2ème Partie : C'est la merde
Mes pieds touchent le sol.
Je suis réveillée depuis un moment. Ce sont les démangeaisons et les bouffées de chaleur qui m'ont arraché de mon sommeil. Cela fait plusieurs jours que j'avale les mixtures de Susie pour retarder ma transformation, mais rien de définitif. Si je reste ici, cela ne fait aucun doute que je vais finir par me transformer. Je me vois déjà me balader à poils à quatre pattes toutes les nuits. J'en ai la nausée rien que d'y penser.
Comme tous les soirs, Charly est déjà aux fourneaux. Elle a beau faire de son mieux pour ne pas faire de bruit, je peux l'entendre jurer à voix basse chaque fois qu'elle renverse ou fait brûler quelque chose. Sans parler de l'odeur qui vient titiller mes narines et abattre toutes possibilités d'avoir un jour des abdos.
J'arrive à me lever avec l'aide de ma table de chevet. J'ai vraiment l'impression d'avoir cent ans. Mes muscles me font mal, ma peau me fait mal et ma tête me fait mal. Cet amas de douleurs soigne petit à petit, mais la fatigue physique s'accumule. On a eu une sacrée chance d'être tombée l'une contre l'autre, surtout que l'escalier n'était qu'à quelques pieds de nous. Une chute nous aurait été fatale.
J'ouvre ma porte et longe les murs. Je pense un instant à me coiffer ou à fournir un effort pour ne pas ressembler à une larve devant ma colocataire, puis abandonne l'idée avant de m'écrouler sur la chaise et d'enfoncer ma tête entre mes mains pour simuler un oreiller. Le guépard fait glisser un pancake de la poêle à mon assiette.
« Bien dormi ?
— Mmhm. »
Je relève ma tête et la pose en équilibre sur mes mains soutenues par mes coudes, piliers bien fragiles si tôt dans la nuit.
« Moi aussi, merci de demander.
— Ça marche bien le scotch ?
— En vrai ouai, il fait presque tout noir ! »
J'étais sceptique à l'idée qu'on vive ensemble. Mais en creusant un petit peu, j'ai compris qu'elle voulait surtout ne plus dormir sous le même toit que son père tant que cette histoire ne serait pas réglée. Alors on a choppé un lit qu'on a installé dans le garage, histoire qu'elle ait sa chambre avec son intimité. Ma petite vie solitaire n'aura été que de courte durée, mais je ne peux rien lui refuser.
Et avoir une cuisinière à la maison c'est quand même sympa, on ne va pas se mentir.
« Il parait qu'Adam peut sortir de l'hôpital aujourd'hui. »
Hôpital, c'est un bien grand mot. Les quelques infirmiers et autres médecins ont eu beaucoup de mal à s'occuper de tous les habitants qui en avaient besoin. L'espèce de clinique vétérinaire s'est transformée en zone de guerre. Les blessés attendaient sur le sol tâché de sang, les pleurs des enfants et les sanglots de familles inconsolables raisonnaient dans les couloirs tandis que les hommes et femmes en blanc couraient dans tous les sens.
La majorité n'avait que des blessures légères, comme moi ou Charly. Des coupures causées par l'explosion des vitres ou un os fracturé après une mauvaise chute. La vraie priorité c'était les Wakizas. Ceux que j'ai vus étaient vraiment en piteux état. En allant voir Adam, je suis tombée sur un gardien qui était déjà venu à la bibliothèque. Celui qui était tout chétif et lisait des bouquins sur les tueurs en séries. Il attendait devant une porte. Lorsque je lui ai demandé s'il allait bien, il m'a expliqué qu'un ami à lui était entre la vie et la mort à l'intérieur. Je me suis sentie profondément mal, presque honteuse qu'on s'en soit tous sortis –presque– indemnes alors que des gardiens y ont laissé la vie.
Il y a eu une grande cérémonie. Ici, on n'enterre pas les morts par peur que les Ohanzees les déterrent. Les civils sont incinérés et leurs cendres sont répandues dans un beau jardin avec une petite plaque commémorative, mais les Wakizas ont une tradition plus... atypique.
Leurs corps sont entourés de peaux de bêtes et de cuir, comme un cocon dans lequel ils reposent avec leurs fusils. Selon leurs croyances, cela empêche non seulement leurs esprits de monter au ciel, mais cela évite aussi que les cadavres reprennent leurs formes animales. Ils sont posés à même le sol dans l'herbe, juste derrière le QG des gardiens pendant 3 jours. Pendant ce laps de temps, les Wakizas ne mangent pas et se tondent les cheveux pour honorer leurs morts.
Les dépouilles sont ensuite ramenées en ville avec un cortège avant d'être incinérées. C'est à ça que j'ai pu assister au côté de Charly. Tous les habitants se sont regroupés pour l'occasion. Les rues étaient pleines aux alentours, tout le monde avait fait le déplacement pour rendre un dernier hommage à ces braves guerriers.
Lorsque les Wakizas ont commencé à chanter, tout le monde a suivi. Une chanson profondément mélancolique en l'honneur de ceux tombés au combat. Les tambours battaient le rythme et les voix s'élevaient dans les cieux, attribuant un adieu digne de ce nom à ces gardiens.
Huit. C'est le nombre de fois que nous avons chanté et le nombre de fois que le crématorium a craché sa fumée dans le ciel. La rue s'est ensuite désemplie. Il ne restait plus que les familles proches ainsi que les amis. Je suis restée pour Charly qui tenait ma main comme pour s'ancrer à un port de positivité. Elle les connaissait tous. Certains seulement de visu, d'autres l'avaient vu grandir. Elle ne jeta même pas un seul regard à son père qui s'occupait de récupérer les urnes funéraires en tenue de cérémonie.
Elle m'a expliqué que les Wakizas confectionnent eux-mêmes leurs munitions. L'objectif de tout cela est non seulement de rendre hommage à leurs morts, mais surtout de piéger leur esprit dans leur corps qui est ensuite transformé en cendres. Ces cendres sont mélangées en très petite quantité à la poudre à canon utilisée pour faire les balles.
Une manière de bénir leurs munitions avec l'esprit de combativité de leurs frères morts au combat.
« Tu sais à quelle heure il sort ?
— Yéléna m'a dit deux heures.
— Bon, ça nous laisse un peu de temps alors.
— T'en as bien besoin, tu verrais ta gueule. »
On a tous une sale gueule . Le village entier à une sale gueule. Et il y a de quoi.
On est assiégés.
Les Ohanzees ne rentrent pas, mais ils nous empêchent de sortir. Ils contrôlent même la mer. Allez comprendre pourquoi, depuis que le diable est devenu plus fort, certains Ohanzees sont devenus des animaux marins. Lorsque le bateau qui importe la nourriture dans la ville a tenté de se rapprocher des côtes, ces fumiers l'ont fait couler. Personne n'a retrouvé le capitaine.
Les pompes qui assènent l'eau des nappes phréatiques jusqu'à nos robinets ont été sabotées. Quant à la rivière qui arrive normalement au nord de la ville, son débit a été réduit en amont. À croire qu'ils ont construit un fichu barrage !
Mais oui, il y a eu des sabotages. Si notre escapade nous a appris au moins une chose, c'est bien celle-ci : qui est du côté du diable. Ou plus exactement, qui se faisait manipuler par ce dernier. Lorsqu'on a repris nos esprits, on s'est empressé de chercher le cœur du village dans la maison du maire. Mais face à son absence, on a immédiatement expliqué la situation aux Wakizas qui nous accompagnaient. Ils ont pris notre témoignage très au sérieux et ont averti Daniel.
De ce que j'ai entendu, ils se sont rendus en quatrième vitesse à la maison du gars que Yéléna avait reconnu. Et lorsqu'ils sont arrivés, ce fumier qui n'était presque plus humain les a attaqués. Un gardien a été gravement blessé, mais ils ont fini par l'abattre, avec beaucoup de difficulté d'après ce que j'ai compris. On leur a ensuite indiqué l'emplacement de la fameuse cascade et ils s'y sont rendus aussi vite que possible, écrasant et vidant leurs munitions sur les saloperies qui tentaient de leur barrer la route. Mais lorsqu'ils sont arrivés, il n'y avait plus rien.
Vu qu'il s'agissait d'un Amoureux du Jour, les Wakizas ont immédiatement perquisitionné les logements de tous les membres un par un. C'est là qu'ils se sont rendu compte que certains étaient noirâtres et possédés. Leurs mouvements étaient sporadiques et leurs discours incohérents, comme s'ils parlaient une autre langue. Et lorsqu'on a retrouvé la vanne d'une pompe chez l'un d'entre eux, ça a été la goutte d'eau.
Ils ont tous été enfermés dans le gymnase de la ville, surveillés nuit et jour. Et à ma connaissance ils y sont toujours.
J'ai ma petite théorie qui expliquerait pourquoi seulement eux ont été possédés par le diable. Un mot d'un Wakizas est resté gravé dans mon esprit. "Wendigo". J'avais vu passer un livre sur eux dans la bibliothèque et me suis empressée de le lire. Ce sont des créatures mythologiques toutes noires et squelettiques avec des bois et un crâne de cerfs qui habiteraient dans les régions enneigées. Les théories sont nombreuses, mais l'une des légendes raconte qu'un homme devient un wendigo s'il mange de la chair humaine.
Je pousse peut-être un peu loin, mais en détestant leur propre village, les Amoureux du Jour trahissent leur propre espèce, comme les cannibales d'une certaine façon. Ce qui permettrait au diable de les transformer. L'idée est un peu farfelue, mais elle tient la route. Ou alors, c'est juste qu'ils haïssent le diable plus que quiconque puisque c'est de sa faute si tout le monde se transforme en animaux chaque nuit. Et vu que le diable se nourrit de cette haine selon Susie...
Je n'ai pas toutes les réponses. C'est devenu mon quotidien donc je m'y suis habituée. Cela ne m'empêche pas de continuer de creuser. On n'a pas vraiment d'autres choses à faire en même temps. L'état d'urgence a été décrété et la majorité des habitants restent enfermés chez eux. L'école a fermé comme la plupart des magasins. Il n'y a que quelques courageux qui continuent de vivre comme avant. Mon quartier a lui-même été déserté, ainsi que toutes les maisons au bord de la forêt.
Cela doit faire une semaine que tout cela s'est produit. Depuis, Charly et moi lisons dans l'espoir de trouver quelque chose pour mettre un terme à ce siège. June nous aide en cherchant dans les vieux grimoires de Susie et Yéléna va voir tous les anciens du village pour leur poser des questions dans l'espoir qu'ils puissent nous aider. Quant à Adam, le pauvre s'est fait recoudre le ventre qui s'était empalé sur le verre du pare-brise arraché et se repose depuis sous morphine.
Jusqu'à aujourd'hui.
Personne ne s'en est sorti indemne dans la bande. Je me fais cette réflexion en observant les strippes toutes neuves posées juste au-dessus des yeux du guépard. Charly s'est ouvert l'arcade, June c'est la lèvre qui a pris et Yéléna a une dent de cassée. Une tout devant en plus. On m'a dit qu'elle hurlait comme une folle chez le dentiste, pas tant de douleur, mais de colère. En même temps quelle idée de rouler dans des voitures sans airbags. La technologie, ça a quand même du bon.
C'est moi qui m'en suis le mieux sortie. Mon front s'est ouvert juste au niveau de mes premières racines. Autant dire que ça ne se voit presque pas. Et puis je ne suis plus à une cicatrice près. Non, ce qui est vraiment handicapant c'est les courbatures et autres douleurs qu'on occasionné l'accident. Quand tous les muscles se sont contractés d'un seul coup pour encaisser le choc, difficile de les détendre à nouveau les premiers jours.
Je tire la gueule en voyant la taille du petit-déjeuner. On doit rationner la nourriture, ordre de Daniel. Il est devenu maire temporairement, le temps de gérer la crise. J'en ai des frissons rien que d'y penser. Même si l'avoir enfin vu sous sa forme humaine m'a brisé quelques aprioris que j'avais sur lui, Charly doit me transmettre sa colère, car je le déteste encore plus qu'avant.
Cette histoire est complètement folle. Du début à la fin. En cherchant un peu, on a bel et bien trouvé l'avis de recherche d'un couple qui a disparu l'année de naissance de Charly, quelques mois avant si on en croit la date. Oui, en regardant avec attention, on peut trouver des traits de similarité avec ma guéparde. Mais alors quoi, le diable les a enlevés et a mis au monde Charly ? Mais dans quel but ? Il nous manque des informations pour mettre tout ça au clair. On sait toutes les deux où les trouver, mais elle n'est pas encore prête à les entendre.
Comme si tout ce foutoir n'était pas déjà assez bordélique comme ça...
Je lâche un profond soupir devant la portion réduite que m'a servie Charly, divaguant entre toutes les aventures et autres retournements que mon petit cerveau a dû encaisser. Sans rien dire, elle descend de sa chaise puis vient se poser sur mes genoux. Instinctivement je pose ma main sur sa tête et la gratouille.
Elle ronronne.
Je crois que tant qu'elle ronronne, rien de tout ça n'a réellement d'importance.
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