Chapitre 12 - Service de Prévention et de Réinsertion
C'est étrange de marcher dans les rues, seul. Chaque fois que quelqu'un klaxonne, chaque fois que je croise des gens – c'est-à-dire souvent -, j'ai l'impression que les mots « délinquant » et « meurtrier » clignotent au-dessus de mon crâne. Je garde la tête baissée, tout en cherchant à me repérer au milieu de cette marée humaine. Ne plus avoir de surveillant pour contrôler mes moindres faits et gestes me perturbent. J'ai l'impression d'être en infraction, alors que je ne fais que traverser un passage piéton et marcher dans la rue.
En remontant le boulevard qui mène rue de Grenelles, je ne peux m'empêcher de me dire que tout est vraiment très propres. C'est presque flippant, tellement cette vision est en inadéquation avec mes souvenirs de Paris. Les jeux olympiques des valides ont pris fin mi-août, ceux des paralympiques ont commencé. L'État a mis les moyens, il n'y a pas à dire. Même si j'apprécie de marcher dans une capitale propre et bien ordonnée, où les parisiens semblent presque devenus sympathiques, je ne peux m'empêcher de grincer des dents.
Quand l'État a besoin d'argent, les politiques parviennent toujours à en trouver. Par contre, quand il s'agit de s'occuper des prisons, il n'y a plus personne. J'ai souvent entendu des gardiens se plaindre de leur condition de travail. On nous rabâche les oreilles avec le fait que le budget alloué à l'administration pénitentiaire est important, et pourtant il reste insuffisant. L'État consacre des milliards et tout est vivement critiqué par l'opinion publique, entre ceux qui considèrent qu'on donne trop d'argent à des criminels, et ceux – moins nombreux – qui pensent que nos droits sont bafoués.
Je m'estime chanceux d'être né au XXIe siècle et d'avoir échappé au système judiciaire des années 1950, mais cela ne veut pas pour autant dire que je n'ai rien à en redire. Entre la surpopulation, le manque d'hygiène, d'accès aux services de base et la violence quotidienne, j'ai de la chance d'être sorti en un seul morceau. Amir n'a pas été le seul avec qui j'ai rencontré des problèmes. Je me suis battu plus d'une fois, j'ai même été transféré en urgence à l'hôpital lors de ma troisième année, parce qu'un abruti m'avait balancé son plateau-repas à la gueule, en me confondant avec un autre détenu. J'ai failli devenir aveugle par sa faute.
Perdu dans mes pensées, je manque de rater le bâtiment abritant les locaux de la SPIP. Une petite pancarte dorée marque l'entrée, avec les mots « Ministère de la Justice, SPIP », associés à un bouton automatique sur lequel appuyer. Je vérifie plusieurs fois l'adresse avant de poser mon doigt dessus. Un bip retentit, suivi d'une voix :
— Oui ?
— Maël Laroche, j'ai rendez-vous à 11h30 avec mon conseiller en réinsertion.
La porte s'ouvre sur un homme vêtu entièrement de noir, avec un brassard et une barrette sur la poitrine où est écrit le mot « sécurité ». Je lui tends mes papiers d'identité et il vérifie que mon nom est bien indiqué, avant de me passer le corps au scanner, au moyen d'un détecteur automatique. Ensuite, il me demande de déposer toutes mes affaires dans un bac, puis de passer un portique. L'avantage de sortir de prison, c'est que j'ai l'habitude de me plier à ce protocole qui m'est familier. Je me sens presque plus à ma place ici que dans la rue ou dans ma chambre. Une fois passée, il me désigne une femme à l'accueil. De nouveau, elle pianote sur son ordinateur, vérifie mes papiers d'identité, puis m'indique une salle d'attente.
Et l'attente commence, justement.
Je reste plusieurs minutes à contempler l'horloge murale. Au bout d'un moment, j'en profite pour récupérer l'IPhone offert par ma mère et l'allume. Le temps que la mise à jour ait lieu, que j'ai rempli toutes les informations demandées – en m'énervant parce que je ne parvenais pas à me souvenir de mon adresse mail -, un conseiller passe la tête par la porte :
— M. Laroche ?
Je relève le menton. Un homme d'une trentaine d'année, les cheveux bruns et une barbe fine, me tend la main. Je craignais un visage fermé, mais il me sourit, m'attirant tout de suite sa sympathie.
— Sofian Halif, nous avons rendez-vous.
— Oui, à onze heures trente.
Je pointe l'horloge du regard où midi, moins dix minutes, est indiqué. M. Halif éclate de rire, avant de m'entraîner vers son bureau. Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle. En prison, tout était toujours réglé comme du papier à musique, j'ai pris l'habitude de respecter des horaires. Cela ne changeait pas de ma vie chez mes parents ou au lycée.
— Asseyez-vous, m'indique-t-il.
Il referme la porte et prend place dans sa chaise, face à un ordinateur datant de l'âge de pierre. Son bureau croule sous les papiers. Il n'a pas l'air très ordonné.
— Alors, voyons voir.
Il pianote sur son clavier et je ne peux empêcher mes doigts de courir sur la table. Si je ne suis pas parvenu à jouer du piano ce matin, j'arrive très bien à remonter une gamme invisible. Ses yeux sont attirés par mes mouvements.
— Vous jouez du piano ?
— Non.
Je repousse mes mains et les pose sur mes cuisses. M. Halif finit par tomber sur mon dossier. Il me le lit à voix haute, comme si j'avais oublié ce qu'il contenait. Je vois ses mains se crisper quand il énonce les raisons de mon incarcération, ses yeux dérivent une seconde vers le portrait d'une petite fille, dans un cadre. Je reprends ma gamme sur mes cuisses pour faire passer mon trouble et éviter d'imaginer cet homme en train de se dire que je pourrais tuer sa fille.
— Bon, je vais tout vous expliquer. Je suis conseiller pénitentiaire et mon rôle, c'est de vous aider à vous réinsérer dans la société, mais aussi m'assurer que vous respectiez les conditions de votre liberté conditionnelle. Nous allons établir ensemble un programme de prévention de la récidive et un plan de formation. Votre liberté conditionnelle coure jusqu'au 30 août 2026 et elle est assortie de certaines obligations, notamment l'inscription à une formation et un suivi psychologique.
— Je suis déjà au courant.
— Je n'en doute pas, je sais aussi qu'il est parfois difficile, quand on a passé une longue période derrière les barreaux, de retrouver une vie normale. Nous avons de très bons psychologues qui prennent déjà en charge d'anciens détenues. Je peux vous obtenir un premier rendez-vous pour la fin de la semaine avec Mme O'Brien, elle a l'habitude de traiter avec des jeunes en réinsertion.
J'acquiesce, ne sachant que faire d'autre. Je n'ai aucune envie d'aller voir cette psychologue, mais comme il n'est pas question de refuser, j'accepte le rendez-vous.
— En ce qui concerne les formations, est-ce qu'il y a des secteurs qui vous intéressent ?
Je hausse les épaules. Tous les secteurs qui m'intéresseraient me sont sûrement interdits. Avec un casier judiciaire, je ne vais pas avoir pléthore de choix à ma disposition.
— Quel âge aviez-vous lors de votre incarcération ?
— Seize ans.
— Vous n'avez pas pensé à faire des études pendant que vous étiez en prison ?
Il dit cela comme si faire des études était à la portée de tout le monde. Bien sûr que j'y ai pensé, mais j'étais dans ma phase rejet et déprime, donc j'ai tout laissé tomber.
— Vous étiez quel genre d'élève ?
« Le genre d'élèves né pour être la victime de ses camarades », pensé-je. Je me retiens de dire cela et me ronge les ongles à la place en chassant ces images. J'explique m'être toujours très bien débrouillé à l'école.
— J'ai eu le bac, précisé-je.
— Je vois ça. Vous aviez eu le temps de songer à des études ?
— Je voulais être professeur de musique, mais bon...
J'imagine qu'il faut avoir un casier vierge. Les études qui auraient pu m'intéresser me semblent aujourd'hui inaccessibles, ou trop longues. J'ai vingt-quatre ans, j'ai déjà perdu suffisamment de temps, mieux vaut que je me dirige vers une voie qui m'offrira un travail rapide. Le conseiller paraît d'accord avec moi, il m'évoque plusieurs CAP.
— On peut en chercher en rapport avec la musique, si vous voulez ?
Je hausse une nouvelle fois les épaules. Je ne sais pas vraiment ce que je veux. Il tourne l'écran vers moi.
— Ah ! Tenez. Il y a un CAP d'assistant technique en instruments. Vous avez dit jouer du piano, c'est ça ?
— Non, répliqué-je.
J'ai dit que je ne jouais pas de piano.
Sofian Halif fait comme s'il n'avait pas entendu et continue ses recherches.
— CAP ATIM, assistant technique, option piano. Cela permet de devenir facteur.
— J'ai besoin d'un CAP pour distribuer du courrier ?
Il rit. Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ?
— Facteur de piano, précise-t-il. Ce sont ceux qui réparent, construisent et entretiennent les pianos.
Je sais ce qu'est un facteur de piano, je n'avais juste pas compris qu'il faisait référence à cela. L'idée ne me déplaît pas, mais si je veux rapidement m'insérer dans le monde du travail pour pouvoir m'occuper et espérer retrouver une vie, je doute que ce métier m'apporte beaucoup de déboucher. J'en fais part à M. Hatif, mais lui paraît au contraire très emballé. Le problème, c'est que le CAP n'est pas proposé à Paris, mais au Mans. Cela paraît un peu loin, d'autant que je n'ai pas le droit de quitter la capitale.
— Nous allons trouver, affirme-t-il. Ne vous en faites pas. Je vais me mettre dessus, et on se revoit dans trois jours pour faire le point.
Je le remercie et me lève. Il est midi et demi, l'entretien n'a pas duré bien longtemps. Je repars avec l'adresse de Mme O'Brien, repasse par le portique de sécurité et me retrouve dans la rue. Cette entrevue m'a semblé étrange. Tout me paraît bizarre en réalité. Le conseiller est plutôt sympathique, mais je me sens encore plus perdu.
Mon ventre gronde, je commence à avoir faim, mais j'ai aussi très envie d'une cigarette. J'entre dans le premier bureau de tabac et en ressors avec un paquet que je m'empresse de déballer. La fumée pénètre mes poumons et me fait un bien fou. J'ai conscience que c'est de la merde en goudron, que cela peut me pourrir la santé, mais là, tout de suite, j'en ai besoin. J'entre ensuite dans une boulangerie et achète un sandwich jambon-beurre que je décide d'aller manger dans le petit parc à côté du musée Cluny. Mon portable en équilibre sur les genoux, j'entre le numéro de mes parents et envoie aussitôt un message à ma mère :
Maël :
Je mange un sandwich à Cluny.
Je rentre après.
J'envoie ces mots, ému de ce premier SMS, pourtant si banal. C'est presque solennel. Ensuite, j'attends la réponse de ma mère qui tarde à arriver. Malgré moi, je suis tenté d'installer l'application Instagram, ne serait-ce que par curiosité, et me répète de ne pas le faire. Cette tentation est trop dangereuse.
Je suis en train de sortir du parc et attend au passage piéton pour traverser, afin de rentrer chez moi, quand mon regard croise celui d'une personne.
Une personne que je connais très bien.
La seule personne que j'espérais recroiser.
— Lisa, murmure mes lèvres en silence.
— Maël, l'entend-je presque en face.
L'attente entre le feu rouge et le feu vert est interminable. Quand les piétons sont autorisés à traverser, je me précipite vers elle. Son corps percute le mien, ses bras viennent m'enlacer. Pour éviter de finir écraser, je la repousse jusqu'au passage piéton, puis la serre dans mes bras et la fait tournoyer.
— T'es là ! s'exclame-t-elle lorsque je la repose. C'est bien toi ?
— Oui.
Elle m'embrasse les joues, presque les lèvres. Lisa est ma meilleure amie depuis toujours, la seule à ne jamais être partie. La retrouver ici, sur mon chemin, par un heureux hasard du destin, me fait l'effet d'un tel soulagement que je reviens la serrer pour m'assurer de sa présence, tout en remerciant intimement le ciel de me l'avoir ramené.
— Tu rentres, là ? demandé-je.
— J'allais faire quelques courses, mais...
Son sourire est si grand, il illumine ma journée.
— J'ai une meilleure idée.
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