/🐻/ Petit ours brun
« EMILY ! »
Je me prends une baffe et ma tête est balancée sur le côté. L'obscurité de ma chambre disparait en un fragment de seconde. J'ai juste le temps d'apercevoir les épicéas et le soleil avant de fermer les yeux, brûlés par la lumière du jour. Je me débats alors que je sens quelque chose me toucher.
« C'est moi Emily, c'est moi, détend toi ! »
Je reconnais la voix, mais il me faut quelques secondes pour que mon mode défensif s'estompe, complètement paniquée, persuadé que c'est l'Ohanzee qui m'agrippe par les épaules. Je me prends alors une seconde baffe qui me fait me rouvrir les yeux et me fais revenir dans le monde réel.
Je vois Charly en forme humaine, ses cheveux courts en pétard avec des petits yeux. Elle saigne salement de la lèvre et me regarde, inquiète.
Il me faut quelques secondes pour comprendre où je suis. C'est mon jardin. Je suis à la lisière de la forêt et il fait plein jour. J'ai un énorme mal de crâne et mes membres sont tout engourdis.
« Tu m'as fais peur ! J'ai cru que tu faisais une crise d'épilepsie, mais genre debout ! »
J'ouvre la bouche, mais rien ne sort. J'ai encore les images du Ohanzee en tête. Et tandis que la terreur s'estompe, le doute arrive dans mon esprit. Est-ce que j'ai rêvé ?
Mais un détail me revient. Ma fenêtre doit être fissurée ! Je me retourne et me mets à courir vers ma maison. Je manque de trébucher, mais parviens à rester sur mes pieds. La porte-fenêtre face à ma chambre est grande ouverte, mais aucune fissure n'est à déplorer.
J'ai donc tout imaginé... ?
« Calme-toi, tu dois te détendre ! On va aller voir les Murphy, okay ? »
Mais comment c'est possible ? C'était si réel ! Ce cri ! Cette créature ! J'ai pas pu tout imaginer quand même ?! C'est comme inventer une nouvelle couleur, notre cerveau en est incapable ! Et je suis sûr que le mien est incapable d'avoir créé un tel son.
Au bout du rouleau, je prends Charly par les épaules. Elle écarquille les yeux, surprise par ma vigueur si soudaine.
« J'ai pas besoin de soins Charly, j'ai besoin de réponses ! »
Vu la tête qu'elle tire, je dois vraiment ressembler à une folle. Mais en même temps cette histoire n'a aucun sens ! Comme toute cette ville à vrai dire !
« Pourquoi tu es là ? Comment tu as su qu'il m'arrivait quelque chose ?
— Tu m'as appelé avec le talkie et t'as hurlé à la mort qu'il y avait un Ohanzee chez toi.
— Et donc tu es venue comme ça ? Tu aurais pu appeler la police !
— Je me suis dit que tu t'étais déjà faite suffisamment remarquée comme ça, tu crois pas ? Puis c'est jamais arrivé qu'un Ohanzee se rapproche autant, donc je savais que tu devais faire un cauchemar ou je sais pas quoi. Puis j'ai quand même ramené de quoi te défendre » dit-elle avant de pointer un fusil de chasse posé dans l'herbe un peu plus loin.
Je suis pourtant sûre de m'être mise sur le canal 10.0 pour appeler les urgences ! Et bordel pourquoi est-ce qu'il faisait nuit ?
« Je suis sûre qu'il y avait un Ohanzee !
— T'es pas somnambule ? Ou c'était p'tet une espèce de paralysie du sommeil ?
— Mais ça m'est jamais arrivé de ma vie !
— C'est peut-être la ville qui réveille des trucs en toi, je sais pas moi... Il faisait quoi cet Ohanzee ?
— Il faisait complètement nuit... Et il était là, devant ma fenêtre. Il hurlait à la mort. Donc j'ai appelé les urgences avec ton talkie. Mais la seule réponse que j'ai eu, c'est une femme qui a dit ton prénom.
— C'est peut-être ton subconscient qui t'a fais entendre ça quand j'te parlais. Mais tu m'as pas répondu, ça s'est juste coupé d'un coup net. Alors j'ai pris la vieille bagnole de paps pour venir... Et tu étais juste là, debout, en train de convulser avec tes yeux tout retournés. »
Peut-être que ce n'était que ça... Qu'une crise de somnambulisme... Un somnambulisme mélangé à une paralysie du sommeil, c'est pas mal comme nouvelle maladie ça.
Alors que la tension quitte mon corps petit à petit et que mes muscles se détendent, je saute dans les bras de Charly presque par réflexe. Les larmes se mettent à couler, relâchant toute la pression emmagasinée.
« Merci... »
J'ai pas besoin de la voir pour deviner qu'elle sourit. Elle m'enlace puis je l'invite à rentrer pour regarder sa blessure. Elle explique que je lui ai mis un coup de poing quand elle a tenté de me réveiller. Je me sens atrocement mal pour elle et m'empresse de la désinfecter, même si elle essaye de jouer les dures pour m'impressionner.
On continue de parler pour essayer de comprendre ce joyeux bordel.
« Peut-être que c'est juste mon inconscient qui me joue des tours. Peut-être qu'il est terrifié des Ohanzee et de tout ce bordel. Et il essaye juste de me le faire comprendre.
— Après tu sais, Oddly Bay est pas un endroit comme les autres.
— Tu dis ça par rapport au fait que vous vous transformiez en animaux ou parce qu'il y a des démons dans la forêt ?
— Ce que j'essaye de te dire patate, c'est que tu es la première personne extérieure à la ville à venir y habiter. On n'a aucune idée des effets que peut avoir cet endroit sur toi. C'est peut-être même dangereux que tu restes.
— Vous n'avez pas un genre de vieux sage qui sait tout, qui pourrait nous renseigner ?
— Bah techniquement... C'est toi.
— Hein ?
— Ça a toujours été le bibliothécaire le plus informé sur la ville.
— On a qu'à aller voir Grand Ours.
— Le connaissant, il ne nous répondra pas. Ça l'amuse de parler en métaphore et en énigmes dès qu'on a une question.
— Je vois bien le genre. J'avais des profs comme ça, à croire que c'est dans le cahier des charges pour être bibliothécaire. On peut toujours essayer, ça coûte rien. »
Je retourne à l'intérieur de ma maison, en vérifiant de nouveau que la vitre n'est pas fissurée. Je prends les clés de ma voiture, puis Charly qui m'a suivi me regarde avec un air d'incompréhension.
« Qu'est-ce que tu fabriques ?
— Bah on va chez Grand Ours non ?
— Mais il fait jour.
—Et ?
— ... Ville, animaux, journées inversées, tout ça tout ça. »
Ah. Oui. C'est vrai. Je réalise ma bêtise en apercevant que Charly est en jogging avec un haut qui doit lui servir de pyjama.
« Désolé de t'avoir réveillée... Merci beaucoup d'être venue en tout cas ! J'irai voir Grand Ours tout à l'heure.
— Rectification, ON ira voir Grand Ours tout à l'heure. »
Charly dit cela avant de recoiffer du mieux qu'elle peut ses cheveux au carré, puis de s'asseoir sur une chaise et de poser ses pieds sur ma table à manger. Elle prend son petit sourire sadique que je déteste tant :
« En attendant, tu m'excuseras, mais j'ai faim. À bouffer femme ! »
La seule chose que je lui ai fait bouffer, c'est un coussin en pleine gueule.
Saloperie.
***
Les lampadaires viennent de s'allumer.
On a passé l'après-midi ensemble, à mon grand désarroi. Quand j'ai pris ma douche, non seulement j'ai fermé la porte à clé, mais je l'ai en plus bloquée avec une chaise. Jamais trop prudente avec ce genre d'énergumène...
Elle m'a fait écouter son genre de musique, moi j'ai passé quelques-uns de mes vinyles qu'elle a copieusement jugés. On s'est ensuite raconté un peu nos vies, moi avec mon ex et elle avec ses relations amoureuses tumultueuses et son père. Elle n'a visiblement pas de mère, mais j'ai évité d'aborder ce sujet surement sensible. Son paternel est l'un des gardiens de la ville, ce qui explique le fusil de chasse –fusils que je lui ai interdit de rentrer dans ma maison ! Je ne veux pas de cet objet de malheur chez moi–. Un peu avant que le soleil se couche, elle est retournée chez elle, le temps qu'elle redevienne un guépard.
« Pourquoi est-ce que tu te caches pour te transformer ?
— C'est comme ça, on se transforme pas devant d'autres personnes. C'est un moment extrêmement intime où tu vois l'autre tel qu'il est réellement. C'est comme si on changeait d'habits quelque part, on a pas spécialement envie que les autres nous voient complètement nus. »
Une réponse cohérente, si on oublie le fait qu'ils se baladent à poil toutes les nuits. C'est vrai que je ne m'étais jamais vraiment demandé comment ils se transforment.
Elle revient sous sa forme guépardesque avec son sac à dos camouflage bourré d'enveloppes. Ni une ni deux, je la suis en direction de chez Grand Ours.
***
Je n'ai jamais vu d'ours de la vie. Mais lorsque je toque et qu'on m'ouvre la porte, je réalise que je confondais ours et grizzli. L'animal en face de moi reste énorme, mais bien moins que ce que j'imaginais. Même si ça ne lui enlève pas la capacité de me déchiqueter en un claquement de doigt, ou de m'écraser si l'envie l'en prenait. Mais heureusement, c'est avec un sourire amical qu'on est accueilli par celui dont je suis désormais la remplaçante.
« Ooooh, mais ce ne serait pas notre chère nouvelle accompagnée de notre délivreuse de bonne nouvelle favorite ! Entrez, je vous en prie ! »
Joe, qui a toujours ses lunettes sur le museau malgré sa forme animale, ne peut même pas faire demi-tour dans sa propre entrée. Il fait alors une marche arrière pour se retrouver dans le salon, tel un poids lourd dans un tunnel.
Nous le suivons pour arriver dans une immense pièce de vie... Principalement vide. Tous les meubles sont collés aux murs et un bon tiers de la pièce est occupée par un canapé gigantesque recouvert de poils bruns sur lequel s'allonge de tout son long le mammifère.
« On t'a pas réveillé au moins ? demande Charly
— Non, du tout. J'étais simplement en quête de motivation pour me lever. »
C'est alors que j'aperçois un chat traverser calmement la pièce, puis sauter sur le gros ventre de Joe. Mon cerveau, stressé à l'idée de blesser qui que ce soit, tourne à toute vitesse pour comprendre s'il s'agit de sa femme ou de l'un de ses enfants. Mais non, tout comme j'aperçois que cet ours brun est l'homme qui m'a accueilli à Oddly Bay, j'arrive à voir que ce chat n'est... qu'un chat.
« Mais du coup, est-ce que tu hibernes l'hiver ? »
Ma question est partie toute seule. Charly rigole avec ses petits bruits aigus et Joe me répond en souriant.
« Honnêtement, si j'avais la possibilité d'hiberner toute l'année, je m'y adonnerais avec plaisir. Mais je doute que ma femme soit ravie d'avoir une boule de graisse qui ronfle toute la sainte journée en guise de mari. Pour répondre à ton interrogation, plus les nuits sont longues, plus mon corps me demande d'heures de repos.
— Même en forme humaine ?
— Notre côté humain influence notre côté animal, mais l'inverse est tout aussi vrai. Pour prendre l'exemple de notre chère Charly, même lorsqu'elle arbore sa forme humaine, c'est une véritable pile électrique qui passe ses journées à courir et à chasser.
— Dit comme ça... »
On se tourne tous les deux vers elle, qui semble perdue dans ses pensées. On réalise alors qu'elle a les yeux plongés dans ceux du chat domestique de Grand Ours. Et sans la lâcher du regard, la guéparde dit :
« Elle est constipée. J'te conseille d'éviter la viande trop sèche et de lui donner des fibres avec un maximum d'eau.
— J'en prends bonne note, merci Charly. »
Incroyable. Ils sont réellement des animaux qui parlent. Et pas seulement des humains avec la forme d'un animal. Enfin si, mais pas vraiment. Je me comprends.
« On vient te voir parce qu'on a plusieurs questions. J'ai eu... Une sorte de cauchemar ?
— Cela n'a rien d'étonnant. Ta vie se retrouve sens dessus dessous. Imagine qu'un Husky qui a vécu toute sa vie en Europe se retrouve d'un seul coup en pleine Sibérie. Son corps est certes fait pour ce décor, mais cela lui demandera un certain temps d'adaptation pour retrouver pleinement ses capacités oubliées. Sans même parler de l'incident. »
Je devine aisément à quoi il fait allusion. Mais le simple fait qu'il ne l'évoque pas directement me fait du bien. C'est une véritable preuve qu'il fait attention à ce qu'il dit pour ne pas me blesser, ce qui me met très rapidement en confiance.
« Je sais pas... Je suis persuadée que ce n'était pas qu'un rêve. J'ai l'impression que ça s'est réellement passé. Et dans ce cauchemar, en voulant appeler la police, j'ai appelé Charly dans le monde réel. Comme si j'avais fait un rêve éveillé, ou une sorte d'hallucination. »
Charly prend le relais, exposant ses craintes :
« L'autre question qu'on se pose, c'est qu'on se demande comment ça se passe lorsqu'un étranger vient habiter ici ? Est-ce que c'est déjà arrivé ? Et si non, comment est-ce qu'on peut savoir si ce n'est pas dangereux ? »
Grand Ours nous regarde et semble réfléchir. Je ne pense pas qu'il réfléchisse aux réponses de nos questions, car je suis persuadé qu'il doit en avoir une bonne partie. Mais il cherche probablement un moyen suffisamment vague de nous répondre pour laisser notre curiosité faire le reste.
« Tu as trouvé la clé de la réserve, n'est-ce pas Emily ?
— En effet.
— Dans ce cas, je pense que tu sais exactement où te rendre pour avoir tes réponses.
...
Je ne suis pas plus avancée. La guéparde reprend le relai, plus directive :
« D'accord les énigmes et tout c'est bien sympa, mais tu dois nous dire si elle risque quelque chose ! »
L'ours l'observe d'un œil curieux, une émotion que je reconnais aisément sur le visage de ceux passionnés de mystères et d'aventures. Et avec cette curiosité il y a une tentative de compréhension, comme s'il essayait de lire en elle.
« Tu as raison, la santé est le pilier central sur lequel reposent nos vies. Ce que je peux te confier Charly, c'est qu'il y a une personne qui elle aussi, n'est pas native d'Oddly Bay. Et pourtant, elle y habite depuis sa plus tendre enfance. Je peux par ailleurs t'assurer qu'elle se porte comme un charme. Mais bien sûr, cela reste entre nous. »
Mon amie féline reste bouche bée. Je crois qu'elle réalise petit à petit à quel point elle ne sait finalement pas grand-chose sur son propre village. Elle finit enfin par prendre la parole :
« Donc... ça veut dire que Emily va finir par se transformer en animal elle aussi ? »
Je hurle un « QUOI ?! » bien plus fort que je ne l'aurai voulu suite à cette déclaration.
« Bah oui, ça se saurait s'il y avait un autre habitant qui ne se transformait pas la nuit ! Donc ça veut dire que même quelqu'un d'extérieur finit par devenir comme nous !
— Nan nan nan ! Il vient de dire que cette personne est là depuis qu'elle est jeune ! Moi j'suis déjà adulte ! Et tu m'avais raconté que c'est pendant la puberté que ça se déclenche votre truc ! »
On se tourne alors toutes les deux vers Grand Ours à la recherche de réponses.
Et on le voit, les yeux fermés, la tête posée sur ses pattes, en train de dormir.
« Moi j'te verrai bien en gazelle...
— Si tu continues cette drague de merde, j'vais te transformer en tapis. »
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