Chapitre 11 - Aller de l'avant
Le lendemain, je me réveille dans mon lit d'adolescent. Les draps sentent bon la fleur d'oranger, mon parfum préféré, et un filet de lumière passe à travers les rideaux. Mon radio-réveil indique neuf heures et demi. Personne n'est venu me réveiller, personne n'a frappé à ma porte pour me tirer de force du sommeil, personne n'a hurlé : « LAROCHE », comme Bérangère le faisait. L'appartement est calme, silencieux.
Je m'extirpe du lit. Mes pieds effleurent le tapis et trouvent mes pantoufles avant de s'y glisser. Je n'avais pas de pantoufles en prison, mais toujours ces vieilles baskets qui ne me quittaient jamais. C'est presque trop agréable. Je prends tout mon temps pour tirer les rideaux, ouvrir la fenêtre et laisser entrer l'air frais. Le soleil brille aujourd'hui, à l'image de cette sortie que je m'étais imaginé. Je délaisse ma chambre pour traverser le couloir et rejoindre le salon. Quand j'arrive, ma mère est assise dans le canapé, un livre sur les genoux, un châle sur les épaules. Cette vision m'arrache un sourire, elle me rappelle mon enfance. En me voyant, ma mère se redresse d'un bond :
— Tu as bien dormi ? Qu'est-ce que tu souhaites pour le petit déjeuner ? Thé ? Café ? Chocolat ?
— Du café, s'il-te-plaît.
— Très bien, je suis descendue acheter des croissants. Ils sont sûrs la table. À moins que tu ne préfères du pain et du beurre ? Ou autre chose. Je ne me souviens pas de ce que tu mangeais avant que... enfin avant...
Toujours cette chose, suspendue entre nous, cet acte innommable. Est-ce que cela sera toujours ainsi ? Je me force à sourire avant de répondre :
— Les croissants, c'est parfait.
Elle me les pointe du doigt et mon malaise revient. Saisissant. Combien de temps cela va-t-il durer ? Est-ce qu'à chaque fois que ma mère se montrera gentille et attentionnée, je ressentirai ce nœud dans l'estomac, cette impression que tout cela est bien trop beau pour moi. Cette foutue culpabilité me hante et il m'est difficile de retenir mes larmes quand mon regard rencontre le panier de viennoiserie. Par chance, ma mère est déjà partie dans la cuisine et je suis depuis longtemps passé maître dans l'art de dissimuler mes émotions. Pendant qu'elle prépare le café, je m'approche du piano. Il est toujours fermé, je n'ai pas osé l'ouvrir hier soir. J'étais écrasé de fatigue, je suis parti me coucher sitôt le repas terminé. La machine moud les grains en produisant un tintamarre de tous les diables tandis que je tire le tabouret, m'assois et ouvre la protection dissimulant le clavier. Un tissu en feutre noir le recouvre et derrière lui se trouvent les touches blanches et noires.
L'émotion me gagne, les larmes me montent aux yeux. Je coupe ma respiration pour les retenir, le temps de laisser passer la vague. Mes doigts tremblent. Il y a si longtemps que je n'ai pas joué, si longtemps que je n'ai pas entendu le son d'un piano sous mes doigts.
— Tu me joues un morceau ?
Les mains de ma mère se posent sur mes épaules. Je me crispe, puis me détends sous ses caresses, son souffle sur ma nuque. Je ferme les yeux, convoque les souvenirs de ces morceaux que j'ai joué des milliers de fois en rêve, ou pianoté sur mon bureau. Mes doigts se posent sur les touches. Je n'ai pas oublié ces longues heures passées à enchaîner les exercices, à m'imaginer sur scène. Tout m'est resté en mémoire et pourtant, je suis incapable de jouer.
« Et tu ne joueras plus jamais, Laroche, crois-moi ».
Armand a raison. Je n'ai pas le droit de me complaire dans ma passion, quand lui n'a plus de cœur pour battre. Je repousse les bras de ma mère et referme brutalement le piano, avant de me lever.
— Je n'ai plus envie.
Elle ne dit rien. Je ne sais pas si elle a perçu mon trouble, mais elle ne cherche pas à me retenir. À la place, elle retourne dans la cuisine chercher ma tasse de café et me l'apporte. Pendant que mes doigts déchiquètent un croissant pour le porter à mes lèvres et que le beurre et la pâte feuilletée fondent sous ma langue, elle m'explique ce qu'elle compte faire de sa journée :
— Mes amies du club de lecture arrivent à onze heures, on ira ensuite bruncher en ville. Ton père t'a noté l'adresse de la SPIP ici.
Je récupère le morceau de papier qu'elle me tend, où le 58 rue des Cévennes est indiqué. C'est à quelques rues d'ici.
— Je dois y être à quelle heure ?
— Tu as rendez-vous à onze heures et demi. Et j'ai quelque chose pour toi.
Ma mère traverse le salon et revient aussitôt avec une boîte emballée. Je fronce les sourcils, pas persuadé de mériter un cadeau vues les circonstances. Depuis que je suis en prison, mes parents ont toujours pris soin de m'offrir quelques choses pour mon anniversaire, mais les possibilités sont très limitées en cellule. J'avais souvent droit à de nouveaux livres, parfois des biscuits emballés – sous conditions strictes – ou des articles d'hygiènes. Là, quand je déballe le présent, je trouve un tout autre objet. Un téléphone, flambant neuf, de la marque Apple. Je n'en ai jamais eu d'aussi beau, ni d'aussi performant. J'imagine que si je n'avais pas passé huit ans sans téléphone portable, je sauterai au cou de ma mère pour la remercier, mais là, il me laisse totalement indifférent.
Les téléphones sont des armes.
Je repose la boîte sur la table et me contente de dire :
— Merci.
— Je t'ai noté mon numéro et celui de ton père sous l'adresse. Ce serait bien que l'on puisse te joindre. Tu n'es pas obligé de... enfin... tu n'es pas obligé.
Pas obligé de créer un profil sur les réseaux sociaux ? Ma mère ne le dit pas, mais elle comme moi savons à quoi elle fait référence. La police a écumé tous mes réseaux, ils ont trouvé les centaines de messages humiliants que je recevais, ils ont découvert les dickpicks que l'on m'envoyait – oui, parce que c'était moi le « sale pédé », mais cela ne les empêchait pas de m'envoyer leurs bites en photos – et sans doute pire. J'ai honte de ces messages, alors que j'en étais la première victime. J'aurais préféré que mes parents ne sachent jamais pour les insultes et tout ce qui se passait sur internet.
J'aurais aussi aimé qu'ils apprennent mon homosexualité dans d'autres circonstances. Pas forcément de manière solennelle, je n'ai jamais compris cette injonction à faire un coming-out. Je n'ai pas à avouer ce que je suis, je n'en ai pas honte. Mais j'aurais aimé pouvoir me confier à eux, comme on se confie à ses parents, la première fois qu'on est amoureux de quelqu'un. J'aurais aimé leur parler de Florestan, de notre histoire d'amour, et pas de celle qu'il avait gâché et piétiné, comme on écrase un mégot de cigarettes avec sa chaussure couverte de boue.
En pensant à cela, j'ai soudain envie d'une clope. Je n'ai pas fumé depuis hier, ma dernière remonte au matin quand Sylvain m'en avait offert une, puisque Bérangère n'avait pas pris la peine de me rendre mon paquet. J'hésite à demander de l'argent à ma mère pour aller m'en acheter. Je ne leur ai jamais dit que je fumais, mais il suffit de consulter l'historique de mes achats pour le savoir. J'aimerais croire que mon père respectait mon intimité, mais il est avocat, Delphine avait accès à tout, et je connais son besoin de tout contrôler.
— Est-ce que je peux t'emprunter dix euros ? tenté-je quand même.
Sans même me demander pourquoi, ma mère sort un billet de cinquante euros de son portefeuille et me le tend. Mes parents se sont toujours montrés généreux avec moi, beaucoup trop même. Petit, j'avais toujours ce que je voulais. Je n'ai jamais été dans l'abus, sauf en ce qui concernait la musique et les livres.
— Merci.
— On ira à la banque dans la semaine pour demander une carte de retrait.
Je hoche la tête et reprends un second croissant. L'heure tournant, je finis par me lever pour aller m'habiller. Si je ne veux pas être en retard à mon rendez-vous à la SPIP, je dois me dépêcher. Du reste, je n'ai pas très envie de croiser l'une de ses amis du club. J'ignore si elles savent qui je suis, où j'étais et ce que j'ai fait ces dernières années, mais l'idée de tomber nez à nez avec des inconnues qui pourraient avoir eu connaissance de mon histoire, d'une quelconque façon, me donne des sueurs froides.
De retour dans ma chambre, j'attrape un vieux jean que j'associe à un polo blanc, tente de discipliner ma chevelure blonde et prends un sac au hasard sur la plus haute étagère. Lorsque je m'en saisis, des objets dégringolent. Je me penche pour les récupérer et suis aussitôt interpelée par un regard.
Des yeux gris. Des cheveux bruns. Un bras passé par-dessus mon épaule.
J'attrape la photo – l'une des seuls que j'ai gardé de nous deux, datant de l'été 2012 – et la jette dans la corbeille sous mon bureau.
Je prends par contre le temps de jeter un coup d'œil sur le reste. Au milieu d'un tas de chargeurs se trouvent un portefeuille avec ma carte de transport, des sachets de bonbons, et même un billet de vingt euros oubliés. Des vestiges d'une vie qui s'est brutalement arrêtée. Je récupère tout et les glisse dans mon sac, avant de passer la sangle par-dessus mon épaule et de quitter ma chambre.
— J'y vais ! lancé-je à ma mère, sur le palier.
— 2703, me crie-t-elle.
— Quoi ?
Qu'est-ce qu'elle raconte ?
— C'est pour le code, à l'entrée. Et fais attention en traversant.
Sa remarque m'arrache un sourire. Compte-t-elle se comporter ainsi jusqu'à la fin de ma période probatoire ou jusqu'à la fin de ma vie ? Je lui souhaite une bonne matinée et m'en vais. Me retrouver seul dans le couloir me fait un drôle d'effet, presque autant que d'appuyer sur le bouton de l'ascenseur. Je passe d'un pied à l'autre en me rongeant les ongles, le temps de l'attente, de crainte que quelqu'un ne débarque dans le couloir. L'ascenseur s'ouvre sur une vieille dame. Si elle ne fait même pas attention à moi, moi, je manque de la percuter.
— Pardon, désolé.
Je m'engouffre dans l'ascenseur et appuie rapidement sur le bouton du rez-de-chaussée. Il va falloir que je parvienne à dompter cette peur de l'autre et à arrêter de croire que des projecteurs sont braqués sur mon visage.
« Huit ans, c'est long huit ans » me répété-je. Les gens t'ont sûrement oubliés, la vie a continué, le Covid est passé par-là, le monde a changé.
Et au fond, c'est peut-être ça le pire. La vie a continué, alors que pour moi, elle s'est figée en 2014.
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