/🍔/ Tableau en liège
On passe par le bord de mer, plus par envie que par réelle nécessité. L'air marin a quelque chose de revigorant. L'iode battu pendant des siècles par des galions venant des quatre coins du monde a quelque chose d'enrichissant. Comme un héritage qu'il nous transmet, une histoire qu'il nous raconte.
L'eau n'est pas très chaude pourtant beaucoup d'habitants se baignent. Puisque l'eau potable est rationnée, c'est la seule option viable pour prendre une douche. Je l'ai fait quelquefois, mais vu que je suis obligée de me rincer à l'eau propre après pour ne pas être prise de démangeaison, l'intérêt me semble drôlement limité.
Charly a discuté dix minutes avec un brochet puis on est parti récupérer Adam. Il a plutôt bonne mine pour une chouette qui s'est retrouvée les tripes à l'air. Nous voilà donc tous les cinq, une fois encore. Je m'attendais à voir plus de monde pour la sortie de notre ami, mais cela ne m'étonne pas plus que ça à vrai dire. Adam n'est pas la personne la plus sociable et n'a que les filles comme amies. Je pensais qu'au moins ses parents viendraient, mais il nous explique qu'il a déjà passé la matinée avec eux.
On se dirige ensuite vers le diner de Shaky Aunty. Elle ne l'a pas fermé, sans surprise. Ça se sent dans son attitude que c'est une résistante, le genre qui a un fusil à pompe caché sous le comptoir et n'hésiterait pas à s'en servir si quelqu'un venait à la braquer. Je reconnais le couple de vieux qui m'avait mal regardé le jour de mon arrivée. Je crois qu'ils me détestent encore plus maintenant.
On s'assoit sur une banquette et Yéléna reste en bout-de-table pour des raisons de dimensions. On commande un petit burger avant de reprendre notre discussion qui dérive rapidement sur la situation actuelle. C'est June qui prend la parole.
« J'ai quand même une question. Pourquoi est-ce qu'ils ne nous attaquent pas ?
— C'est le diable, j'pense qu'il a plutôt envie d'nous voir crever à p'tit feu. Ça l'amuse quoi. Parce que j'ai envie d'te dire, maintenant qu'il a son cœur, il a pu vraiment de raison de vouloir nous exterminer.
— Mmhmm... Il fait ça pour le plaisir réponds Yéléna, son immense burger végétarien à moitié dévoré en une bouchée.
— Je ne suis pas sûre. Je renchéris : s'il avait vraiment envie de s'amuser, je pense qu'il lâcherait tous les Ohanzees sur nous pour qu'on finisse en viande hachée. »
L'image passe mal du côté de Charly qui recule son assiette. Je pose ma main sur sa patte comme pour m'excuser, même si je sais bien qu'elle ne m'en veut pas le moins du monde.
« Dans ce cas pourquoi est-ce qu'il ne le fait pas ? demande la chouette.
— J'ai ma théorie. »
Les regards se tournent vers moi. Un hochement de tête de ma guéparde me donne l'autorisation d'expliquer ma pensée.
« Je pense qu'il y a une deuxième pierre de la ville. »
Regards perdus. Je continue.
« On a tous vu la même chose. Charly a fait reculer les Ohanzees.
— J'sais pas comment j'ai fait mais genre... Comme j'vous l'avais dit, j'arrive à comprendre ce qu'ils ressentent maintenant. C'est trop bizarre. Et j'ai eu comme l'impression de pouvoir communiquer avec eux, comme s'ils allaient me comprendre. Puis vu que j'étais à moitié sonnée, j'ai pas réalisé à quel point l'idée était complètement conne.
— Sauf que ça a marché. Elle a réussi non seulement à les arrêter, mais aussi à les faire partir.
— D'accord les amoureuses, mais venez-en au fait ! »
L'impatience de Yéléna me stresse. C'est déjà assez difficile comme ça de mettre toutes ces idées dans l'ordre. June vient à ma rescousse.
« Tu penses que c'est Charly qui les empêche de nous attaquer ? Maintenant que j'y pense, c'est vrai que les Murphy ont été assassinés quand vous étiez hors de la ville.
— J'ai entendu un médecin dire que ce ne sont pas des Ohanzees qui les ont tués d'ailleurs, mais un Amoureux du Jour transformé en Ohanzee. »
Un wendigo. La nouvelle nous surprend, mais ne change pas grand-chose à la situation. Tous ces enfoirés sont enfermés, ils ne feront plus de mal à personne.
« T'as tout compris, c'est ma conclusion. Charly est peut-être la clé de cette histoire. »
J'hésite sur la façon d'aborder le prochain sujet. Mais me voyant venir avec mes gros sabots, Charly prend les devants.
« Je dois aller parler à mon père... »
***
Nous voilà au plus proche de l'action.
Les tronçonneuses tournent à plein régime, abattant sans aucune forme de pitié les premiers habitants du village. Des mots sont hurlés, mais rien ne surpasse le vacarme des cris d'agonies des pauvres épicéas qui font trembler le sol recouvert d'épines.
Ils ne sont qu'à quelques centaines de mètres de chez moi désormais. Les wakizas et autres volontaires se sont donné comme mission de déforester au minimum tous les arbres à moins de 50 yards des habitations. L'idée est de construire une sorte de no mans land pour repérer les Ohanzees qui souhaiteraient pénétrer la ville. Je n'aurais même pas eu le temps de réellement profiter de tous ces arbres...
C'est un chantier de grande envergure. Des trous sont creusés puis recouverts de branchages, du barbelé est installé en lisière de forêt tandis que des mines sont plantées un petit peu plus profondément dans le bois. Le mot d'ordre est simple : plus de balade en forêt. Comme si cela nous viendrait à l'idée. Au fond, tapis entre les arbres, j'aperçois des yeux blancs qui nous fixent. Ils observent tout ce qu'il se passe, sans oser s'approcher ni intervenir.
J'ai traversé tous les États-Unis pour être en contact avec la nature. Me voilà maintenant sur un champ de bataille. Je me sens comme une touriste qui aurait choisi le mauvais moment pour voyager au Moyen-Orient et se retrouve sous les bombardements.
Et voilà le général.
Le gorille donne des ordres dans son talkie-walkie en soulevant des tronçons de bois avant de les balancer dans une immense remorque. Son visage est grave, concentré, acculé. Autant dire que si je n'étais pas avec sa fille vraisemblablement adoptive, je n'oserais pas m'approcher de lui. Je suis d'ailleurs en retrait, mais la guéparde me fait signe de rester avec elle. C'est la boule au ventre que je m'approche de la montagne de muscle.
Cette dernière change immédiatement de regard en apercevant la guéparde. Quelqu'un lui parle dans la radio, mais il coupe le son et pose le bout d'épicéa qu'il tenait par terre. Un grand sourire illumine son visage qui passe du commandant en chef d'une armée au père de famille qui accueille sa fille à la maison après une journée à l'école. Il s'assoit par terre pour paraître moins imposant et ne prend même pas la peine de constater ma présence.
Mais derrière son sourire se cache une inquiétude perceptible. Je suis sûre qu'il est en train de se répéter le discours qu'il a préparé pour l'occasion. Elle ne lui a pas encore dit ce qu'elle savait. Elle ne lui a même pas parlé depuis l'incident. Mais je doute qu'il soit stupide, loin de là.
« Ma puce ! Comment tu vas ?
— Mmhmm... On fait aller... Et toi ? »
Un échange de banalité. Je suis rassurée d'une certaine façon. J'avais peur que Charly se braque immédiatement. Mais malgré toutes les questions qui l'empêchent de dormir convenablement, elle aime toujours son paternel.
« J'espérais qu'on n'aurait jamais cette conversation. » avoue-t-il à demi-mot avant de me lancer un regard qui se veut davantage désolé qu'énervé. « Mais nous y voilà.
— Arrête de faire durer le suspens. J'suis quoi concrètement ?
— Tu es ma fille avant tout. »
Ma guéparde tressaillit, mélangeant un sourire, une grimace, un soupire d'agacement et des yeux qui évitent l'affrontement.
« Ça, ça dépendra de c'que tu vas m'raconter. »
La phrase fait l'effet d'un couteau en plein cœur pour le gorille qui assume le coup et ne trahit aucune douleur.
« Ça s'est passé une nuit où j'étais en patrouille avec Jeffrey et Maluson. On était en zone sûre lorsqu'on est tombés sur deux Ohanzees bizarres. Alors forcément on s'est préparé à leur casser la gueule, mais vu qu'ils ne bougeaient pas, on a attendu un peu. Ils n'avaient pas des formes d'animaux, on aurait dit des Ohanzees humains. Un grand et fin et un autre plus petit et épais, j'm'en rappelle comme si c'était hier. Donc on était là comme des cons quand une voix est sortie de la radio. C'était une femme qui nous demandait de prendre soin de leur fille. Et c'est là que je t'ai vu, sur le sol. »
Le grand gorille a les larmes aux yeux. Le moment est intense et pur. Ce genre d'instant qui ne peut être copié et qui n'arrive qu'une fois dans une vie.
« Ils ont disparu sans qu'on ait le temps de comprendre c'qu'il se passait. Tu n'avais que quelques jours, pas plus. J'me souviens encore du premier biberon que je t'ai donné avec le lait d'Isabel, j'étais si mal à l'aise ! Je te jure tu aurais dû voir ma tête. »
Les deux se mettent à rire timidement en imaginant la scène. Charly aussi a envie de pleurer. Je pense qu'elle s'en veut d'être en colère contre lui. Cela reste l'homme qui s'est occupé d'elle toute sa vie alors qu'il n'avait aucun instinct paternel et aucune femme pour l'aider après tout.
« On a fait nos recherches. Tes... parents biologiques sont deux orégonais. Ils faisaient une randonnée dans la forêt de Siuslaw. Des gens bien de ce que j'ai pu voir. Elle était infirmière et lui médecin spécialisé dans j'sais pu quoi. Elle était enceinte de 7 mois quand elle a disparu. Ils ont dû arriver à Demon Wood et ont été transformés en Ohanzee j'sais pas trop comment. Mais si j'en crois votre escapade, ça doit être ce diable qui a fait tout ça. Je pense qu'elle a accouché et a réussi à s'enfuir juste assez longtemps pour nous amener son bébé. Comme si sa conscience était encore présente dans son corps de démon. »
J'ai tellement de questions à poser, mais ce n'est définitivement pas le bon moment. J'ai presque envie de prendre des notes tant ces informations sont cruciales.
« Je suis désolé de ne t'avoir jamais dit tout ça. Mais j'avais peur que si tu l'apprenais, ton côté... ta part Ohanzee n'explose. Et je ne voulais pas non plus que tu... »
La guéparde saute sur le gorille et s'accroche à son cou avant d'être prise dans ses bras. Je souris bêtement devant la scène et détourne le regard avant de m'éloigner pour leur laisser un petit peu d'intimité.
Les informations manquantes apparaissent sur mon tableau en liège mental. Si l'on extrapole tout ça, on peut dire que Charly est en partie une Ohanzee. Maintenant que j'y pense, cela expliquerait cette noirceur qu'il y a au fond de son esprit. Les deux démons qu'on a vus sur la plage sont sûrement ses parents ! C'est peut-être même l'un d'eux que j'ai vu dans mon cauchemar.
Ils cherchent à rentrer en contact avec leur fille. Autant dire que ce ne sont définitivement pas de simples créatures du diable. Après toutes ces années, ils ont toujours une partie de leur conscience intacte. Qu'est-ce qu'il nous dit que ce n'est pas le cas de tous les Ohanzees ? Qu'ils sont toujours en vie avec une part humaine au fond de leur corps visqueux et noir ?
Si tel est le cas, j'ose à peine imaginer la douleur qu'ils doivent ressentir lorsqu'on les torture, brûle puis enferme dans une toute petite boite pendant des décennies. Et malgré toute la rage qu'ils doivent ressentir pour le village, ils n'attaquent pas.
Je me rappelle avoir lu un passage en particulier sur la culture Siuslaw. Une légende. Je ne me souviens plus exactement des tenants et des aboutissants, seulement qu'une tribu souhaitait en attaquer une autre en l'honneur de Dieu sait quelle discorde. Mais l'un des membres était amoureux d'une fille de la tribu averse. Shakespeare n'a rien inventé en fin de compte. Mais la fin est bien plus joyeuse puisque le jeune homme s'est mis au travers des combats et a créé une grande amitié entre les deux groupes.
Cela peut sembler insignifiant, mais cette histoire, si tant est qu'elle soit vraie, montre un aspect très important de la culture amérindienne de l'époque. Ces tribus étaient extrêmement soudées et avaient une confiance aveugle les uns envers les autres. Jamais un membre n'aurait pu faire de mal à un autre, ni à celle qu'il aime ou à sa famille.
Ma théorie pourrait donc être juste. Les Ohanzees n'attaquent pas car Charly est l'une des leurs. Tant qu'elle vivra avec nous, les démons ne rentreront pas dans le village. Cela explique aussi pourquoi le diable lui a avoué le poteau rose, dans l'espoir de l'énerver et qu'elle s'enfuit le plus loin possible du village. Probablement ne peut-il pas lui faire du mal, sans quoi ses jouets cesseraient de lui obéir devant une si grande trahison.
Il va falloir installer un second tableau de liège dans mon crâne pour relier tous les points entre eux.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top