/🐈/ Un gros chat reste un chat

Le soleil se couche. Il peint le ciel de couleurs chaudes et apaisantes qui semblent le consumer d'un feu ardent. Je l'aperçois depuis les fenêtres qui forment le toit de la bibliothèque. Je me sens toute chose. Le décalage horaire ? L'air iodé ? La ville remplit d'humains animaux ? Sûrement le dépaysement de manière générale.

C'est une sensation étrange que d'être au travail alors que la nuit tombe –pendant cette saison en tout cas–. Et ce n'est pas vraiment plaisant au premier abord. Mais quand je me pose dans ma chaise en observant le ciel, je me dis que cela pourrait être pire. Les couchers de soleil sur la mer doivent vraiment être incroyables maintenant que j'y pense. Dommage que je ne puisse pas quitter mon poste.

Ce magnifique brasier céleste, en plus de m'émerveiller, m'effraie quelque peu. J'ai peur de m'endormir avant la fin des horaires que je me suis fixée. Je dois tenir jusqu'à minuit, minimum. Cela ferait 9 heures d'ouverture, ce qui correspond à peu près à des horaires normaux.

J'ai quand même accepté drôlement vite de vivre la nuit.

Je suppose que quelqu'un d'autre aurait émis un petit peu plus d'opposition au fait de changer complètement sa vie. Cela aurait probablement découragé la plupart des personnes de venir vivre ici. Mais j'aime tellement le charme de cet endroit, encore plus depuis que j'ai découvert sa spécificité. Même si certains aspects m'inquiètent, je n'ai vraiment pas envie de partir. Ma curiosité maladive a enfin trouvé un lieu où elle pourra constamment se nourrir pour un petit moment.

Depuis le bûcheron aux allures de top model, je n'ai pas eu de clients. J'ai continué d'éplucher les prêts en cours, de trier des livres mal rangés, ou encore de découvrir les ouvrages que composent mon lieu de travail. Je me rends bien compte qu'une grande partie de ce qu'on m'a appris pendant mes études ne me servira absolument à rien dans cet endroit. Ce n'est pas ici que je vais avoir des livres millénaires à garder sous scellé, ou que je vais devoir organiser des séances d'autographes d'auteurs célèbres. Moi qui rêvais de devenir conservatrice de la Bibliothèque du Congrès à Washington, mes ambitions ont bien diminué... Mais je vais me plaire ici. Et c'est le principal, non ?

Rien que ce bâtiment va me réserver quelques surprises. J'ai essayé de retourner au fond des rayons une fois encore. Mais comme lors de ma dernière tentative, je me suis sentie bizarre et ai préféré faire demi-tour. Comme si tout mon corps m'envoyait des signaux pour que je n'aille pas au fond de la bibliothèque, là où se trouve la porte de la réserve. Peut-être est-ce seulement psychologique après tout, un blocage mental que je me fais moi-même subir. Si j'essaye régulièrement, je suppose que je parviendrais vite à outrepasser cette peur irrationnelle. Je veux dire, c'est juste des livres, que peut-il y avoir de si horrible ?

J'aimerais pouvoir dire que la bibliothécaire qui ne fait rien derrière son comptoir est un cliché. Et dans une grande bibliothèque, c'est vrai. Mais là, sans aucun client... Je n'ai pas énormément de choses à faire. Tout ce que je peux faire pour m'occuper, c'est lire. Après tout, ça fait plus ou moins partie de mon boulot ! Ou peut-être que j'essaye juste de me convaincre que je mérite mon salaire.

Mon salaire parfaitement inconnu pour l'heure par ailleurs. Le capitaine m'a dit hier que le maire –en personne– devrait passer rapidement pour m'en parler. Il ne faut pas que je sois en train de me tourner les pouces quand il arrivera ! Ce serait le meilleur moyen de me faire renvoyer. Même si maintenant que j'y pense, Grand Ours était en train de dormir quand je suis arrivée... J'imagine qu'un homme d'une soixantaine d'années est sûrement plus excusable qu'une jeune fille d'à peine vingt ans.

Je me demande bien quel animal est le maire... Je veux dire, il doit être très imposant pour avoir de l'autorité face à des ours, des loups et autres carnivores à la mâchoire puissante et aux griffes aiguisés. D'ailleurs est-ce qu'ils se transforment seulement en animaux ou aussi en insectes ? Parce que vivre en étant un cafard ça ne doit pas être évident. Faut surtout pas que j'écrase de bestiole la nuit ! Je risquerais de tuer un habitant sans m'en rendre compte ! Cette pensée me rend soudainement anxieuse, je dois vraiment faire attention à chacune de mes actions ici. Je risque de vite m'attirer des ennuis sinon.

Perdue dans mes pensées, je ne me suis même pas rendu compte que la nuit était presque tombée. Je me lève et me tourne vers le compteur électrique à côté du bureau. J'actionne les interrupteurs étiquetés "lumières" et vois les vieux luminaires industriels suspendus au plafond s'allumer. Ils produisent une vieille lumière jaune peu attrayante qui transforme tous les livres, même les plus récents, en de vieux manuscrits aux pages jaunis par le temps.

Note à moi-même, demander de nouvelles ampoules au maire.

Et qu'elles soient installées par un singe ou un oiseau.

L'année dernière à l'université, j'avais tout un tas d'idée sur comment rebooster la fréquentation d'une bibliothèque. Et maintenant que j'en dirige une, je vais pouvoir mettre tout cela en œuvre ! D'un côté j'ai hâte, et de l'autre je suis anxieuse. Mon manque d'expérience risque de me faire défaut, tout comme mon manque de connaissance. Je ne sais pas ce qu'aiment les habitants. Je ne sais même pas ce que sont les habitants...

Les habitants de Chicago, c'est pas très compliqué. Tu leurs donnes un pack de bière, des pizzas-façon-Chicago, un match des Chicago Bears, un canapé confortable –acheté à Chicago–, et ils sont contents. Pour les Californiens, tu crées un concept à la con saupoudré d'action environnementale et de lutte pour l'égalité en embauchant des membres de la communauté LGBT aux cheveux verts, et tu fais un carton ! Pour les New-Yorkais c'est encore plus simple ! Ils aiment les endroits avec de la bouffe européenne et où ils peuvent être vus.

Certaines personnes parleraient de stéréotypes. Moi je parle de sciences humaines.

En tout cas, ici, je ne sais pas du tout ce que les gens aiment. L'Oregon, c'est la nature. La liberté. Et Portland avec tous ses hipsters et ses coffee bars. Mais cet endroit semble si... unique. Je ne pense pas pouvoir trier la population aussi simplement ici. Comme si chaque personne était complètement différente de son voisin. Bien évidemment on est tous spéciaux quelque part, nous ne sommes pas des copies conformes. Mais il y a généralement des similitudes entre des personnes qui habitent en un même endroit. Or ici, j'ai la sensation que la seule chose qu'ils partagent, c'est leur amour pour leur côté animal.

Ça à le mérite d'être un début de piste.

Alors que la nuit est complète désormais, mon estomac me rappelle soudainement ma condition humaine. J'ouvre mon sac à dos que j'avais posé contre le bureau et dévore mon sandwich fait-maison avec une faim de loup. J'en ai bien besoin, surtout que je me sens... bizarre.

J'ai encore du mal à réaliser que cet enfoiré est mort...

Maintenant qu'il fait nuit, il devrait y avoir plus de clients. Quoique normalement on va à la bibliothèque à la fin de la journée, pas au début... Bon techniquement c'est la fin de la journée, mais pour eux c'est le début. Peut-être que leur temps libre est à la fin de leur journée, comme nous, sauf que ce serait le début pour nous si pour eux c'est la fin... C'est ce qui semble le plus logique... Je crois ? Je me suis perdue.

Faut vraiment que je note mes questions quelque part moi...

Je vois la porte s'ouvrir devant moi et manque de sursauter, complètement perdue dans mes pensées et dans mon sandwich.

Roulement de tambour. Quel animal va débarquer ? Maintenant que j'y pense, la porte doit être trop lourde pour les petits animaux. Peut-être l'automatiser ? En plus de mes questions, faut que je note mes idées pour la bibliothèque !

Et c'est un chameau que je vois entrer. Ou un dromadaire ? Je ne pensais pas que ce genre de culture générale aurait pu m'être autant utile un jour. Et je ne pensais pas non plus un jour voir un tel animal avec du rouge à lèvres.

La porte grince puis claque derrière lui, le faisant sursauter par la même occasion, tournant sa tête d'un coup sec pour vérifier ce qu'était ce bruit venu de l'enfer. Changer la porte doit être prioritaire si je veux éviter des crises cardiaques à mes clients.

J'hésite à prononcer une phrase de bienvenue. Un « Bienvenu dans la bibliothèque d'Oddly Bay ! »... Non, ça fait trop restaurant. « Bienvenue dans l'entre de la connaissance ! »... Mais qu'est-ce que je raconte moi ? « Bienvenue, peu importe ce que vous cherchez, vous trouverez votre bonheur ! »... Mouaif, on dirait un bazar... Ou une maison close.

Il finit par me devancer alors que je suis encore une fois ralentie par mes réflexions inutiles d'asociale anxieuse. Et c'est une voix de femme étrangement suave et chic qui me dit :

« Oooh mais vous êtes adorable ! Je vous imaginais plus... décousue ? »

Je ne pensais pas un jour recevoir un compliment de la part d'un chameau à la voix d'une actrice porno au rabais. Compliment, c'est vite dit d'ailleurs.

« Je tenais absolument à voir à quoi vous ressemblez ! Vous comprenez, tout le village ne parle que de vous. »

Donc tous les habitants vont défiler pour me voir ? C'est une bibliothèque ou un zoo où je suis l'animal ? Je réponds en essayant de garder mon sourire face à cette situation plutôt désagréable :

« Et bien merci du compliment. Est-ce que je peux vous aider d'un point de vue littéraire ?

— Ohohoh non du tout ! J'ai un emploi du temps bien trop chargé pour lire ! Vous comprenez, je suis tout de même l'assistante du maire ! »

Intéressant.

« Justement, on m'a dit qu'il devrait passer dans la semaine pour discuter avec moi. »

Elle me lance un regard agacé un quart de seconde avant de reprendre son espèce de fausse expression de bourge des années 50... Version chameau. Ou dromadaire. Je sens bien qu'elle n'a pas apprécié que je change le sujet de la conversation. Elle put l'égocentrisme, ça empeste même à plusieurs pieds de distance. Je ne suis même pas sûr qu'une tonne de parfum couvrait l'odeur immonde qu'elle émane.

« Oui, il m'en a parlé brièvement. Mais j'étais en train de remplir des papiers très importants pour la construction des prochaines habitations du quartier nord. Il faut bien que quelqu'un s'occupe de notre baie, vous comprenez ? »

Mon dieu, comment je peux me débarrasser vite d'elle.

« Et bien j'ai été ravi de vous rencontrer madame... ?

— Hendleton. Madame Hendleton.

— Et bien madame Hendlethon, merci de vous être déplacée en personne pour me rencontrer.

— ... »

Touché.

« Mais je vous en prie, voyons, madame la bibliothécaire. »

Elle insiste sur mon métier, comme pour me rabaisser. Elle croit vraiment que je l'envie d'être l'assistante du maire d'un village perdu au fin fond de l'Oregon ? Elle fait demi-tour puis observe la porte avant de me regarder. Je comprends assez vite et me lève pour lui ouvrir. Et elle part sans même me dire au revoir, seule avec son énorme égo qui doit peser bien lourd sur ses bosses.

Quelques clients plus normaux passèrent ensuite. Un poney, un sanglier, un raton laveur –qui a gratté la porte pour que je lui ouvre– et quelques autres créatures. Tous furent quelque peu déboussolés en me voyant. Certains n'osèrent même pas me parler, d'autres prirent le temps de discuter pour savoir si j'allais bien par rapport à l'attaque, ou alors pour me rassurer... Certains ont été un poil plus agressif, mais je suis contente que ce ne soit qu'une minorité !

Alors que je discutais avec une chèvre fermière vers onze heures, la voix robotique de Charly est sorti du talkie-walkie que je n'avais bien évidemment pas éteint : « Heeeey salut poupée, devine qui est la bombasse qui vient de se réveiller ?! C'est bibiii. »

L'horrible gène pour moi, alors que mon client se mit à rire comme... une chèvre. Je lui demande de m'excuser puis propose à Charly de lui parler plus tard. Une fois ma discussion avec le quadrupède terminée, je l'appelle et elle me répond au quart de tour.

« Je suis au boulot Charly, tu peux pas te mettre à parler comme ça d'un seul coup !

— Oh mais y a un bouton pour ça je crois ! »

Une sonnerie bien trop fort retentit alors dans mon oreille que je m'empresse d'éloigner de ce vacarme.

« Je crois que j'ai trouvé la sonnerie. »

Elle me fatigue déjà...

« Bref, je viens te voir à la bibliothèque !

— Hein ? Mais, quoi, comment, pourquoi ?

— Bah je sais pas, j'ai envie de te voir !

— Je suis au travail Charly.

— Roooh, tu finis à quelle heure ?

— A minuit, mais je dois aller faire des courses après.

— Parfait, je t'accompagne !

— Mais–...

— A toute à l'heeeure !

— Charly ? CHARLY ?! »

Mon Dieu qu'elle m'agace !

À minuit pile, alors que range pour tout bien fermer, je vois la porte s'ouvrir et un beau guépard apparaître. Nos regards se croisent et elle me saute dessus, me faisant tomber à terre comme un gros chien le ferait.

« Emilyyy comment tu vaaas ?

— Je crois que tu viens de me casser le cul...

— Roooh attend au moins qu'on soit dans une chambre pour ça ! »

J'ai tendu le bâton, c'est vrai.

Je me relève et attrape la clé ainsi que mon sac. J'enfile mon sweat et éteins toutes les lumières ainsi que le chauffage –il fait pas si chaud que ça dans l'église du savoir– puis sors en fermant l'immense porte. Charly en profite pour frotte sa tête contre ma jambe comme un chat. Jamais connu quelqu'un d'aussi collant.

J'aperçois qu'elle à son sac à dos camouflage sur le dos. Maintenant que j'y fais attention, il semble avoir été modifié spécialement pour sa forme féline. Je crois qu'elle peut le mettre sur son dos ou son ventre à sa guise.

Elle me demande de prendre quelque chose dedans. Je l'ouvre donc et aperçois plusieurs lettres à l'intérieur, ainsi qu'un petit colis. J'attrape au fond une espèce de poche noire dans laquelle se trouve un talkie-walkie. Je le pose au sol, suivant ses consignes, et je la vois l'enfiler avec une agilité impressionnante, passant la sangle par sa patte puis se roulant par terre. Voilà maintenant le talkie-walkie accroché juste sous son cou.

« Tu vois, on apprend à se débrouiller ! On s'entraide, on fabrique des objets pour nos formes animales.

— Impressionnant... Et dire qu'il m'arrive de me battre avec un simple t-shirt.

— Oh t'inquiètes, moi aussi ! Le pire c'est l'hiver quand il faut enfiler les habits nocturnes. Un putain d'enfer.

— C'est quoi toutes les lettres que t'as dans ton sac ?

— Et bien, c'est mon travail.

— Comment ça ?

— Je suis la factrice du village, je pensais te l'avoir déjà dit. »

J'imagine que c'est logique.

« Qui de mieux placer qu'un léopard pour livrer des colis n'est-ce pas ? » dis-je innocemment, persuadée de la complimenter sur sa vitesse.

Pourtant, je la vois qui me lance un regard noir, hargneux même. Je ne l'ai jamais vu comme ça. Cela m'effraie même légèrement, oubliant un court instant que c'est Charly, et pas seulement un prédateur aux crocs et aux griffes acérées.

« JE

NE

SUIS

PAS

UN

LEOPAAAAAAAAARD ! »

Dit-elle avant de grogner agressivement vers moi en baissant les oreilles, comme prête à me bondir dessus. Puis elle se calme, visiblement vexée, alors que mon cœur s'est arrêté un instant.

« La prochaine fois que tu fais l'erreur, je déchire tes fringues. »

... D'accord... C'était étrange.

« Excuse-moi, je voulais pas te vexer.

— Mouai... Fais attention... »

Et elle change soudainement de voix, revenant à la Charly traditionnelle remplie de joie et d'optimisme. Elle ne semble pas plus perturbée que ça par son bandage autour de sa taille, juste au niveau de sa blessure. Blessure qui n'a que 24 heures par ailleurs.

« Bon ! On va les faire ces courses !

— Et ton travail ?

— T'inquiètes pas pour ça, c'est tranquille cette nuit. Et puis ils vont faire quoi s'ils sont pas contents. Me courir après ? »

Et elle se met à rire, un bruit étonnamment aigu pour un animal capable de grogner avec autant de férocité. Je manque de peu de sursauter en l'entendant, persuadé que cela provient d'un oiseau...

« Je savais pas que les...

— Guépards.

— Que les guépards riaient comme ça.

— Il y a 2 jours tu savais même pas que des humains pouvaient se transformer en animaux tu sais. »

Touché.

Elle se met à marcher, une démarche très élégante, comme les félins savent si bien l'exécuter, avec une grâce qui leur est propre. Chaque pas semble précis, minutieux, en harmonie parfaite entre leurs jambes. Un coup c'est la patte droite avant et la gauche arrière qui se soulève pour se poser un petit peu plus loin, puis l'inverse, dans un silence apaisant, comme si ses coussinets étaient en fait des petits coussins d'air qui lévitaient juste au-dessus du sol. Dieu que cet animal est majestueux.

Même si ça me tue d'avouer que cette bête qui dégage une sorte d'aura envoutante n'est autre que Charly.

Et lorsqu'elle passe devant moi alors que je l'observe, j'aperçois son... Sa...

COMMENT PEUVENT-ILS SE BALADER NUS ?!

C'est une sorte de camp naturiste nocturne cet endroit en fait ! Qu'ils ne comptent pas sur moi pour faire pareil, c'est hors de question !

Je me dépêche d'avancer pour me retrouver à côté d'elle. Le ciel, plafond infiniment grand est d'un noir profond. Un noir qui semble capable d'engloutir tout ce qui se trouve à proximité, mais qui est pourtant bien faible face à la puissance des étoiles qui tachent cette magnifique toile de petits points blancs.

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