/📖/ Ne pas juger un livre à sa couverture

La porte se referme derrière moi tandis que j'observe l'entrepôt. Je suis venue pour travailler en tant que salariée et me voilà promue responsable de la bibliothèque municipale ! Le stress monte et enlace lentement ses mains gantées autour de mon cou. Pour le faire fuir je remplis mes poumons d'air, bloque quelques secondes puis expire avant de réitérer l'opération. Mes yeux se posent alors sur le trousseau. Il est bien là. Tout ça est bien réel.

« Vous saurez où me trouver ! »

Non, je ne sais pas et c'est bien ça le problème ! À moins qu'il l'ait écrit dans son livre.

Je passe derrière le bureau qui fait office de comptoir. Chaque pas résonne et s'amplifie dans cette immense bâtisse qui s'étend comme un couloir gigantesque. Les deux côtés sont tellement éloignés qu'ils pourraient être sur deux fuseaux horaires différents. Je devrai peut-être installer un système de rails pour pouvoir me rendre au fond...

Le fameux livre est posé en évidence sur le bureau, bien qu'il soit de toute manière impossible de le rater au vu de sa taille. La couverture de cuir aux nombreux stigmates témoigne de son grand âge. Ma main la caresse par réflexe alors que j'aperçois le signet caché entre deux pages. J'ouvre le vieux grimoire à cet endroit précis dans l'espoir que cela me soit adressé. "POUR MADAME TURNER" apparait alors dans le coin à gauche. Difficile de me tromper. Malgré l'aspect extérieur des plus usés, le papier lui semble presque neuf. Ne pas juger un livre à sa couverture...

« Dans les pages qui vont suivre, j'ai tenté, aussi bien que faire se peut, de noter toutes les informations qui vous seront utiles pour diriger cet établissement ! Quant aux pages précédentes, elles sont composées d'observations sur l'année en cours. Enfin, quant aux archives des années précédentes, elles toutes sont rangées avec minutie dans la réserve, côté noir de l'édifice. »

Il écrit exactement comme il parle.

Juste en dessous se trouve un dessin assez pitoyable. Un plan du bâtiment, je présume. Mes pupilles épuisées comprennent le sens du croquis lorsqu'elles trouvent l'entrée. Je repère alors le bureau où je me trouve puis les allées qui traversent la bibliothèque dans la longueur jusqu'au fond. Là-bas se trouve une petite pièce avec écrit "réserve". Sûrement les archives mentionnées au-dessus. De ce que je vois il n'y a pas d'autres pièces. Ah si, il y a aussi des toilettes. Dieu soit loué.

Ce qui me laisse circonspecte sont deux mots écrits en gros. "Blanc" du côté de la porte et "Noir" du côté de la réserve. Ce sera sûrement expliqué plus tard.

« Vous serez bien aimable de ne pas changer l'organisation des ouvrages, ni les méthodes d'emprunts. Pour résumer, le fonctionnement global de ce lieu doit rester intact. Vous comprendrez bien vite que notre baie chérie donne une grande importance aux traditions. Vous avez cependant carte blanche quant aux horaires d'ouverture. De plus, si je vous ai choisie, c'est afin que vous puissiez redonner un coup de jeune à notre splendide temple du savoir ! Les lecteurs se font de plus en plus rare, je place donc tous mes espoirs sur vous pour moderniser ce lieu avec toutes ces nouvelles technologies ! Vous êtes jeune, vous devriez être en mesure d'attirer d'autres jeunes ! »

Pas sûre que les garçons soient de cet avis.

« Quoi qu'il en soit, je tiens à être le premier à vous le souhaiter : bienvenue dans notre petit paradis ! Vous allez très probablement avoir l'impression que les membres de notre ville n'apprécient guère les étrangers. Et vous aurez raison. Je vous prie de ne pas leur en vouloir, avoir un nouvel arrivant est un phénomène rare ici. Certaines personnes vous aideront à vous intégrer, je n'ai aucun doute là-dessus !

Les pages qui suivent concerneront des aspects plus techniques, je vous invite tout d'abord à vous promener dans la bibliothèque et à découvrir votre logement avant de les lire !

PS : Je vous conseille de rester chez vous une fois la nuit tombée. Au moins les premiers jours. Vous comprendrez rapidement la raison de cet avertissement amical.

PSS : Henson n'est pas méchant mais il peut être très insistant avec les jolies jeunes femmes. S'il vous importune, n'hésitez pas à hausser le ton. Cela devrait suffire à calmer ses ardeurs.

PSSS : Mes plus plates excuses pour l'odeur d'urine dans la réserve. »

C'est officiel. Je suis dans une ville de fous.

C'est à contre cœur que je me lève de cette chaise aussi confortable qu'élégante puis commence à marcher. Mes yeux sont absorbés par les étagères. Je décèle quelques discrètes cicatrices ci-et-là, symboles d'un soin tout particulier, ou bien au contraire des marques probablement laissés par des clients peu attentifs. J'essaye de comprendre le mode de rangement des œuvres tout en avançant. La première allée m'accueille, celle la plus à droite. Les étagères collées aux murs semblent regrouper les livres pour enfants qui commencent par un chiffre ou par ABC. Celle à ma gauche traite de ceux qui commencent par DEF. Le tout de manière anarchique et ceux sur toute la longueur. Pire encore, ils n'ont pas d'étiquette !

Je m'engage dans les autres rayons et croit déceler un semblant de logique. Jamais je n'ai vu un système aussi hasardeux, on est bien loin de la classification décimale de Dewey ou du classement de Freinet. Si j'ai comme directive de ne pas toucher au fonctionnement global, mes études ne vont pas me servir à grand-chose ici.

Mes pieds font demi-tour afin de compléter le plan de Grand Ours. La panique a laissé place à l'organisation. Je dois juste rester concentrée. C'est une chance inespérée après tout ! Le début de ma nouvelle vie ! Hors de question de laisser passer ça ! Même si j'ai peur, même si je stresse, même si je ne sais pas si je vais m'en sortir, même si je pense de plus en plus à rentrer à Chicago car cet endroit est vraiment trop bizarre et ne me donne un mauvais présentiment...

Pourquoi je suis partie je veux rentrer à l'aide–

NON. Emily, calme-toi. J'inspire lentement par le nez. Bloque l'air dans mes poumons. Puis expire longuement par la bouche. Rentrer n'est pas une option. Ce village est maintenant mon "chez-moi", que cela me plaise ou non. Il faut juste que je fasse taire ces peurs. Que je reste concentrée. Que je m'habitude à toutes ces nouveautés. J'attrape le stylo plume puis rajoute les lettres pour représenter la logique des allées. Les notes déjà écrites relèvent presque de l'archéologie tant elles ressemblent à des hiéroglyphes, je décide donc de traduire puis réalise quelque chose.

Au début des allées se trouvent les livres pour enfant et les bandes dessinés. Ensuite ce sont des petites histoires très simples. Puis des contes comme ceux de Disney. Juste après siègent les romans pour jeunes adolescents... J'ai peut-être compris cette histoire de blanc et de noir. Pour en être sûre, je décide de franchir le cap et d'aller au fond de la bibliothèque.

Le bruit de mes baskets raisonne dans le bâtiment. L'écho me donne très vite l'impression d'être suivie, que quelqu'un marche à mes côtés. Mes jambes accélèrent la cadence puis ralentissent sans que je ne leur en donne l'ordre. Plus je m'enfonce, plus je sens... quelque chose. Je ne suis pas sûre de savoir de quoi il s'agit. Une odeur ? Une sensation ? Un sentiment ? Difficile de mettre le doigt dessus. Ce qui est certain, c'est que ce quelque chose m'angoisse. C'est à ce moment que mon cerveau décide de prendre conscience de ma situation. Je suis seule dans un endroit inconnu, dans une ville inconnue, dans un état inconnu. Je sers le livre contre ma poitrine et commence alors à reculer.

Cette aura me submerge d'une panique monstre. Ma tête tourne frénétiquement de gauche à droite, terrorisée à l'idée que la chose que je sens ne m'attaque ! J'aperçois quelques titres de livres dans ma retraite. "Le tueur le plus fou d'Indiana", "Jonestown et le Temple du Peuple", "Kabul : récit de guerre",... Je me retourne alors d'un coup sec puis recommence de l'autre côté. Personne. Cet élan de paranoïa me pousse même à lever les yeux, cherchant désespérément la source de mon mal-être. Toujours rien, si ce n'est un nuage gris qui cache le soleil. Mes pieds se remettent à reculer d'un pas rapide vers la sortie alors que je sens de la sueur imprégner mon t-shirt. J'ai si chaud et je me sens si mal ! Le malaise n'est pas loin, cela ne fait aucun doute. Mon instinct de survie prend alors le dessus puis mes jambes à mon cou pour m'extirper de là.

J'atteins enfin le bureau. Moi qui voulais m'échapper du bâtiment quelques instants plus tôt, je n'en vois soudainement plus l'utilité. Cette peur si viscérale qui vient de me posséder disparait aussi vite qu'elle est apparue. J'en viens même à me demander pourquoi je me suis mise à courir. Après tout il n'y a aucune raison d'avoir peur, ce n'est rien de plus qu'une bibliothèque. Mes aisselles peuvent pourtant l'attester : j'étais terrorisée. Alors j'essaye de comprendre.

Ça a commencé quand j'ai atteint les trois-quarts du bâtiment, pourtant il n'y a absolument rien ni personne. Peut-être ai-je simplement fait une crise de panique ? Je reprends mon souffle en tournant sur moi-même à la recherche d'une présence. Je suis seule. Je prends mon courage à deux mains et, comme s'il ne s'était rien passé, tente une fois de plus d'atteindre le fond. Mes pieds s'arrêtent d'eux-mêmes aux deux-tiers tandis que mes poils s'hérissent. Mon corps détecte un danger, aucun doute là-dessus. Je recule donc de quelques pas.

Une couverture que je connais que trop bien attire mon regard. Une édition de 1984, posée là, au milieu d'autres ouvrages dystopiques et de science-fiction. Si 1984 est aux deux tiers de la bibliothèque et qu'aux trois quarts se trouvent des ouvrages traitant d'évènements aussi horribles que Jonestown... Je n'ose même pas imaginer quels genres de livres m'attendent au fin fond du bâtiment.

Le stylo dessine quelques flèches supplémentaires sur le plan. Si j'ai bien compris, le côté blanc correspond aux livres innocents, simples et enfantins. Puis plus on s'enfonce, plus ce sont des ouvrages compliqués, philosophiques et graves. Quant au fond, il semblerait que ce soit la résidence d'ouvrages... difficiles à lire.

Un frisson me traverse. Mon cerveau n'arrive pas bien à assimiler ce qu'il vient de se passer... Tout est allé si vite. Je lève mes yeux du grimoire pour observer la porte de la réserve au fond de l'allée. Cette partie de la bibliothèque n'a pourtant pas l'air plus sombre, ni plus sale ou plus menaçante. Tout a l'air profondément banal.

Mon cerveau doit commencer à fatiguer. Après plus de trente-six heures de voiture et quatre nuits dans des hôtels minables, mon esprit déraille forcément.

Je vais aller découvrir mon logement et me reposer. Je pourrai toujours lire son manuel du bon bibliothécaire dans mon nouveau lit sous ma couette. Il a intérêt à être confortable ! Après je ne vais pas me plaindre, avoir une maison comme logement de fonction est déjà un sacré luxe... Même si j'ai peur de l'état dans lequel je vais trouver ladite habitation.

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