/📕/ Les nazis c'est pas ouf

La balade s'est terminé une petite heure plus tard quand le maire a dû s'envoler après que son aile se soit mise à biper. Entre temps il m'a montré où se trouvait le –petit– centre commercial, m'a présenté la personne en charge de l'importation d'objets et de nourriture dans la ville et m'a parlé plus en détail de certaines traditions des habitants. Il est réellement bienveillant. Je pense qu'il a vraiment envie que je m'intègre, et ça fait plaisir de la part de la personne la plus importante d'Oddly Bay ! Surtout face aux regards agressifs qui tentent de me lacérer de temps en temps.

Je me retrouve seule, au milieu de ce quartier tout neuf. J'ai vraiment l'impression d'être dans une autre ville. Car ça n'a absolument rien à voir avec le vieux centre, ni même avec mon quartier résidentiel traditionnel. Cette ville est un endroit hors du temps, où les époques se mélangent et cohabitent dans un cocktail entre nostalgie et modernité. Cela ne m'étonnerait pas de voir une vieille Ford des années 40 garée juste à côté d'une smart électrique honnêtement.

Alors je me balade. J'essaye de retourner sur mes pas pour rentrer chez moi. On pourrait croire que je ne me sentirais pas vraiment à ma place sur mes deux pieds, entourés de bestioles en tout genre. Mais honnêtement, je le vis plutôt bien ! C'est assez difficile à expliquer, mais même si je vois que ce sont des animaux physiquement, j'arrive à percevoir que ce sont des êtres humains, exactement comme moi. Là par exemple, c'est certes une cigogne qui vole au-dessus de moi, mais c'est surtout une vieille grand-mère. Je le vois, c'est tout.

Je retourne alors au bord de mer. A cet océan d'obscurité et de noirceur pourtant si rassurant. Grand matelas qu'on sait toujours présent si l'on chute, bien qu'invisible. Puis je traverse à nouveau le vieux centre. J'hésite à m'arrêter au diner, mais je suis vraiment crevée. Alors je continue ma marche nocturne, tandis que le nombre de passants diminue. Probablement travaillent-ils à cette heure.

Mes pensées éphémères frappent mon crâne, comme les vagues contre la jetée. Et tandis qu'elles sombrent dans une nostalgie fantasmée, je sors mes écouteurs et lance des mélodies endiablées aux paroles peu recherchées, mais pourtant si touchantes.

Alors que je m'apprête à rentrer dans le quartier résidentiel, je réalise que je suis pas très loin de la bibliothèque. Je décide donc d'y aller, comme attirée par tout ce savoir et surtout par le mystère de l'endroit.

Je tourne la clé et retourne dans mon lieu de travail. J'enclenche les interrupteurs et les ampoules qui finissent par projeter leur lumière jaunâtre sur les livres après un clignotement. L'ambiance est lugubre, surtout vers les profondeurs du bâtiment que j'aperçois au fin fond des rayons.

Je vais vers mon bureau. Puis reviens vers la porte. Puis retourne vers le bureau. Puis me dirige vers un rayon. Je recule l'inévitable, car je sais très bien ce que ma curiosité cherche.

L'inconnu. La compréhension. La logique.

Je me rappelle de ce que le gardien m'a dit plus tôt dans la journée. Que ce qui effrayait les habitants était la peur de ce qu'ils ne connaissaient pas. Et que la meilleure manière d'avancer plus profondément dans la bibliothèque était de lire les livres petit à petit, en s'enfonçant de plus en plus dans la noirceur et la complexité des cerveaux détraqués des auteurs –je le sais bien, j'en suis une–.

Alors j'avance, un pas après l'autre. Pour une fois je m'aventure dans l'allée tout à gauche. Le rayon de droite comporte les livres qui commencent par S,T,U et V. Celle en face, collée contre le mur, c'est ceux avec W,X,Y,Z ainsi que quelques caractères spéciaux. Comme d'habitude, les premières histoires sont celles pour les enfants en bas âge, pour leur faire découvrir la lecture. Puis pour les plus grands, avant d'enchaîner sur les adolescents. Mes pas résonnent sans irrégularité. Je me sens tout à fait normale, comme si j'allais pouvoir aller au fond du vieil entrepôt sans aucun souci.

A certains endroits, les étagères s'arrêtent pour créer des allées afin de passer de rayon en rayon sans avoir à faire le tour. Je passe alors du côté des P,Q,R et des M,N,O. Les romans pour adolescent s'arrêtent pour faire place aux histoires plus adultes. Enquêtes, mystères, amour. Des sujets similaires, mais abordés de manière plus mature. On y trouve aussi des classiques de la littérature américaine et étrangère.

Mais je ne me laisse pas distraire et continue d'avancer. Et je ressens vite mon premier haut-le-cœur. Je tourne la tête d'un coup sec, persuadée qu'on m'observe.

« Il y a quelqu'un ?! »

Seul l'écho me répond.

Je fais quelques pas de plus. Ma tête tourne, mais c'est supportable. Je jette alors un coup d'œil aux livres que je trouve à côté de moi :

My world is on fire : war story (Mon monde est en feu, récit de guerre)

Nanotechnology, our future or just a dream ? (Nanotechnologies, notre futur ou simple rêve ?)

Oregon : The Conquest of the West in blood (Oregon : La conquête de l'Ouest par le sang)

Et de l'autre côté...

Pablo Escobar, from criminal to legend (Pablo Escobar, de criminel à légende)

Quakers : Cult or religion ? (Les Amis* : Secte ou religion ?)

Real unsolved murders (Véritables crimes non-élucidé)

Donc je suis censée en conclure quoi ? Que mon subconscient a peur de ce genre de romans ? J'ai déjà lu pire que des documentaires sur des trafiquants de drogue ou que des articles scientifiques quand même ! Cet endroit cherche juste à me blesser dans mon égo ma parole !

Alors j'essaye d'avancer un peu plus, mais je me sens vite nauséeuse. Quelque chose frappe mon crâne, si bien que je m'arrête. Je ne peux pas aller plus loin. Je prends un livre au hasard pour suivre le conseil du gardien et fais rapidement demi-tour sans me retourner.

La cadence de mon cœur redescend, comme ma température. Je regarde le roman que j'ai attrapé :

Mein Kampf...

De nombreuses questions s'élèvent dans mon esprit. Je les fais taire et prends mon courage à deux mains pour reposer ce torchon et en prendre un autre au hasard : Rainbow's City (La Ville aux Arcs-En-Ciel). Voilà qui a l'air déjà moins lugubre !

Je retourne sur mes pas en me frottant les yeux. Je me dépêche d'éteindre les lumières et de fermer l'immense porte à clé pour rentrer chez moi avant de m'écrouler de fatigue dans la rue. Manquerait plus que je me fasse réveiller par un tigre ou un crocodile, j'risquerai de faire une crise cardiaque !

Alors j'arpente les trottoirs du quartier industriel à moitié abandonné, puis retrouve mon petit coin résidentiel si calme. Ma petite maison n'a pas bougé. Je tourne la clé, me fais rapidement réchauffer une conserve au micro-ondes, puis m'écroule dans le lit après un brossage de dent vite expédié.

Mais j'ai du mal à m'endormir. Maintenant que je suis dans le calme absolu, seule avec moi-même, mes muscles détendus et mon cerveau libre de vagabonder, je réalise que je me sens... Différente. Je ne comprends pas réellement moi-même. Je sens que quelque chose a changé, mais quoi...

J'imagine que ça a un rapport avec mon connard d'ex. Peut-être est-ce la liberté qui me fait du bien ? Après tout, cela fait si longtemps que je lui cours après, j'ai peut-être oublié la sensation de son étreinte. Non, je pense que c'est autre chose. Comme une douce chaleur qui s'éveille en moi.

J'observe mon corps. J'ai l'impression de le voir sous un nouvel angle. Comme s'il avait changé. Non ce n'est pas ça. Je crois que c'est ma perception qui a changé. Je me trouve plus... plus belle ? Ce n'est pas de la beauté, mais ça s'en rapproche. Nan. Je... Je suis... sexy ?

J'ai presque l'impression de faire une seconde puberté, comme si je voyais mon corps d'un point de vue sexuel pour la première fois depuis une éternité. J'ai la sensation de découvrir la véritable excitation. L'envie avec un grand E, celle qui avait disparu depuis si longtemps.

Et c'est vraiment pas désagréable comme sensation.

***

Je me réveille. Ma chambre est dans une obscurité totale, comme tous les débuts d'après-midi. Je m'apprête à regarder l'heure sur mon téléphone lorsque j'entends quelque chose. Un bruit lointain. Un son que je n'ai jamais entendu, mais qui semble familier pour je ne sais quelle raison. Je peux assurer qu'il n'a jamais traversé mes oreilles parce que je suis persuadée que je me rappellerai d'un bruit aussi unique et particulier.

Même lorsque l'on ne s'y connait absolument pas en voiture, on est capable de dire quand un bruit est normal ou s'il y a un problème. Et bien là, je suis sûre que quelque chose cloche avec la chose qui produit ce son. Car de telles vibrations ne devraient pas être possibles. Ces tonalités, ce rythme, cette émotion transportée à mes oreilles... Rien de tout ça ne devrait exister.

Et je me rappelle d'un son qui m'a donné la même impression. C'était ce hurlement, dans la forêt. Et maintenant que j'y pense, je crois que c'est encore une fois un hurlement qui vient s'immiscer dans mes tympans. Je ne peux pas dire que c'est un cri d'animal, car je doute qu'aucune créature terrestre ne soit capable de créer un bruit si...

chaotique.

Et pourtant, je ressens que c'est une chose organique qui produit cette horreur auditive. Ce n'est pas une machine. Ce n'est pas un objet ni le vent qui s'engouffre dans je ne sais quel endroit. Quelque chose de vivant ? Je n'en suis pas sûre. Mais ce que je peux affirmer, c'est que cette créature à une sorte de conscience.

En quelques instants, mon lit s'est transformé en baignoire. Devant l'incompréhensible, l'impensable, le surnaturel, mon corps est en pleine crise de panique. Et tandis que ma respiration s'emballe en même temps que mon cœur, je remarque quelque chose dans cette affreuse mélodie. Parmi les notes terrifiantes de l'inconnu, je perçois un détail. Quelque chose de rassurant. De la souffrance. Ce n'est pas tant le sentiment en soit qui me rassure, mais bien le fait que j'arrive à le comprendre. Que je le reconnaisse.

Au milieu de cette toile noire qui me terrifie sommeille cette lueur à laquelle je décide de m'accrocher. Peu importe quel horrible phénomène produit cette cacophonie, c'est un appel à l'aide. Et malgré la boule au ventre qui me tord les tripes, je décide de ne pas laisser cet appel sans réponse.

C'est insensé. Mais ma curiosité me force à enfiler quelques habits en vitesse. Et ma compassion à sortir de ma chambre.

Je vois par la porte-fenêtre qu'il fait nuit. Seule la lune éclaire suffisamment pour que je parvienne à distinguer les immenses épicéas qui séparent mon jardin de Demons Wood. Il me faut quelques instants pour que ma vision se mette au point.

Je saute en arrière lorsque j'aperçois une forme. Humaine. Il y a quelques jours j'aurai préféré une forme humanoïde plutôt qu'animale. Mais étant donné qu'il fait nuit et que la nuit, tout le monde se transforme. Cela signifie que la personne qui se trouve sur ma pelouse n'est pas un simple habitant.

Je saute sur la poignée de cette grande fenêtre pour m'assurer qu'elle soit bien fermée, mais dès que je relève les yeux, je vois que la silhouette s'est avancée. Je sursaute de plus belle et me cogne contre le mur en reculant. La forme noire est devant ma fenêtre désormais. Elle doit bien faire plus de 10 pieds de haut. J'ai même l'impression qu'elle se penche pour pouvoir m'observer.

Ses deux trous blancs sont figés dans les miens.

Je ne bouge plus. Plaquée au mur par ma peur. Ma poitrine se lève au rythme de mon cœur qui s'apprête à me lâcher. La chose ne bouge plus non plus. Elle se contente de m'observer. Ses membres longs et élancés, bien qu'immobiles, ondulent. Cette chose n'est pas faite de chaire ni d'os. Cette forme noire disproportionnée et ses deux points blancs... Ce serait...

Un Ohanzee.

La forme que j'imagine être sa tête s'allonge doucement. Puis le cri recommence. Beaucoup plus fort, à deux doigts de me rendre complètement sourde. Je me bouche les oreilles tandis que je vois le verre de ma fenêtre se fissurer devant une telle puissance.

Je n'arrive toujours pas à savoir si cette chose veut que je l'aide...

Ou bien si elle veut me tuer.

Mon instinct de survie reprend le dessus. Je parviens à quitter ce démon du regard pour foncer dans ma chambre et fermer la porte. Le cri ne s'arrête pas, bien au contraire. Je bondis sur mon talkiewalkie et mets la fréquence 10.0.

Je hurle à la mort, terrorisée à l'idée que cette chose puisse pénétrer dans ma maison. Le seul endroit où je suis encore en sécurité. Le seul endroit que je connais à peu près et que je peux contrôler dans cet endroit de malheur !

L'appareil grésille. Mais je perçois quelque chose. Même avec le son au maximum, les mots restent lointains, perdus dans la bouillie. Je hurle à nouveau quelque chose en appuyant sur le bouton, puis j'arrive enfin à comprendre un mot en réponse. Une tonalité inconnue, celle d'une femme. Je parviens à entendre des larmes dans sa voix. Un désespoir profond et une fatigue terrifiante. C'est une âme dans une grande souffrance qui tente de communiquer avec moi.

Et le seul mot que je parviens à comprendre est :

« Charly. »



*Le mouvement Ami (Quacker) est un mouvement religieux issu du christianisme.

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