/🍃/ Le calme avant la tempête

William est parvenu à réparer temporairement la voiture, juste assez longtemps pour qu'on rejoigne une ville : Florence. Yéléna nous a expliqué que sa mère était dans une ville homonyme il y a quelques semaines en Italie. De ce que j'ai compris, c'est une grande voyageuse, une vraie globe-trotteuse. Moi aussi j'aimerais pouvoir visiter d'autres pays... J'ose à peine imaginer tout l'argent que je devrais économiser pour passer ne serait-ce qu'une semaine en Europe.

On s'est arrêté dans le premier garage qu'on a trouvé. William a tendu quelques billets au patron pour que notre voiture soit réparée en priorité et le plus rapidement possible. Le gérant n'a pas cherché à comprendre et a appelé toute son équipe pour qu'ils analysent le SUV du garde forestier. On nous a annoncé un délai de réparation de quelques heures. Nous sommes sortis de l'atelier et avons immédiatement perdu mes trois amis qui se sont rués vers la route pour explorer les environs. De véritables aventuriers en herbe à la recherche d'un chemin qui nous mènera tout droit à un trésor.

Le capitaine soupire puis sourit, fatigué de mes camarades et nostalgique de cette époque où il dévorait lui aussi le monde des yeux. Je ne sais pas si c'est à cause de l'accoutumance ou la vieillesse, mais j'imagine que la pellicule de notre monde finit inexorablement par se ternir avec le temps. La mienne a perdu de son éclat il y a bien longtemps, mais telle une seconde jeunesse, je revois des couleurs jusqu'alors disparues depuis mon arrivée à Oddly Bay.

Nous les suivons, essayant tant bien que mal de percevoir un peu de cet éclat qui les submerge. Ces immenses rues où passent des voitures toutes plus grosses les unes que les autres, ces bâtiments aux formes et aux couleurs si diverses, ces personnes qui passent à côté de nous sans nous remarquer. Je dirai que c'est la seule chose qui me manque à Oddly Bay : le fait de n'être personne. De pouvoir me promener dans la rue sans être immédiatement reconnue. De n'être rien de plus qu'un engrenage remplaçable d'une immense machine qui ne s'arrête jamais vraiment.

Je continue d'être partagée entre ces deux envies. D'un côté, devenir une héroïne, une légende peut-être, connue par delà les royaumes pour sa bravoure et ses hauts faits ! De l'autre, n'être qu'une ombre qui déambule, une inconnue sans attaches, une fille qu'on laisse tranquille et dont personne ne se préoccupe. C'est assez contradictoire et surtout, beaucoup trop extrême. J'ai passé ma vie enfermée dans des bouquins si bien que je m'en suis fortement inspiré pour mes attentes et mes rêves.

Quand on réfléchit de manière réaliste ne serait-ce qu'un instant, on comprend vite qu'il y a un juste milieu. Et je me dis que ce milieu, cette teinte de gris, je pourrai la trouver à Oddly Bay. Une fois que tout ça sera fini, peut-être pourrais-je profiter d'une vie plus calme à l'abri des regards...

Le capitaine profite d'un instant où nous ne sommes pas trop dispersés pour nous expliquer la suite des évènements :

« Je vous propose qu'on se trouve un hôtel et qu'on dorme ici cette nuit. On n'est pas très loin d'Oddly Bay, on aura qu'à partir demain matin de bonne heure. Je pense qu'on dormira bien mieux ici dans un vrai lit plutôt qu'à l'usine où on n'aura non seulement pas de lit, mais en plus le bruit des machines en fond. »

Sa proposition est cohérente. Yéléna saute de joie en apprenant qu'elle va passer sa première nuit en dehors de la ville dans un hôtel. Je peux la comprendre, c'est vrai qu'il y a une certaine euphorie qui me prend à cette idée. Peut-être un arrière-goût de vacances et d'inconnu. Mais vu la ville où l'on se trouve et l'argent qu'a déjà dépensé William, je doute que l'on se repose dans un palace.

Je dis ça comme s'il devait forcément payer pour moi. Je peux quand même me payer une chambre d'hôtel si j'en ai envie ! Il n'y a pas de raison qu'il soit le seul à participer aux dépenses du voyage après tout, même s'il est là pour veiller sur nous.

Outre les beaux discours, j'imagine que ça va surtout dépendre de ce qu'il reste sur mon compte bancaire...

***

On a cherché le motel le moins pourri du coin. Le réceptionniste nous a trouvé trois chambres les unes à côté des autres. En même temps vu l'absence de voitures sur le parking et la météo capricieuse, l'heure n'est pas vraiment aux road-trips.

On est face aux trois portes qui donnent directement sur cette petite allée à la balustrade à moitié arrachée. Il ne vaut mieux pas retourner à sa chambre après une soirée trop arrosée, il ne suffirait que d'un écart pour dégringoler d'un étage et s'ouvrir le crâne sur le bitume du parking.

Le capitaine nous explique que nous devons nous partager deux chambres avec des lits séparés. Quand on lui demande pourquoi il a le droit à un grand lit pour lui tout seul, il se contente d'un seul argument qui nous met tous d'accord.

« Je ronfle comme un moteur d'avion. »

Personnellement, je m'en fou de savoir avec qui je vais partager une chambre. Mais June n'est pas de cet avis. Elle se précipite vers moi avant de me tirer vers l'une des deux portes restantes en rigolant. Elle s'arrête nette lorsque l'on entend un double « Attend ! » parfaitement synchronisé de la part de Yéléna et d'Adam qui sont paniqués. Devant leur propre réaction très exagérée, ils rougissent et détournent le regard en comprenant leur erreur. Trop tard, ma curiosité est en marche : pourquoi est-ce qu'ils ne veulent pas dormir dans la même chambre ces deux-là ?

June semble bien s'amuser de cette réaction. Un côté joueuse légèrement sadique se rajoute à son drôle de caractère. Yéléna se tient le bras, comme une gosse mal à l'aise devant l'une de ses bêtises. Elle tente une manœuvre hasardeuse pour reprendre le contrôle de la situation : « Peu importe... »

Adam ne semble pas de cet avis. La gêne s'installe de plus en plus alors que le capitaine s'est déjà enfermé dans sa suite présidentielle. Quelqu'un doit mettre fin au plan machiavélique de June. Je fonce vers Yéléna, l'attrape par le poignet et l'embarque dans la chambre dont j'ai la clé avant de refermer la porte derrière nous pour empêcher notre poursuivante d'accomplir son sombre dessein ! J'entends simplement un « Rohlala vous n'êtes pas drôles. » qui confirme ma victoire.

Yéléna me remercie et pose ses affaires sur l'un des deux lits. Je me dirige vers elle et pose mes deux mains sur les hanches.

« Je t'ai peut-être sauvé la vie jeune demoiselle, mais tu dois m'expliquer ce qu'il s'est passé avec Adam ! »

Elle glousse, s'assoit et me regarde.

« À ton avis ? Il s'est passé quoi la première fois que vous vous êtes retrouvés dans le même lit Charly et toi ? Et pire, au lever ou au coucher du soleil ?

— ...

— Maintenant, imagine ça après une matinée où vous avez fait un concours pour savoir qui boirait le plus de bières. »

J'ai du mal à imaginer Adam et Yéléna... En fait, j'ai du mal à imaginer Adam avoir un rapport tout court. C'est un peu méchant, mais il a déjà du mal à parler à une vendeuse, alors lui faire la brouette chinoise...

Mais ça explique la situation. Ne me remercie pas Adam, je n'ai fait que mon devoir d'ange gardien.

***

Je comprends mieux pourquoi ils ne voulaient pas se retrouver dans la même chambre pour dormir.

On est allé manger un petit bout et on est immédiatement partis au lit. Sans grande surprise, Yéléna et moi n'arrivons pas à trouver le sommeil. Il est tôt. Bien trop tôt. Alors on discute. Je vois une certaine angoisse dans ses yeux lorsque la lumière baisse derrière les rideaux aux horribles couleurs pastel presque transparents.

« C'est la première fois que je passe une nuit hors de la ville...

— Tu sais ce qu'il va se passer ?

— Mhm. Ma mère m'avait expliqué que les premiers jours, tu as l'impression que tu vas te transformer. Tu as les bouffées de chaleur, les hormones et même une sensation de membre fantôme.

— C'est quoi ça ?

— En gros tu as l'impression d'avoir des membres ou des organes que tu n'as pas vraiment. Elle par exemple, elle a l'impression d'avoir ses ailes à la place de ses bras.

— Tant qu'Adam ne saute pas par la fenêtre, on devrait s'en sortir alors. »

Il lui faut quelques instants pour imaginer la scène avant de rire timidement.

Une vague de chaleur émerge en moi et m'envahit timidement, puis sauvagement. Je la réprime tant bien que mal et essaye surtout de ne pas perdre la face. Ma cheville. Elle me gratte. Légèrement, puis de plus en plus fort. C'est ensuite au tour de mon bras. J'essaye de me retenir bêtement, comme si ça pouvait m'empêcher de me transformer. Je tente tant bien que mal de me rassurer, c'est après tout théoriquement impossible ici.

Comme c'était impossible que des personnes hors de la ville soient contrôlées par notre diable local...

Yéléna semble elle aussi pâtir de la situation. Elle retire la couverture de son lit et se démange.

« Aaah c'est pas agréable ! Je la sens qui vient sauf qu'elle ne vient pas ! C'est frustrant ! »

Pour moi, c'est déjà fini. Mais elle continue quelques minutes avant de se calmer. Elle observe ses mains et ses bras comme si elle les voyait pour la première fois.

« J'ai l'impression d'être dans le mauvais corps.

— Mais c'est pas plus agréable d'être toi, plutôt qu'un animal aussi...

— Gros ?

— J'allais dire encombrant.

— J'aime bien être une vache. J'ai de la force et un sacré style ! C'est sûr que je serais moins contente si je me transformais en tortue ou en crocodile. »

C'est drôle cette manière qu'ils ont de toujours voir le bon côté de leur transformation. Je doute en être capable. Surtout que je n'ai toujours aucune idée de la créature en laquelle je vais me transformer.

***

On est réveillées aux aurores par quelqu'un qui toque à la porte. La fermeté des coups et leur espacement millimétré ne me laissent aucun doute. C'est le capitaine.

Je prends une douche en quatrième vitesse. C'est inconcevable de me lever sans m'être douchée, je ne sais pas comment Charly et les autres font pour se lever avec la sueur de la nuit sur eux...

On fait nos valises et sortons. Le soleil se lève quelque part, donnant au ciel cette belle couleur entre le bleu marine et le bleu azur où les étoiles les plus chevronnées sont toujours visibles. Il fait encore frais, Dieu merci j'ai pensé à prendre mon sweat. Il a dû pleuvoir une bonne partie de la nuit. C'est ma conclusion en apercevant les reflets des routes dans ces flaques d'eau uniformes, ce qui n'aide pas à réchauffer l'atmosphère. J'ai l'impression qu'il fait plus froid qu'à Oddly Bay d'une manière générale.

On embarque dans le SUV récupéré par le capitaine hier soir. Il a passé la nuit dedans, trop stressé à l'idée que quelqu'un d'autre le saborde. C'était bien la peine de prendre une chambre... Mais je ne peux que le remercier pour son sacrifice. On doit à tout prix être à l'usine pour le départ du convoi, sans quoi nous ne pourrons peut-être jamais retourner chez nous.

On démarre le plus silencieusement possible. William doit s'attendre à ce que l'on soit surveillés. Peut-être a-t-il vu ou entendu quelque chose cette nuit ? Si tel est le cas, il ne nous en a pas fait part. Je me fais sûrement des idées.

Quelques minutes plus tard, nous sommes tous en train de nous gratter frénétiquement avec nos petits yeux fatigués. Le capitaine est obligé de s'arrêter quelques instants le temps que la crise passe. Avec un peu de recul, on se croirait dans une voiture soit de fou, soit de lépreux, soit d'hypersexuels compulsifs. Cette réalisation me fait doucement rire, rire qui contamine le capitaine puis la banquette arrière. Soupape pour relâcher la pression.

On en a bien besoin.

On roule une petite demi-heure. Une petite demi-heure sur cette route qui n'en finit pas, monstre qui tranche de haut en bas et de bas en haut les États-Unis. Il n'y a pas grand monde, il est encore tôt. On croise tout de même quelques camping-cars qui foncent vers le sud, mais aussi des grosses berlines allemandes où il n'y a toujours qu'un seul conducteur en costume-cravate avec un téléphone à la main. Mes compagnons de voyage emmagasinent le plus de détail possible et soupirent lorsque l'on quitte l'autoroute. On s'enfonce entre ces arbres si familiers aux cimes qui chatouillent le ciel désormais bleu.

Nous sommes encore loin de l'usine. Mais je me rappelle de la quête secondaire que nous avons : ramener le plus de vivres possible. Le capitaine se gare en marche arrière face à une petite supérette ouverte 24 heures sur 24. On rentre à l'intérieur et Yéléna se précipite bien évidemment dans les rayons pour découvrir toutes ces marques que nous n'avons pas dans la ville. William s'approche du vendeur qui a les yeux rivés sur son téléphone. .

« Désolé pour toi mon vieux, mais on va te faire bosser. »

***

Le coffre est plein à ras bord et nos genoux, nos pieds et tout l'espace disponible sont remplis de sacs. Principalement des conserves et des aliments qui peuvent se conserver. D'ailleurs, est-ce que le mot conserve vient du verbe conserver ou l'inverse ?...

À la radio, le présentateur parle d'un vol de grande envergure qui a eu lieu cette nuit. Une armée privée aurait cambriolé plusieurs armureries et même un entrepôt de stockage de l'armée, rien que ça. Il explique ensuite que deux supermarchés ont eux aussi été forcés et pillés. Je n'y faisais pas vraiment attention jusqu'à ce que le capitaine change de fréquence... J'ai ma petite idée sur les responsables.

Un quart d'heure plus tard, nous sommes à l'usine. On aperçoit les employés les plus matinaux arriver pour leur journée de travail. Ils passent par un portillon automatique tandis que nous sommes directement contrôlés par ce vieil homme qu'on a croisé hier. On se rend ensuite derrière l'immense bâtiment qui vrombit avant d'entrer dans le hangar où se trouvent déjà les wakizas.

La remorque du camion est remplie à ras bord de palettes de conserves et... de matériel militaire.

Je lance un regard de déception au capitaine qui ne le relève même pas. Ça me blesse un court instant, mais je réalise que William incarne désormais un autre personnage aux traits plus sévères. Il est un leader, un chef de guerre. Pas de place pour les sentiments. On sort du véhicule et il va s'enquérir du bon déroulé des opérations. Est-ce qu'on peut vraiment lui en vouloir ? Si notre plan échoue, il ne restera que le plomb pour nous sauver. Pendant un temps au moins.

De toute manière, nous n'avons même pas de plan. On a certes obtenu des informations pour vaincre le diable, mais il faut désormais se préparer au combat. On se regroupe tous les quatre avec les autres pour en discuter en attendant que l'heure fatidique arrive...

Nous avons perdu un wakizas hier. Qui sait combien arriveront à bon port aujourd'hui.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top