/🎩/ Le diable, ce gentleman
Dès les premiers rayons de soleil, mes camarades se sont enfuis chacun dans une pièce différente. Me voilà seule dans ce salon inconnu avec des démangeaisons à n'en plus finir. Je pose mes griffes sur ma jambe avant de réaliser que celle-ci est anormalement poilue. J'ai un soupir de soulagement en apercevant que ce n'est pas un pelage d'animal. Simplement mon corps d'humaine, malmené par tant de changements hormonaux. Au moins ça ne me donne pas d'acné, pas comme ces foutues règles. Elles ne devraient pas tarder d'ailleurs, un bâton de plus dans mes roues qui peinent déjà à ne pas s'enliser.
June et Charly se sont habillées grâce la garde-robe de Yéléna. J'ai comme l'impression que ce genre de situation est récurrente, comme hier quand toute la bande s'est servie dans mes placards pour ne pas finir à poil. Niveau fringue, c'est vraiment le communisme ici.
Je ne sais pas trop comment Adam a pu trouver des habits aussi masculins. J'imagine que Yéléna lui en avait emprunté un jour et les avait gardés depuis. Ça me parait tout de même louche, je ne vois pas cette jolie blonde au léger maquillage se vêtir d'un t-shirt noir si banal et d'un jean couvert de patchs. Elle préfèrerait probablement qu'on la voie nue que dans un tel accoutrement. Ils se voient nus en permanence dans leur forme animale après tout, je ne vois pas pourquoi ça les dérangerait lorsqu'ils sont en humain.
Charly tire la gueule. Elle porte une jolie robe noire qui laisse un vide au niveau de sa poitrine. Je ne sais pas ce qui la gêne le plus : de porter quelque chose d'aussi féminin ou qu'on lui rappelle qu'elle est la plus plate du groupe. Sans compter Adam.
« Oooh, allez Charly, c'est temporaire, on va passer chez toi ! Tu ne vas pas partir en randonnée comme ça de toute manière, tu vas abimer les coutures avec les branches.
— J'comptais bien m'changer, t'inquiètes pas.
— Puis tu es mignonne comme tout ! » renchérit June.
Je ne sais pas si j'ai déjà vu Charly aussi mal à l'aise. Elle est toute rouge, c'est adorable ! Comme un petit garçon obligé de s'habiller en fille pour faire plaisir à sa sœur.
« Mais oui t'es adorable, pas vrai Emily ? »
Devant le sourire sadique des filles, je comprends rapidement les règles de leur petit jeu. Je m'approche de ma petite Charly, la regarde de haut en bas avant de dire, un sourire amusé en coin :
« J'trouve que ça te va bien. T'es mignonne comme tout. »
Mon compliment l'achève. Elle tourne sur ses talons toujours nus et part en direction de je ne sais quelle pièce. Yéléna la rattrape avec une force inattendue, montrant un biceps bien développé.
« On n'a pas le temps pour ça.
— Elle a raison. On passe rapidement chez tout le monde pour mettre des habits de marche et on y va. » répondis-je avec une détermination sortie de nulle part. C'est peut-être les trois thés qu'on a bus ou bien le repas que nous a cuisiné Yéléna qui m'a requinqué. Ce qui est sûr, c'est que je suis prête ! Le sommeil peut attendre !
***
On est tous équipés. Chaussures de randonnées, sac à dos rempli d'eau et boussole. Même Yéléna a fait l'effort de mettre des baskets. Elle n'a pas particulièrement rechigné, mais on a tous senti que ça lui demandait un drôle d'effort. On a enfilé des habits plutôt sportifs et courts, mais Charly elle, est carrément partie sur un uniforme militaire. Rangers, treillis et t-shirt camouflage, jusqu'à la casquette. Ça lui donne tout de même une sacrée prestance. L'habit ne fait pas le moine, mais les moines ne se baladent jamais en jean. Elle pourrait passer pour une vraie Wakizas.
Elle m'a lancé un regard profond et stoïque en sortant de chez elle, beaucoup trop sérieux pour la situation. Elle s'est ensuite jetée sur moi et a fait mine de me mettre des menottes. C'est là que j'ai compris qu'il n'y a pas que le diable qu'elle espère attraper grâce à cet uniforme, à mon grand désarroi.
La voiture a fait demi-tour après que je me sois changée et on est repartis en direction du mall miniature. Une fois celui-ci atteint, Yéléna s'est faufilée derrière avec sa vieille Allemande transformée en voiture familiale pour l'occasion. June s'est mise devant, me laissant avec Adam et la mangeuse d'hommes. Et de femmes. Elle est tout excitée face à l'aventure qui nous attend et je peux la comprendre. Il fait beau, il fait chaud et on est tous crevés, l'euphorie est à son maximum.
Une fois derrière, on a trouvé le petit chemin de terre caché entre deux buissons. Il est bien entretenu, on sent que les Wakizas passent par là régulièrement... Charly nous assure qu'ils sont plutôt au sud ces derniers jours. De toute manière, on ne fait rien d'illégal. On va simplement se promener dans une forêt remplie d'animaux envoyés par le diable pour nous tuer, on fait bien ce qu'on veut après tout ! Si on a envie de crever dans d'atroces souffrances, c'est notre problème.
Mon sarcasme ne me rassure pas vraiment, bien au contraire. Trop tard, la berline s'engage sur le chemin dur comme du béton. Heureusement qu'on n'a pas eu beaucoup de pluie ces derniers jours parce que c'est le genre d'endroit où l'on s'embourberait à coup sûr.
Une fois le stress du début passé, June a décidé de transformer l'expédition en virée entre potes. Elle a mis une cassette d'un groupe de rock inconnu au bataillon puis a sorti une bouteille de spiritueux de son sac. J'ai poliment refusé puis Charly a bu trois gorgées cul sec, suivi d'Adam et de Yéléna. Elle m'a ensuite tendu la bouteille une seconde fois :
« Aller, ça va te détendre ! »
Charly la pousse de la main.
« Si elle n'en a pas envie, c'est pas grave. Puis il faut bien que quelqu'un soit sobre pour nous ramener ! »
Un rire éclate dans la caisse aux fenêtres entre-ouvertes. Oh et puis merde, quitte à crever, autant s'amuser un peu. Je lui arrache la bouteille des mains et bois une gorgée avant de tousser. Ça n'a pas vraiment le goût de la vodka, mais c'est tout aussi fort.
On m'applaudit et le trajet continue, agrémenté de discussions et de chants. Apparemment le groupe qui passe vient d'Oddly Bay, si bien que tout le monde connait les paroles par cœur. Ils se débrouillent foutrement bien pour une bande de potes qui jouent uniquement dans leur village.
Un joint se met à tourner. C'est Adam qui l'a sorti de sa poche et l'a allumé en premier. Il a bien besoin de se détendre. Il me le propose, je refuse et Charly saute sur l'occasion pour tirer une latte, suivie de June qui l'attrape pour faire fumer Yéléna. C'est vraiment quelque chose de banal ici, comme si c'était une simple cigarette.
Cela ressemble plus au début d'un road-trip qu'à une quête contre les forces du mal. J'imagine que c'est une bonne chose. Autant se détendre, on aura tout le temps du monde pour stresser une fois qu'on sera devant la grotte.
On parvient à un croisement. À droite, un chemin bien dégagé. En face, on perçoit ce qui pourrait être un vieux sentier de randonnée sans aucun arbre. Pour finir à gauche, on entend la mer qui heurte la falaise en contre-bas.
Notre petite équipe n'a même pas le temps de se concerter qu'une route s'ouvre au milieu des épicéas. Les branches se replient sur elles-mêmes et les buissons glissent sur le côté pour faire place nette, comme des décors tirés par des cordes.
On ne sait pas quoi dire alors on regarde, la bouche entre-ouverte.
« Bon, au moins on risque pas d'abimer ta caisse ! »
Même Charly ne semble pas convaincue par son sarcasme antistress. Difficile d'être rationnel face à ce qu'il vient de se passer.
« Il veut qu'on le rencontre reprends June.
— C'est pas une très bonne raison pour ne PAS y aller ? réponds Adam.
— Les gars, les gars ! Je sais qu'on a peur. Mais au bout d'un moment, faut qu'on réalise qu'on n'a pas vraiment le choix si on veut sauver nos p'tits culs. »
Les mots de Charly sont étonnamment efficaces. Oui, on a peur. Mais on est tous dans le même bateau. La seule certitude, c'est qu'on ne peut compter que sur nous même pour aller au fond de cette histoire. Yéléna acquiesce et accélère, nous faisant pénétrer dans la gueule grande ouverte du loup.
On arrive enfin à la falaise, la première étape de notre trajet. L'endroit est aussi splendide que lugubre. Il nous offre un belvédère imprenable sur l'océan, mais la vue est gâchée par les croassements des corbeaux. Ils sont quelques dizaines, posés sur des branches, occupés à nous fixer en beuglant pour nous ordonner de quitter ce lieu. Une fiente s'écrase sur le pare-brise, ce qui pousse Yéléna dans une colère monstre.
Elle sort et se met à hurler si fort que les piafs s'envolent sans demander leur reste, faisant tomber quelques plumes noires sur le sol rocailleux. On sort chacun notre tour, prêts à partir à pied devant l'absence totale de route. Mais cette fois, le chemin qui se crée sous nos yeux part de zéro.
Au milieu de la forêt, les épicéas si imposants sont tranchés comme de vulgaires brindilles et s'écroulent un par un. Les buissons sont arrachés du sol puis balancés par une force mystérieuse. Il ne reste que les souches qui prennent feu avec une telle ardeur qu'il ne leur faut que quelques secondes pour êtres transformées en cendres.
Le spectacle continue au loin, formant une route qui nous éloigne de la falaise.
« Vous vous rendez compte que s'il est capable de faire ça... »
Personne ne répond à Yéléna.
On est tous conscients de la merde dans laquelle on s'est fourrée. Derrière nous, le chemin reste parfaitement immobile et ne se referme pas. Une porte de sortie qui a le mérite de nous rassurer alors qu'on se trouve au milieu de nulle part, piégés avec cette force puante et malsaine qui nous enveloppe petit à petit et nous invite à continuer notre route.
Notre bande remonte dans la voiture, plus par peur que par réelle nécessité. Comme si un peu de ferraille allait nous protéger si un arbre tombait sur nous.
On entend toujours les épicéas s'écrouler au loin. Le moteur continue de vrombir gentiment, pas vraiment impressionné par ce qu'il se passe. Sans dire un mot, Yélana tourne le volant et s'engouffre dans ce chemin tout neuf. Personne ne conteste sa décision. On est résigné à aller au bout de cette histoire. Je m'agrippe au siège comme si ma vie en dépendait, de moins en moins certaine de pouvoir un jour revoir la lueur de la lune.
La voiture et balancé d'un côté à l'autre au gré des bosses et autres racines. Notre conductrice fait particulièrement attention à ne pas abimer son véhicule tout en avançant à une bonne vitesse. Lorsqu'on arrive au ruisseau qu'on était censé remonter à pied, on s'aperçoit que des troncs d'arbres ont été placés en travers pour nous faire un pont. Si c'est réellement le diable qui est derrière tout ça, il est vraiment attentionné.
On met une bonne dizaine de minutes avant d'arriver à ce que l'on pense être notre destination. L'apparence du lieu ne laisse peu de place au doute. Yéléna se gare, mais Charly lui dit de faire demi-tour pour que la voiture fasse face au chemin. Elle s'attend au pire et elle a bien raison.
Le lieu nous bombarde d'émotions contraires. Visuellement, on est ébahi par la beauté du lieu. La cascade déverse une eau limpide qui après une chute d'une vingtaine de mètres, s'écrase dans un petit lac. L'écume se dissipe puis le fluide continue tranquillement son chemin. Il atteint finalement le ruisseau qui va le transporter pendant de longues minutes jusqu'à finir sa course dans la mer.
L'endroit est entouré d'arbres dont les feuilles nous abritent, tout en laissant le soleil chauffer l'eau si pure. C'est une véritable invitation à la baignade.
Mais nos autres sens ne sont pas de cet avis. Là où l'on pourrait s'attendre à entendre le chant des oiseaux, nous n'avons que le fracas bruyant et incessant de la cascade. Notre gorge est sèche, tout comme notre langue qui a un arrière-goût amer sans raison particulière. Et l'odeur, sans être exécrable, a des relents désagréables.
Pour ce qui est du toucher, Charly s'apprête à tremper le bout de ses doigts dans l'eau cristalline. Je l'attrape par la hanse de son sac à dos et la tire en arrière. Elle tombe mollement et attends que je m'explique.
« Dans le texte, c'était écrit que la cascade faisait disparaître les gens qui s'y baignaient. On va peut-être pas tenter le diable. »
Tout le monde acquiesce ma pensée. On doit être le plus prudent possible. J'aide Charly à se relever et nos yeux se dirigent vers le haut de ce monument. Je m'attends à ce qu'un escalier en colimaçon apparaisse de nulle part, mais non. Rien.
« Euuuh les filles ! »
Tout le monde se tourne vers Yéléna, puis vers ce qu'elle regarde.
Dans la forêt, tapis entre les branches, des points blancs attachés à des silhouettes noires nous fixent. J'en aperçois que deux au début, puis quatre qui se transforment en plusieurs dizaines. Il y en a de toutes les tailles, de toutes les formes. Des animaux déformés qui ondulent. Certains volent comme des oiseaux, d'autres sont posés sur des branches tandis que les plus gros restent au sol.
Leurs yeux sont pointés vers nous.
Nous sommes encerclés.
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