/🤗/ De retour au bercail
On a attendu que les employés soient tous dans l'usine pour sortir de notre cachette.
Nous revoilà à l'arrière de ce fourgon blindé qui a des allures de cercueil sur roues. En observant les portes, je revois ce véhicule défoncé au capot fumant, le capitaine qui en extrait le conducteur et les ohanzees qui s'approchent. Mes mains cramponnées sur la crosse, incapables de tirer. Puis en jetant un coup d'œil à l'extérieur par les meurtrières, je revois ce wakizas être fauché par ce pneu fou... Un instant si précis où un être aux milliards de neurones, aux millions de souvenirs et aux milliers de sentiments est anéanti, transformé en ce tas de matière organique qui finira sous terre ou en cendres.
Nous sommes poussières et nous redeviendrons poussières. Cette phrase prend tout son sens.
Nous avons repris la formation d'hier avec un véhicule en moins à l'arrière. L'information est claire : le camion est plus important que nous. C'est un choix que je comprends, que je respecte, mais qui m'angoisse. Si nous sommes en danger, même si le capitaine est avec nous, je doute que le convoi s'arrête pour nous aider. La mission principale est de ramener des provisions et ils l'effectueront coûte que coûte.
La météo est étonnamment bonne aujourd'hui. Cette vitamine qui vient réchauffer l'atmosphère nous détend ne serait-ce qu'un instant alors que les moteurs s'allument. Pas de temps à perdre, la bronzette attendra.
« Tout est bon derrière ? » nous demande le capitaine.
On est tous à genoux sur nos banquettes, les yeux plaqués contre les interstices pour attraper un aperçu de l'extérieur. Des condamnés à mort en route pour la prison, voilà à quoi l'on ressemble. On répond sans trop y réfléchir –comme si notre avis importait– et le convoi se met en route.
Les arbres défilent de plus en plus vite tandis que l'on s'élance sur cette route qui n'en finit pas. Très vite, le ciel pourtant immaculé à notre départ se couvre. On se regarde tous les quatre avec une seule envie silencieuse : prier le capitaine de faire demi-tour. Pour survivre.
Pour survivre. Mais à quoi bon ?
Je veux dire, à quoi bon rester en vie si c'est pour passer le reste de notre existence à regretter ce choix ? Alors, d'un commun accord, nous prenons notre mal en patience et nous préparons à la suite des évènements. L'heure n'est plus aux doutes désormais.
C'est une véritable tempête qui s'abat sur nous. Pas de doute, nous sommes rentrés dans Demon Wood. Les phares s'allument et les essuies glace tournent à plein régime tandis que la pluie opaque recouvre la route. Le convoi réduit sa vitesse, mais ne s'arrête pas pour autant.
Quelque chose cloche.
Je le vois tout d'abord dans les yeux de mes amis. Cette expression qui recouvre leurs visages, je la reconnais. Le silence de la radio est encore plus équivoque.
Il fait nuit.
« Comment c'est possible ? demande Yéléna, la plus paniquée d'entre nous.
— Rappelez vous, il avait déjà tenté une technique dans ce genre la fois dernière. Si l'on part du principe qu'Oddly Bay ne se trouve pas sur le même plan cosmique que le reste de notre planète, il n'est pas fou de penser qu'avec une puissance hors-norme, voire divine, il est possible de changer certains paramètres tels que la météo ou bien l'heure de la journée. »
Un petit bruit nous fait tourner la tête. Le capitaine sert non seulement le volant, mais aussi ses dents pour retenir mille et une insultes. Il prend la radio, aboie un ordre et le convoi accélère.
Si les wakizas se transforment, ça va grandement compliquer la mission. Ça, ils l'ont bien compris. Surtout que connaissant notre adversaire, je doute que l'on soit au bout de nos surprises.
Je ne peux m'empêcher de penser à Charly. Elle doit m'attendre à l'entrée du village, morte d'inquiétude à l'idée que l'on ne revienne pas. Enfin ça, c'est si l'on n'arrive pas trop tard. Si la ville n'est pas déjà tombée aux mains de Lucy...
« Alors, déjà de retour ? »
Quand on parle du diable.
« J'espère que vous avez savouré votre voyage, car ici la météo est é-pou-van-table. »
Voilà qu'il fait de l'humour, signe d'une confiance démesurée. Faites qu'il n'ait pas déjà gagné...
« Je suis malheureusement dans l'obligation de vous arrêter. Rien de personnel, bien entendu. »
Un crissement de pneu généralisé retentit. On dérape et manquons de percuter la remorque. Tout le monde a pilé au même moment, mais nous ne comprenons pas encore la raison. Notre vision est bloquée par le camion, impossible de voir ce qu'il se passe devant. Les wakizas s'arment et se mettent en position de combat, leurs canons dirigés vers la route. Le capitaine sort sous cette pluie de pétrole apocalyptique. Je décide de le suivre, ne faisant fî de mes amis qui tentent de me retenir.
En à peine une seconde, je suis trempée de la tête aux pieds. Mes habits se noircissent et mes yeux me piquent. Je me mets à côté de William et ma mâchoire tombe d'un mélange de surprise et de peur.
Face au convoi, à une vingtaine de mètres, on perçoit un mur d'obscurité. Avec cette pluie de tous les diables, impossible de distinguer ce dont il s'agit. La réponse est pourtant évidente pour tout le monde.
« Rendez-vous et vous aurez la vie sauve.
— Et sinon ?! hurle l'un des soldats.
— Vos corps ne finiront pas dans des balles, mais dévorés par mes disciples. »
Les culasses claquent, les véhicules sont manœuvrés et les yeux se noircissent. Nos gardes forment désormais une ligne de défense face au camion. Cinq véhicules blindés surmontés de machines de guerre, capables de délivrer la mort à une vitesse rarement atteinte. Notre dernier espoir. Je sens un pincement dans le cœur du capitaine qui me jette un coup d'œil, comme pour s'assurer de ma présence. Il aimerait les rejoindre et guider la charge. Il en meurt d'envie à vrai dire. Mais sa mission est différente. Il retourne dans la camionnette et je décide de faire de même. Je m'assois sur le siège passager tandis que lui reste debout à côté de la portière. Il attrape le talkie-walkie, la bouche sèche et les yeux déterminés.
« Mes amis... Avez-vous prévu de vous rendre ? »
Un hurlement me fait sursauter. Tous les wakizas répondent dans un unisson parfait et un sang-froid sans failles. Ils hurlent leur réponse avec leurs tripes, si bien que leurs voix parviennent à traverser ce torrent divin qui s'abat sur eux. Même la colère d'un dieu ne peut rien face à cette armée.
« Non !
— Avez-vous envie de laisser tomber notre ville aux mains des Ohanzees ?
— Non !
— Est-ce que vous pensez sérieusement que ces enfoirés peuvent nous battre ?
— Non !
— Avez-vous peur de la mort ?
— Non !
— Et enfin, êtes-vous sûrs de vos réponses ?!
— Ouai ! »
Ils tapent sur leurs voitures et s'arrachent la gorge pour faire monter l'adrénaline. Ils sont tous prêts à mourir aujourd'hui s'il le faut, l'idée de fuir ne leur a même pas traversé l'esprit. Cette effervescence, cette folie me contamine malgré moi. L'échec n'est pas une option. Nous ne pouvons pas perdre. Notre mission est louable et nos motivations sans limites. Aux cœurs vaillants, rien d'impossible. Mes amis derrière se collent les uns aux autres, persuadés que l'on ne va pas s'en sortir. Mais j'ai confiance.
Les moteurs vrombissent comme pour se préparer à l'effort qui les attend. Le diable dit quelque chose à la radio, vaines provocations écrasées par les hurlements guerriers de ces Hommes déterminés. Ce sont deux armées, deux titans qui s'apprêtent à s'affronter. Et aucun des deux ne compte faire de quartiers.
La tension est palpable et l'atmosphère lourde. La charge est imminente. Nous nous apprêtons à foncer dans la gueule du loup lorsqu'un bruit parvient à nos oreilles. Il s'approche à grande vitesse et crée du mouvement derrière les lignes adverses. Ce n'est pas la mer rouge, mais bien la mer noire qui s'ouvre en deux sous nos yeux ébahis pour laisser place à une dizaine de véhicules militaires.
Des wakizas. Pourquoi est-ce que les Ohanzees les laissent passer ? Est-ce qu'il y aurait...
Je sors une nouvelle fois de la voiture. Le capitaine me demande de rester, mais je ne l'écoute pas. Il n'y a qu'une seule raison qui pousserait nos démons à nous faire une haie d'honneur. La raison qui, à elle seule, m'a fait revenir dans cette zone de guerre. Les véhicules arrivent et manœuvrent pour se positionner dans notre sens. Les soldats hurlent de plus belle, remerciant leurs collègues d'être arrivés à la rescousse. L'euphorie explose alors que nos chances de survie augmentent drastiquement.
Une porte s'ouvre. Il en sort une silhouette élancée aux rangers noires usées surplombés d'un treillis trop grand. Un débardeur noir absolument pas adapté à la météo, protégé par une veste militaire ouverte aux manches retroussées. Un poignet avec une tête de guépard qui écoute de la musique tatouée, des cheveux courts, des yeux qui viennent se planter dans les miens et un sourire qui me désarme. Moi aussi je souris bêtement. Elle fonce sur moi à toute vitesse. J'aurai le temps de l'esquiver, mais je reste en place. Je vais même jusqu'à tendre les bras pour accueillir le plaquage.
La balle se jette dans mes bras et m'enlace. Une chaleur revigorante m'envahit, comme lorsque l'on s'allonge sous un plaid en hiver. Je la sers fort, si fort contre moi. Elle s'accroche à mon cou et je tombe gentiment au sol sous son poids. Je n'ai plus aucune inquiétude, plus aucune peur. J'ai fait le bon choix. Qu'importe si je meurs. Ma place est ici. Et maintenant que je l'ai trouvé, hors de question de la quitter.
« J'savais pas si j'te reverrai... »
Je la sers encore plus fort alors que tous les regards sont braqués vers nous. Je n'en ai rien à foutre. Rien n'a d'importance tant que je suis avec elle. La voir dans cet état me fait culpabiliser, mais me réchauffe aussi d'une certaine manière. C'est la première fois que je manque à quelqu'un. C'est un poil égoïste dit comme ça, mais ça me fait du bien. De savoir qu'on apprécie ma présence. De savoir que je suis aimée. Réellement aimée. Et même si cet endroit est le plus dangereux au monde, j'y retournerai tous les jours si cela me permet de la retrouver.
Des clapotis. Quelqu'un marche vers nous. J'essaye de me relever, mais ma Charly est enfouie dans mon cou et ne semble pas près de me relâcher. Un gratte-ciel apparait et me couvre de cette pluie battante qui ne s'arrête pas. Daniel. Il me regarde avec un sourire qui, je trouve, lui va bien mieux que cette gueule de pitbull qu'il garde d'habitude. Quelqu'un d'autre s'approche. Le capitaine. Les deux hommes se prennent dans leurs bras un court instant avant de se fixer avec gravité.
« Will... Il manque Timothy. »
Notre gardien ravale sa salive et encre son regard au loin. Une grimace vient déformer le visage des deux piliers. Le capitaine reprend son ami dans ses bras. Peut-être pour se ressaisir. Peut-être pour qu'ils puissent cacher leurs larmes.
« C'est pas de ta faute Daniel.
— Putain... Putain de merde...
— On connait tous les risques. Lui plus que quiconque.
— Si j'étais venu avec vous–
— La ville aurait été prise par les Ohanzees. »
Charly sanglote elle aussi. Je ne sais pas si elle le connaissait, ou s'il s'agit d'une fatigue plus globale. Celle de voir des visages si familiers disparaître les uns après les autres. De devoir se lever toutes les nuits dans le doute, incapable de savoir si la ville sera encore debout à la fin de la journée. D'attendre l'attaque finale, terrifiés par l'issu de la bataille.
On est tous épuisés de ce combat.
On doit y mettre fin.
« Tu ne dois pas le dire aux autres.
— Quoi ?! Tu ne crois quand même pas que je vais les retenir de massacrer ces chiens ?
— Si. Laisse-moi t'expliquer : les ohanzees se nourrissent de la haine que l'on a pour eux. On en est sûr. Plus l'on va les attaquer, plus ils vont devenir forts et moins Charly pourra nous protéger.
— Alors quoi ? On les accueille à bras ouverts ?!
— Non. On retourne en ville et on aide les gamins à réaliser leur plan. »
Daniel me regarde tandis que Charly se relève avant de me tendre une main. Je l'attrape et m'extirpe du torrent.
« On n'a pas d'autre option paps. Ils sont immortels et Lucy ne va pas s'ramener sur un plateau d'argent. »
L'homme fait de muscles me juge, une fois encore. L'animosité qu'il me portait il y a encore quelques jours de cela a disparu. Se pourrait-il qu'il me fasse enfin confiance ?
« Vous pensez pouvoir y arriver ? me demande-t-il.
— Je crois qu'on n'a pas vraiment le choix. On va trouver le diable, arracher son cœur et arrêter tout ça. »
Je lui réponds avec une détermination nouvelle sur mon visage. Une volonté qu'il n'a probablement pas l'habitude de trouver sur le visage d'une fille. Il la jauge un instant puis fais demi-tour. Il retourne à son pick-up, attrape un mégaphone et hurle l'ordre le plus improbable de sa vie :
« Vous ne tirez qu'en cas de danger immédiat ! Je ne veux pas voir couler une seule goutte de sang d'Ohanzee aujourd'hui ! »
Charly serre ma main. Je la regarde, elle et sa tête de chat mouillée. On pourrait jurer qu'on vient de sortir d'une piscine pleine de pétrole. On rigole bêtement avant de se diriger vers la camionnette du capitaine. Nous montons à l'arrière où une pluie de câlins s'abat sur mon amie. Un cocon d'amour qui risque d'être indispensable à notre survie.
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