n'ai pas envie de dépeindre des prisonniers, comme on les voit à la télé. Certains se complaisent dans le crime, ils aiment faire le mal pour le mal, ils apprécient le sadisme et la perversion, mais ils sont en minorité.

La plupart des détenus ont fait de mauvais choix, de mauvaises rencontres, des erreurs. Beaucoup ont des parcours de vie difficile, beaucoup sont tombés dans la drogue ou le vol parce que c'était facile, parce que l'école n'était pas adaptée, parce qu'on n'a pas su leur proposer d'autres solutions, par fausse facilité. On a beau dire ce qu'on veut, le déterminisme social joue beaucoup dans le milieu carcéral. Les types comme moi, issus des « bonnes » familles, qui sont nés avec des cuillères en or dans la bouche, dont les parents ont de l'argent et qui ont juste « dérapés », un court instant – un instant fatal -, ne font pas légions.

C'est ça que je raconte. Ces vies brisées.

Mais aussi les rires, les échanges, les rencontres.

— Tu as réussi à te faire des amis ?

— Je ne suis pas sûr que l'on puisse parler d'amitié.

Même si j'appréciais Milo et Stephan, je ne suis pas sûr de les revoir. Il y en a eu d'autres, avec qui j'aimais passer du temps, notamment à la bibliothèque, lorsque j'y travaillais un peu pour tromper l'ennui. J'allais généralement vers les plus âgés, je n'aimais pas ceux de mon âge. Ils trainaient toujours en bande et je m'en sentais exclu. J'étais un solitaire, mais ce n'est pas bon dans une prison, alors je m'entourais de détenus ayant de la bouteille, comme on dit. Ceux qui sont là depuis longtemps, que l'on ne vient plus faire chier, qui peuvent nous protéger.

— Est-ce que tu t'es parfois demandé ce qui se serait passé... si tu n'avais pas...

— Si je n'avais pas tué, Armand, ce jour-là ?

Elle détourne le regard. C'est drôle comme les gens n'aiment pas ce mot « tuer ». Ils préfèrent dire « pousser », « parti, « tomber ». Ils préfèrent me dépeindre comme le gentil garçon, victime de harcèlement, qui a pété un câble. Moi, je ne sais pas ce que je suis. Je reporte le regard sur le ciel, couvert de gros nuages blancs qui s'amoncellent et se dirigent au-dessus de nous. Ils jouent à cache-cache avec le soleil.

— Je crois que c'est moi qui ne serais plus là.

Lisa tourne brutalement la tête. J'y ai plusieurs fois penser, même si, avec des « si », on refait l'histoire, on réécrit le passé. Si je n'avais pas poussé Armand, s'il n'était pas tombé, s'il avait continué à m'insulter, si les autres avaient poursuivi leur harcèlement infernal, je pense que j'aurais réellement sauter.

« Va te jeter sous un pont ».

« Va te pendre ».

« Tu mérites de crever, sale pédale ».

C'était lui ou moi. Ce jour-là, il n'y avait pas d'autres issus. Pourquoi ce vendredi, et pas lundi ? Pourquoi n'avoir jamais répondu avant cet après-midi ? Pourquoi l'ai-je repoussé, alors que je ne l'avais jamais fait ? Je n'en ai aucune idée.

Lors de ma première année à Fleury, lorsque j'étais encore dans le quartier des mineurs, j'avais vu une psychologue qui m'avait parlé d'un « réflexe de survie ». Mon cerveau a déraillé, c'était devenu insupportable. Ce matin-là, j'avais traversé la rue et, alors qu'une voiture arrivée, je m'étais réellement interrogé sur la possibilité de me jeter sous ses roues. Elle me serait rentrée dedans et cela aurait été fini. Plus d'insultes, plus de violence, plus de douleur. Ce n'était pas la première fois que j'y pensais. Il y avait aussi ces autres fois, lorsque je traversais le pont pour rejoindre l'Ile de la Cité. Ou cette fois-là, où je m'étais retrouvé avec ce coupe-papier à la main, dans le bureau de mon père, à me demander ce que cela ferait, si je le posais sur mon poignet et appuyais. Est-ce que j'aurais mal ? Est-ce que je saignerai ? Mettre fin à mes jours me paraissait être la solution à tous mes problèmes, mais j'étais trop lâche pour céder. J'avais peur de la mort, peur de la douleur. Je voulais juste que tout s'arrête, sans souffrir.

Armand n'a pas souffert, lui. Il est juste tombé. Parfois, je me demande s'il s'est vu mourir. S'il a compris, au moment où son corps a chuté dans le vide, qu'il ne se relèverait plus jamais ? Moi, je l'ai compris à l'instant où son corps a basculé. J'ai compris qu'il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Certaines bêtises se réparent, d'autres non.

La mort est définitive.

— Ne dis pas ça, s'il-te-plaît.

La main de Lisa vient serrer la mienne. Elle noue ses doigts à mes phalanges et lorsque je tourne la tête sur le côté, je m'aperçois qu'elle pleure. Des larmes roulent sur ses joues aux teints halés, bronzées par le soleil du Midi où elle a passé son été. Je me demande à quoi ressemble la mer méditerranée. Je n'y suis jamais allé. Mes parents ont une maison secondaire en Normandie, à Deauville, comme beaucoup de parisiens, une résidence héritée de mes arrière-grands-parents paternels. Je connais la Manche et l'océan atlantique, mais pas les eaux turquoise du Sud.

— Je pourrai venir avec toi sur la Côte d'azur un jour ?

Peut-être pas l'année prochaine, mais celle d'après. En 2026, lorsque je serai libre, pour de bon, sans condition. Lisa hoche la tête, son sourire revient et elle porte mes doigts jusqu'à sa bouche pour les embrasser.

— Tu m'as manqué, Maël.

— Tu m'as manqué aussi.

Nous nous sourions. Elle continue de m'observer, comme si elle me redécouvrait, puis son index remonte le long de mon nez, dessine l'arête.

— Il est tordu, non ?

J'éclate de rire. Ce n'est pourtant pas si drôle que ça, mais les sourcils froncés de Lisa me rappellent tellement l'adolescente qu'elle était, et notre complicité d'antan, que j'ai soudain envie de revenir en arrière, d'être de nouveau au lycée. Tout était difficile, sauf lorsque j'étais avec elle.

— Ouais, je me suis battu.

— Toi ?

— Ça t'étonne ? Je ne me laisse plus faire désormais.

Et je ne me laisserai plus jamais marcher dessus. Elle roule sur l'herbe et vient poser sa tête sur mon épaule, ses cheveux embaument un parfum à l'odeur de rose.

— C'est de là que viennent tous ces muscles que je sens ? interroge-t-elle en tapotant mon ventre.

— Il faut bien s'occuper.

— Mon pianiste a été remplacé par Monsieur muscle. Rendez-moi mon meilleur ami.

— Il est là, devant toi.

Nous échangeons un sourire complice, marqué par les larmes qui continuent de couler sur ses joues. Je les essuie avec mon pouce.

— Ne repars plus.

— Jamais, promis-je.

Huit ans nous ont séparé et malgré cela, Lisa Martin est toujours ma meilleure amie. La petite fille que j'ai rencontré en maternelle, devenue une femme. La fille des amis de mes parents, celle qui ne m'a jamais abandonné. Elle fait partie de ces soutiens que l'on compte sur les doigts d'une main. De ceux qui ne vous laissent jamais. 

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