/🚘/ Déjà vu

Le choc m'a sonné, mais pas suffisamment pour me mettre hors course. J'ai à peine le temps de sortir la tête hors de l'eau que je sens mon amie me tirer vers le bord. Les cris de terreurs me ramènent vite à la réalité, aussi bien ceux de mes comparses que ceux des Ohanzees qui approchent.

Alors que je m'apprête à rejoindre Charly sur la terre ferme, quelque chose m'agrippe la cheville. Je me sens partir d'un coup sec, happée par les abysses qui se sont matérialisés sous la forme d'une main crochue. La seule chose qui me maintient à la surface est la force de mon amie qui s'est elle-même accrochée à la voiture. Si ça continue comme ça, on va se faire écarteler toutes les deux !

Je lute pitoyablement sous l'eau, frappant cette chose avec mon pied encore libre. Mais il se fait attraper à son tour, ne me laissant que quelques centimètres de répit avant de boire la tasse.

« Me lâche pas j't'en supplie ! » hurle-t-elle comme si sa propre vie était sur le fil. J'agrippe son poignet avec mes ongles, seul moyen de conjurer cette eau maudite qui rend nos peaux si glissantes. Je m'y accroche comme à une bouée de sauvetage. L'issue semble inévitable lorsque d'autres membres difformes enfoncent leurs griffes dans mes jambes. C'était sans compter sur l'intervention d'Adam qui tire Charly, suivi par les deux filles. Je ne sais pas ce qui est le pire, sentir mes jambes être mutilées, la peur de mourir noyée ou la sensation que mes membres vont s'arracher. Je n'ai même pas la force d'hurler, trop terrifiée et concentrée sur ma survie. Mais hors de question d'abandonner après tout ce que j'ai traversé depuis mon arrivée !

Mon corps doit être suffisamment solide puisqu'à eux quatre, ils parviennent à me tirer de ce bourbier en un seul morceau. Charly saute par la fenêtre ouverte comme si elle l'avait fait des millions de fois. Je tente de l'imiter, mais finis les deux pattes en l'air alors que les pneus projettent de grosses meutes de terre et que le moteur hurle aussi fort que ces enfoirés.

Un cri bien plus féroce et imposant met l'intégralité du tableau en pause. Il écrase tout sur son passage. Même les Ohanzees se taisent, soit d'admiration, soit de crainte. Notre moteur est tout aussi impressionné puisqu'il cale, le souffle coupé. On se rue vers les fenêtres pour trouver l'origine de cette puissance, comme attirés par la symphonie des bombardiers.

Nos regards suivent la rivière qui s'échappe du lac. Un peu plus loin, à la lisière des arbres, trois silhouettes ont les pieds dans l'eau. Des humains, aucun doute là-dessus. Pour le moment.

« Mais c'est Bartolomé !

— Ton pote fan du soleil là ?

Mon pote, je lui coupe les cheveux c'est tout.

— Vous pensez qu'ils nous ont suivis ?

— A ton avis Einstein, on est au milieu de nulle part, qu'est-ce qu'ils foutraient là sinon ? »

Manquait plus que ça ! J'ose à peine imaginer les répercussions si tout le monde apprenait ce qu'il se trame sous les épicéas. Mais...

« Attendez, c'est eux qui font ce cri ? »

Comme invoqué, il repart de plus belle, suivi par un deuxième, puis un troisième. Les vitres explosent et nos têtes de baissent instinctivement. Mais c'est plus fort que moi, je dois voir ce qu'il se trame ! Les silhouettes filiformes gonflent et noircissent. Elles craquent avec une telle violence que même leurs hurlements ne peuvent recouvrir ce bruit abominable. Un mélange de chair et d'os que l'on briserait en un millier de morceaux. A croire qu'un parasite vient de rentrer dans leur corps et de le remplir au point de le faire déborder.

Ils ont doublé de taille. Même à cette distance, j'arrive à voir leurs muscles saillants aux proportions délirantes. Leurs pectoraux et autres biceps sont surdéveloppés, de véritables bodybuilders, des montagnes de muscles à la peau aussi noire que du charbon. Quelque chose sort de leurs crânes. Ce que je prends pour des cornes au premier abord s'allonge et se sépare en plusieurs branches.

« Fonce Yélé ! »

Elle tourne la clé et le moteur vrombit au quart de tour. Son pied écrase l'accélérateur et nous colle à nos sièges. Du coin de l'œil, j'aperçois que deux de ces créatures se mettent à courir en direction du village, coupant à travers bois à une vitesse qui défie mère nature.

« Ils en ont après le cœur ! Faut prévenir les Wakizas ! »

Ma conclusion résonne dans le crâne de Charly qui attrape son talkie-walkie. Elle parvient à avoir son père, mais sa voix saute et est entrecoupée de coups de feu.

« Papa !

— Va à la maison et barricade-toi à la cave, tu m'entends ?!

— Qu'est-ce qu'il se passe ?

— J'comprends pas c'que tu dis, y a d'la friture ! Si tu m'entends, va te cacher tout de suite ! »

On se regarde tous, l'air médusé. Quelque chose de gros est en train de se passer au village.

« Ils en ont après le cœur ! Le cœur du village, la pierre du maire ! »

Un tronc d'arbre vient cogner la voiture de plein fouet qui part en tête à queue. Notre conductrice rattrape la trajectoire, mais une bosse nous fait bondir, écrasant nos crânes contre le plafond. Le talkie-walkie disparait sous le siège dans un grésillement entrecoupé de rires.

« C'est quoi ce truc ?! » hurle Adam de toutes ses forces en pointant la forme noire qui court à côté de la voiture. « C'est pas un Ohanzee ça ! » réplique June.

Non, c'est bien pire. Il attrape au passage un énorme rocher qu'il nous lance avec une puissance dévastatrice. Le toit nous protège, mais la tôle est arrachée, transformant la citadine en tas de ferraille décapotable.

« T'as pas un autre flingue ?!

— Je suis pas armurier putain ! »

Ma question réveille un souvenir qui lui fait plonger sa main au fond de son sac. Elle en sort un pistolet de détresse. Le premier projectile loupe complètement sa cible et va finir sa course dans la forêt. Le chemin qui nous avait semblé si lisse à l'aller est désormais semé d'embuche. La voiture se bringuebale d'un côté à l'autre et nous balance les uns sur les autres par la même occasion. On s'accroche comme on peut, priant tous les saints pour ne pas finir dans le décor.

Le danger se multiplie. Un Ohanzee tombé du ciel atterrit sur notre capot, mettant nos pauvres suspensions à rude épreuve. C'est censé être une sorte de girafe qui me fait davantage penser à une araignée. Ses longues pattes noires et fines me figent de terreur. Sans concertation, on se met à crier tous les cinq. Seule Charly garde suffisamment son calme pour recharger son pistolet et tirer sur la tête de la créature qui se rapprochait dangereusement de nous. La fusée éclairante s'enfonce dans son œil et lui arrache un cri d'agonie strident. Ses yeux se transforment en projecteurs rouges puis sa tête prend feu. Elle relève le cou dans la panique et se prend une branche, nous laissant enfin tranquilles.

Ce n'est que de courte durée. De part et d'autre, des Ohanzees par dizaines courent et volent entre les arbres. Une espèce de gros raton laveur saute dans notre direction, mais Charly ouvre sa porte qu'il se prend en pleine poire avant d'aller valdinguer Dieu sait où.

« C'est quoi le plan ?!

— Ne pas crever ! »

Le plus gros danger reste cette espèce de bête possédée. Il attrape un nouveau tronc d'arbre et le lance dans notre direction. Il passe juste au-dessus de nos têtes, prolongeant notre course poursuite de quelques instants.

Yéléna évite un gros pick-up arrêté au milieu du chemin, sûrement celui de ces enfoirés ! Un tas de questions s'agglutine dans mon crâne, mais un écureuil les chasse en me plongeant dessus. Il plante ses crocs dans mon épaule tandis que j'attrape sa queue et le balance par-dessus bord.

« On va pas tenir longtemps ! » prévient Yéléna. La carlingue fait une cacophonie monstre à chaque bosse et provoque d'immenses étincelles qui s'envolent de chaque côté. Un bruit plus fort que les autres suivi d'un silence me donne l'impression que le pare-chocs vient de passer sous les roues.

Un nouveau tronc d'arbre arrive avec la vitesse d'une balle. Il arrache le coffre et nous envoie dans une valse chaotique. La voiture tourne, encore et encore, balancé au gré des bosses et autres racines qui n'étaient pas là à l'aller. Par chance, Yéléna reprend le contrôle et l'on repart sans avoir perdu trop de temps. Grâce à ce ralentissement, Charly a pu toucher la créature qui essaye si nous exterminer avec une sacrée détermination.

Non seulement ça ne lui a rien fait, mais on est à court de munitions. Une espèce d'hyène s'accroche à la porte de June en poussant un rire frénétique. Notre amie des Ohanzees essaye de discuter avec lui, persuadée de pouvoir le raisonner.

« Y a rien de drôle enculé ! » hurle Charly en sortant un immense couteau de son sac avant de le brandir en l'air. Il s'abat plusieurs fois sur le crâne de la créature qui ne cesse de rire pour autant. Son sang noir recouvre ses mains et éclabousse le visage de June qui hurle, mais rien d'autre ne se produit. Il s'apprête à attaquer, mais Charly l'attrape à main nue en plein vol avant de le balancer hors de l'habitacle.

Elle est vraiment folle de rage.

On arrive enfin à la falaise. Notre conductrice s'en rend compte un poil trop tard et donne un grand coup de volant avant d'écraser la pédale de frein. Adam tire le frein à main de toutes ses forces et la voiture part en dérapage, pourtant ce ne sont pas les pneus qui crient, mais bien notre petite bande prête à s'envoler.

Par miracle, la voiture parvient à prendre le virage. Notre poursuivant n'a pas cette chance et fonce dans le vide dans un cri d'horreur et de colère. Je prie pour qu'il se soit écrasé en contre-bas, mais pour le moment, on est loin d'être tirés d'affaire.

Le chemin est en bien meilleur état. Difficile d'en dire autant de la voiture. Les démons ont réussi à nous rattraper et tentent de nous barrer la route. On en heurte un premier, puis un autre et encore un. Le moteur commence à fumer et nos poursuivants sont de plus en plus nombreux, taches noires qui glissent entre les arbres en hurlant, prises d'une frénésie carnassière.

Je n'ai jamais aimé la chasse et ce n'est pas près de changer, surtout maintenant que j'ai découvert l'effroi d'être une proie.

Des plus petites saloperies parviennent à grimper à bord. On s'empresse de les dégager avant qu'elles n'aient le temps de nous mordre, mais l'ont fini tout de même par être submergés. Leurs crocs se plantent et leurs griffes déchirent nos vêtements, mais on tient bon. Comme dopée à l'adrénaline, la voiture regagne des chevaux et nous permet de mettre une petite distance entre nous et nos assaillants.

Des tirs. Des tirs au loin ! Je n'ai jamais été aussi heureuse d'entendre ce bruit. On s'en rapproche à grande vitesse lorsque l'on entend des explosions au milieu des arbres. C'est une vraie scène de guerre, tous les sons se mélangent pour créer un brouhaha de panique. Terrorisée, Yéléna ne voit pas le cratère au milieu de la route et freine trop tard.

On chute avant de s'envoler. Je souris un court instant en apercevant les magasins à seulement quelques pieds puis ferme les yeux en comprenant que la voiture change de trajectoire. Les roues s'écrasent au sol dans un déchirement métallique empiré par le couinement des freins et l'avant de la voiture s'encastre dans un arbre.

On a juste eu le temps de s'accrocher à nos sièges. Dieu merci la voiture a tout de même freiné avant le choc, sans quoi nous serions tous morts. À vrai dire, je ne sais pas encore si je suis morte. Je n'ose pas rouvrir les yeux. Mon front a tapé l'appuie-tête et un liquide chaud se met à couler le long de mon nez. Les tirs sont aussi proches que les hurlements, mais le bourdonnement l'est encore plus.

J'entends Yéléna hurler le prénom d'Adam. Une porte s'ouvre et s'écroule. Des rafales sont tirées juste à côté de l'épave alors qu'on nous hurle des ordres. Les Ohanzees continuent leur boucan telle une armée prête à charger ses ennemies jusqu'au bout du monde. C'est seulement lorsque j'entends le prénom de Charly que je trouve le courage d'affronter la réalité.

Adam est sur le tableau de bord. Mon cœur rate un battement, mais non, il bouge. Yéléna et June saignent elles aussi, mais sont trop préoccupées par l'état de santé de leur ami. Un Wakizas m'attrape sous les épaules et m'extrait de la voiture avant de me tirer en arrière.

Les Ohanzees s'écroulent sous les tirs, puis se relèvent inlassablement. Les balles les transpercent et les projettent en arrière tandis que les quelques explosions les déchirent en mille morceaux visqueux qui se recollent pour repartir à l'attaque. Le combat semble perdu d'avance tant ils sont nombreux et hargneux.

Sans que je comprenne réellement pourquoi, les tirs se calment, tout comme les Ohanzees. Je suis tirée au milieu des Wakizas qui baissent leurs armes, l'air ébahi. Je suis leurs regards, l'esprit brumeux et la vision floue :

Charly est au milieu du chemin. Ses bras sont tendus et ses jambes immobiles, dos à nous. Les Ohanzees ont cessé de crier. Ils s'approchent timidement de ma guéparde humaine qui ne fléchit pas. Il y en a plusieurs dizaines face à elle, de toutes les tailles et de toutes les sortes, leurs yeux vides figés sur mon amie. J'ose à peine regarder, persuadée qu'elle s'apprête à se faire déchiqueter.

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