/💥/ Viva la revolución
Il nous a fallu deux journées entières, mais on a réussi.
À défaut d'avoir une solution pour mettre fin au siège, on a décidé d'arrêter une injustice.
Ça n'a pas été évident de faire comprendre aux habitants que les Wakizas doivent cesser d'attaquer les Ohanzees. Tout le monde n'a pas adhéré au mouvement bien évidemment, c'est pourquoi on s'est concentré sur la population jeune, plus sensible et habituée aux problématiques de bien-être chez les "animaux". Il y a eu des débats, des disputes, quelques insultes, mais au final, ça a payé.
Charly, notre bande et toutes les personnes qu'ils ont réussi à convaincre sont partis manifester. Ils se sont dirigés vers l'avant poste principal et de ce que m'a dit ma guéparde, ils sont arrivés juste à temps. Les Wakizas étaient en train de s'équiper pour partir capturer des Ohanzees, soi-disant pour réduire leur nombre. Je doute que Daniel soit stupide à ce point, c'était de toute évidence un mensonge. La véritable optique de cette mission était probablement de redonner du moral aux troupes en leur prouvant qu'ils sont toujours capables de se battre, ou quelque chose dans le genre.
La guéparde m'a décrit la scène. Elle, en tête de ligne d'une foule en colère, face à son père qui tirait une gueule de six pieds de long. Il n'était pas particulièrement en colère, plutôt étonné et déçu que sa fille devienne son principal opposant. Face à cette protestation, le maire par intérim a accepté leurs revendications et a juré de ne plus attaquer les Ohanzees. Plus qu'à espérer qu'il tienne sa promesse.
S'en est suivi une sorte de conférence improvisée où les habitants posaient des questions à Daniel sur la situation qui répondait avec son assurance habituelle. Lorsqu'on lui a demandé ce qu'il comptait faire vis-à-vis des réserves de nourriture, il a expliqué être en train de préparer un bateau suffisamment rapide et résistant pour ramener des provisions par la mer, mais aussi un gros camion blindé pour en ramener par la terre. Tout le monde a sauté de joie en entendant cette nouvelle, heureux que les Wakizas ne les aient pas abandonnés.
Cela peut sembler bizarre ou stupide qu'on ait changé d'avis aussi rapidement. Mais face à cette douleur si profonde et déchirante que l'on a ressentie, impossible de faire autrement. Malgré toute la haine qu'on éprouve à leur égard, il nous est impossible de vouloir leur faire du mal. Ils ne sont que des jouets répugnants où est enfermée une âme pure et meurtrie. Maintenant que nous le savons, il est de notre devoir de les aider.
En espérant qu'on ne se fasse pas manipuler par Lucy.
Je n'ai malheureusement pas pu assister à ce soulèvement. Charly est toujours une personnalité publique dans le village, mais moi, je suis toujours aussi détestée. J'ai donc décidé que le meilleur moyen d'aider la cause était de rester chez moi à continuer de lire, encore et encore.
La guéparde est rentrée. Ça fait au moins une demi-heure que je suis bloquée sur le même paragraphe. Mes yeux avancent, mais mon cerveau a un train de retard, alors je recommence, sauf que cette fois ce sont mes yeux qui s'arrêtent au milieu de la phrase. Quand par miracle je parviens à avancer un tantinet, j'oublie une information donnée deux lignes plus haut et suis obligée de tout relire.
C'est un cauchemar.
Le gros chat m'extirpe de ma torture et me saute dessus. Elle m'a ramené les rations pour la semaine. Deux trois conserves, quelques fruits bien murs et un peu de viande –qui sera surtout pour elle–. Si les habitants finissent par mourir de faim, je me demande si les prédateurs vont se mettre à manger les herbivores. Une expérience sociale unique, mais qui je l'espère, n'aura jamais lieu.
Deux minutes plus tard, je referme le livre avec une telle violence que le claquement résonne dans le couloir. Charly tourne la tête alors que je l'aperçois essayer tant bien que mal d'atteindre les placards les plus élevés de la cuisine. Elle est tout étonnée, comme un chat que l'on surprendrait en train de faire quelque chose qui lui est interdite.
« J'en ai marre ! Si on survit à tout ça, je veux passer au moins 2 mois entiers sans lire !
— Tant que ça ?
— J'arrive même plus à comprendre ce que je lis, c'est juste une bouillie de mots, raaah ! »
La guéparde laisse tout en plan et revient s'assoir sur le canapé, à côté de moi.
« Tu devrais p'tet te reposer.
— J'ai pas le temps pour ça, faut vite qu'on trouve une solution !
— Tu sais des fois, faut prendre du recul. À force d'avoir le museau dans tes bouquins, tu passes p'tet à côté de quelque chose tu vois ? Genre comme quand j'étais gamine et que j'ai tenté d'apprendre à voler.
— Mais t'es un guépard.
— J'le savais pas encore ça. J'pensais qu'j'allais être un rapace ou un truc dans le genre qui va super vite. Alors pour m'entraîner j'ai sauté plein d'fois depuis le haut de la falaise, celle de la décharge. Au bout d'un moment j'ai pris du recul et j'me suis dit que j'pouvais pas voler vu que j'avais pas encore d'ailes. »
Comme si elle lisait dans mes pensées, la guéparde se justifie.
« Oui oui je sais, j'étais complètement conne, mais je m'étais tellement persuadée que je pouvais voler que j'essayais vraiment tu vois ! Puis j'étais qu'une gosse t'façon, j'réfléchissais pas trop comme il fallait. »
Son histoire est suffisamment stupide pour être vraie. En y réfléchissant bien, elle n'a pas tort. Lorsqu'on est figé sur une idée fixe, on finit par ne même plus se rendre compte à quel point elle est stupide. Ou toxique.
Je pose le livre sur la table basse, la remercie et lui annonce que je vais prendre l'air. Elle me souhaite alors une bonne balade et retourne vaquer à ses occupations. Suite à une discussion que l'on a eue, on s'est mise d'accord pour avoir nos moments de solitudes. Étonnamment, Charly a été très réceptive à ma demande et a même affirmé que cela lui ferait du bien à elle aussi. D'une manière assez ironique et égoïste, ça m'a presque fait mal de l'entendre dire ça. Comme si cela satisfaisait mon égo d'avoir un mini fan-club en permanence à mes trousses. Probablement est-ce le cas. Raison de plus pour s'en éloigner de temps en temps.
Le temps est mauvais. Les quelques gouttes que je sens en sortant me convainquent de prendre un imperméable. Je ne sais pas vraiment si c'est lié, mais depuis le début du siège, le temps s'est drôlement dégradé. Il pleut beaucoup, il fait plus frais et les journées sont drôlement obscures. Lorsqu'on a appris que certains habitants récoltaient l'eau de pluie, on s'est empressé de demander à Daniel de l'interdire. Si c'est Lucy qui fait pleuvoir et que d'une façon ou d'une autre, l'eau est contaminée, on risque d'avoir tous les habitants transformés en wendigos en un rien de temps.
C'est sûrement pour ça que plus personne ne sort lorsqu'il pleut. Sauf moi, avec mon anorak bien trop grand qui cache la moitié de mon champ de vision. Le mauvais temps s'arrête et je peux relever ma capuche. Après quelques instants à laisser mon cerveau divaguer, un tas d'informations et de questions me reviennent en tête. J'étais tellement prise par les livres que j'en ai oublié ma future transformation. Cette dernière est inévitable désormais, puisque je ne peux quitter Demon Wood.
Je soupire.
Le mélange du béton et de l'herbe mouillé me ralentit. Un anesthésiant qui me fait bâiller et me donne une envie folle de m'enrouler dans un plaid. Les lampadaires me servent de projecteur. J'entre sur la scène quelques instants, la traverse de cour à jardin[1] puis retombe dans l'obscurité quelques instants. Quelques volets des maisons sont ouverts. J'aperçois quelques bribes de vie derrière les carreaux des habitants assez courageux pour rester ici. Des animaux qui mangent, jouent, discutent, regardent la télé.
Là tout de suite, si je devais me transformer, je serais probablement un chien errant. Je crois que cela me plairait d'une certaine façon. La liberté, l'autonomie, le ciel étoilé.
La faim, le froid et la solitude .
Je ne sais pas si c'est une caractéristique de l'humain ou si notre vision du monde est devenue comme ça au fil du temps, mais cela m'attriste de constater que tout est forcément noir ou blanc désormais. Républicain ou démocrates, antifa ou fasciste, pacifique ou fou furieux.
La beauté d'une œuvre vient de ses contrastes. Il en va de même pour la vie. Alors, pourquoi vouloir l'anesthésier à ce point ? Probablement pour la rendre plus simple et accessible. C'est d'une tristesse. Quel gâchis.
Je reviens à moi-même après cette conclusion. Cela fait combien de temps que je n'aie pas laissé mon cerveau divaguer à ce point ? Beaucoup trop.
Je décide de retenter l'expérience, mais en l'orientant légèrement. Le diable. Nous devons le vaincre, d'une manière ou d'une autre. Nous savons que son point faible est son cœur. Mais pour le détruire, il nous faut d'abord le trouver. Probablement le garde-t-il sur lui. Ce rat doit être en train de se cacher quelque part. Comment peut-on espérer trouver le diable dans une forêt remplie de créature sous ses ordres ?
Revenons un petit peu en arrière. Le diable a déjà été battu, comme Susie nous l'a traduit. Mais nous n'avons trouvé aucune autre mention de ce combat nulle part ailleurs. Si on en croit Lucy, tout a été détruit par Ally pour que personne ne puisse le retrouver. De toute manière il ne nous reste que trois livres de la réserve que l'on n'a pas encore lus. Un sur les roches de la régions –pourquoi avoir caché ça ?–, un autre écrit par l'une de mes prédécesseures sur un habitant qui est devenu complètement fou –l'œuvre du diable ?– et enfin un très vieux livre de légendes que nous avons déjà survolé.
Si l'on ne trouve rien là dedans, ce qui est plus que probable, on devra chercher dans les livres de la bibliothèque. Autant dire que je ne me fais pas trop d'espoirs là-dessus. June et Adam ont quasiment fini d'éplucher les grimoires de Susie et Yéléna ne trouve rien non plus de son côté.
Il me faut au moins trois quarts d'heure pour atteindre la maisonnette de Susie. Ce n'était pas vraiment mon objectif, mais au fur et à mesure que je m'en rapprochais, je trouvais cela dommage de ne pas passer dire bonjour à mes deux amis. La vieille hutte en lisière de forêt n'a pas bougé. Lorsque je toque puis rentre, je tombe sur June, Adam et Susie en train de boire de la soupe.
On me salue et Susie me demande de m'assoir avec son ton passif agressif. Une assiette est prête, encore fumante, juste pour moi. Je la remercie sans même relever son don de voyance et la discussion se lance entre nous tous. J'en viens à demander à la biche de nous relire ce fameux texte.
On se concentre tous les trois, mais non, il n'est marqué nulle part comment ils ont compris où se cachait le diable. À vrai dire, il n'y a même pas de précision sur comment ils sont parvenus à le vaincre. Le diable a été surpris par les armes des colons et les alliés des Wakizas ont réussi à arracher son cœur on ne sait comment.
C'est Adam qui met le point sur un détail qui, je l'avoue, m'était plutôt passé à côté :
« C'est qui ces Umpquas qui ont arraché le cœur du diable ? Ce ne sont pas des Wakizas ? »
Susie répond avec une aisance impressionnante, à croire qu'elle a attendu toute sa vie qu'on lui pose cette question.
« Les Umpquas étaient des natifs, exactement comme les Siuslaw dont faisaient partie les Wakizas. Ils avaient quatre groupes de tribus, tous près de rivières, de ruisseaux ou de lacs. Ils étaient plus au sud, mais restez tout de même des voisins, avec lesquels nous faisions parfois la guerre, parfois des échanges. Et à en croire ce texte, ils étaient là lors du combat contre le diable. »
June et moi nous regardons, traversés par la même idée. C'est elle qui prend la parole :
« Tu sais s'il y a toujours des Umquas en vie ?
— Dans le village, non, aucune descendant d'Umpquas. Ils habitaient suffisamment loin des Ohanzees pour ne pas s'inquiéter de leur présence et n'ont pas rejoint notre communauté. C'est bien pour cela que je suis curieuse d'apprendre leur présence dans ce combat.
— Peut-être avaient-ils peur de sa puissance ? S'il rasait les Wakizas et notre colonie de la carte, rien ne l'empêchait d'aller plus loin après tout. »
J'ai dit notre colonie. Je me sens un peu bête, mais personne ne semble faire attention à cette erreur, ce qui me fait sourire.
« C'est en effet la possibilité la plus probable. Cependant je ne sais pas si eux aussi ont été enfermés dans Demon Wood ou non. »
Un regard d'incompréhension se propage autour de la table jusqu'à revenir à Susie qui soupire.
« Vous ne croyez quand même pas que seul Daniel est au courant ? Cet imbécile m'a demandé plus d'une fois de garder le secret et c'est pourtant lui qui vous l'a révélé.
— Vous parlez du fait que nous sommes dans une sorte d'instance séparée du reste du monde ?
— Bien entendu. Demon Wood n'existe pas, pas plus qu'Oddly Bay. Tout du moins, pas pour les étrangers.
— Vous savez pourquoi ? »
Ma curiosité revient au galop.
« Bien sûr que je le sais ! Ce n'est pas votre internet qui va vous l'apprendre ! »
On se rapproche tous les trois de Susie pour être sûrs d'entendre les prochains mots qui s'apprêtent à sortir de sa bouche, bénis d'une chance inouïe de pouvoir en apprendre davantage.
« Lorsque les Wakizas se sont rendu compte que le diable ne pouvait être annihilé et que les Ohanzees n'avaient pas disparu, ils ont pris la décision de séparer Demon Wood du reste du monde, de l'emprisonner. Le plan initial était de ne pas capturer Oddly Bay dans cette bulle, mais la puissance était phénoménale, bien trop grosse pour la contrôler avec une telle précision.
— Donc on s'est retrouvés piégés avec les Ohanzees pour qu'ils ne puissent jamais quitter Demon Wood répond Adam qui vient de finir sa soupe.
— Un petit sacrifice. Seuls nous autres habitants pouvons sortir et rentrer dans Demon Wood. Tout du moins, c'est ce que nous croyions, mais les nouvelles pièces du puzzle que vous avez amené ont prouvé le contraire. »
Charly.
« Si les Umquas sont dans Demon Wood, vous ne les trouverez pas. Il faut connaître l'endroit afin de s'y rendre. Cependant, s'ils n'ont pas été pris dans Demon Wood...
— Il y en a peut-être encore dans une réserve ! s'écrit June en sautant sur sa chaise avec ses petites pattes.
— Et si l'on arrive à les trouver, peut-être pourront-ils nous aider pour trouver et vaincre Lucy ! » renchérit Adam.
Un nouvel espoir anime notre assemblée. Une piste ! Enfin ! Quelque chose de tangible qui pourrait nous faire atteindre notre objectif !
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