/🌲 / Le cauchemar d'Oddly Bay
Je me lève. J'hésite à mettre ma capuche, sorte d'habitude, comme pour me protéger du monde qui m'entoure. Mais je dois mettre mes reflex d'introvertis de côté. Puis je vais finir par crever de chaud avec les degrés qui ne cessent de monter. J'essaye tout de même de retarder le moment où je vais devoir mettre mon habit préféré au placard jusqu'à l'automne prochain.
Je décide de rentrer chez moi, longeant le bord de la mer, bercée par le son des vagues. Je réalise d'un seul coup que je n'ai pas mes écouteurs. Je ne sors jamais dehors sans eux normalement.
Mais c'est probablement une bonne chose que je chasse cette habitude. Déjà pour ne pas passer pour une asociale, mais surtout pour vraiment m'imprégner de cet endroit totalement inconnu et mystérieux. Comme si utiliser mes cinq sens allait m'aider à mieux le comprendre. De toute manière, ma musique me permettait surtout de ne pas entendre le bruit des voitures et du bordel ambiant de la ville à Chicago. Mais je ne risque pas d'avoir ce genre de problème ici. Autant en profiter pleinement.
En repensant à tout ce qu'il m'est arrivé depuis que je suis ici, quelques questions se battent dans ma tête et frappent sa paroi, comme les vagues contre la digue. Je décide de les mettre de côté. Après tout, ça n'a aucun intérêt de me remuer les méninges pour essayer de trouver une logique à tout ça. Je n'ai tout simplement pas encore assez de réponses, donc inutile de faire des conclusions hâtives. J'appellerai Charly ce soir pour essayer de mieux comprendre ce joyeux bordel.
Je finis par rentrer à ma maison, après avoir traversé le beau quartier résidentiel désert en bordure de forêt.
Je regarde de l'autre côté de la rue. Comme pour me persuader que je n'ai pas rêvé ce que j'ai vu hier. Ce n'est pas tant le fait qu'il y ait un loup qui m'ait choqué, mais plutôt son regard. C'était certes la première fois que j'en voyais un, mais j'ai bien senti que son comportement n'était pas normal. Peut-être est-il trop habitué à la présence des Hommes ?
Je regarde ma porte avant de tourner la clé. C'est là que j'aperçois des marques de griffes. Difficile de penser que c'était un rêve maintenant. Ce petit enfoiré a abimé ma porte ! Alors que j'ai emménagé depuis même pas 24 heures ! Oh si je le revois, je vais lui mettre un bon coup de pied à ce sale chien sauvage !
Je dis ça, mais je n'aurai jamais les couilles de faire quelque chose d'aussi courageux –et stupide–.
Je rentre prudemment, comme si je n'étais pas encore complètement sûre que ce soit bien ma maison. On ne sait jamais, tout peut arriver ici. Cela ne m'étonnerait pas de tomber sur un ours dans mon canapé un de ces jours. Cela me fait sourire un court instant avant de réaliser que je n'ai pas prévu la suite de ma journée. Déballer le reste de mes cartons qui sont à deux doigts de tomber les uns sur les autres dans le salon ? Boarf. Non, je sais ce que je veux faire !
Écrire !
Je ne me suis même pas connectée sur Wattpad depuis plusieurs jours. Il est temps d'y remédier ! Une fois dans ma chambre, je prends mon ordinateur portable qui se trouve dans un carton, bien enroulé d'habits et de papier bulle. Je doute qu'il y ait beaucoup de réparateurs d'ordinateurs dans le coin, donc je dois faire particulièrement attention à mes affaires.
Je l'allume, rentre mon mot de passe, puis remets la puce dans mon téléphone pour me faire un partage de connexion. Sans surprise, le réseau coupe régulièrement en plus d'être d'une épouvantable qualité. Après cinq longues minutes, je parviens tout de même à aller sur Wattpad. Je vois une quinzaine de notifications, surtout des commentaires sur mon histoire « Le royaume d'Anita », un roman fantasy dans un monde féérique qui a dépassé les 6000 vues récemment. Ma plus grande fierté !
Je vois aussi un message que je m'empresse d'ouvrir. C'est un compte qui propose des critiques qui m'a répondu ! Tout excitée, bien allongée dans mon lit en sweat et en jean, je clique sur le lien pour lire leur avis sur mon bébé !
Je suis soudainement moins enjouée en voyant les reproches que cet inconnu me fait. Une histoire "classique" "comme on en a déjà vu des milliers sur le site" "manque d'originalité et de nouveauté". Mon style semble lui plaire, c'est le fond qu'il me critique. C'est assez douloureux étant donné que j'ai passé des dizaines –si ce n'est des centaines– d'heures à travailler sur les moindres détails de mon univers adoré. J'ai même fait une carte du monde et un bestiaire des créatures magiques qu'on y trouve !
Pour être complètement franche, il est vrai que les histoires de fantasy sont très nombreuses sur Wattpad... S'il en critique régulièrement, peut-être en a-t-il ras le bol.
Il veut quelque chose d'original, hé bien je vais lui en donner ! J'ouvre un document Word vierge que je nomme "Oddly Bay". Tout d'abord, je prépare un plan en décrivant rapidement mon arrivée, la rencontre avec le capitaine, mon entrée dans la ville, Grand ours, la bibliothèque, le loup, le diner... Est-ce que je devrai dire pourquoi je suis venu habiter ici ? Mhm, je vais laisser planer le doute, ce sera un mystère de plus ! Puis je me lance tout de suite dans mon écriture, pianotant les touches de mon clavier avec une rapidité qui m'est propre, résultat d'années d'écriture intensive. Les mots noirs apparaissent sur la page blanche alors qu'un sourire se dessine sur mon visage, heureuse de reprendre mon activité favorite.
***
J'ai dû écrire pendant deux heures et demie. C'est rare, mais je n'ai pas réellement besoin d'inventer quoi que ce soit, ce qui facilite grandement les choses. Je me contente de raconter ce que j'ai vécu, en transformant les phrases trop simples en belles créatures et en truffant mon histoire de métaphores, une figure de style avec laquelle j'aime particulièrement jouer. Je prends un malin plaisir à la tourner dans tous les sens pour découvrir un joyau caché dans le creux de mon imagination. J'en suis à mon arrivée au diner et je bloque sur la description de la bête que j'ai vue. De manière très factuelle, c'était un cerf plus noir que du goudron avec de très longues pattes fines. Mais j'ai du mal à retransmettre l'émotion qui m'a traversé en la voyant.
Je présume que j'aurai dû ressentir de la pitié, moi qui adore les animaux ! J'ai bien sûr une forte angoisse qui m'a submergé, mais aussi une sorte de colère. Mais pas envers les chasseurs ! Non, c'est bien le cerf qui m'énervait. Comme si mon cerveau ne pouvait accepter une telle abomination de la nature. Je suppose que c'est comme le racisme : une peur de l'inconnu qui se transforme en haine à cause de l'incompréhension. Mais non, je sens qu'il y a autre chose. Comme si j'avais senti dans mes tripes que cette bête était... mauvaise ?
***
Il doit être 15 heures lorsque je commence à avoir faim. En même temps, vu les deux petits-déjeuners que je me suis tapés, ça n'a rien d'étonnant. Si Charly mange comme ça tous les jours, je me demande comment elle peut avoir un corps aussi mince. Sûrement est-elle plus sportive que moi –ce qui n'est pas très difficile–.
Après un repas constitué de conserves, je décide de m'occuper de mes cartons empilés qui trainent un peu partout. Le mixeur dans la cuisine, mes habits dans la penderie, mes affaires de toilette dans la salle de bain... Je tombe sur le carton où repose, bien entourée de papier bulle, ma collection de vinyles. Dans celui à côté se trouve ma platine ainsi que mes deux petites enceintes. Je n'en reviens toujours pas d'avoir pu mettre tout ça dans ma voiture.
Je les sors soigneusement, puis retire quelques livres de la bibliothèque du salon pour y mettre ma collection musicale. Ce n'est qu'une solution temporaire bien entendue. Je pose avec le plus grand respect les ouvrages de Grand Ours –qu'il m'a surement laissé par fainéantise– dans le carton, avant de l'attraper. Je traverse tout le couloir, passe devant les portes-fenêtres qui mènent à la forêt puis le pose dans le garage, là où j'ai rentré ma voiture. C'est en ressortant que j'aperçois quelque chose que je n'avais pas vu hier.
Il y a un truc au plafond. Ça ressemble à une trappe. Je dis "ressemble" puisqu'elle est aussi blanche que le reste, la rendant presque invisible. Il n'y a qu'une petite encoche pour l'ouvrir. C'est bien trop haut pour moi, je vais donc chercher une chaise et grimpe dessus pour voir de quoi il s'agit. J'ai fait cela sans même réfléchir, comme si c'était une évidence. Après tout je suis chez moi, j'ai bien le droit d'aller où je veux ! J'abaisse donc la trappe et il en descend une échelle qui manque de me tuer au passage.
J'hésite devant l'obscurité de l'endroit. Je n'arrive à apercevoir que la charpente dans cette mer de ténèbres. J'active la lampe torche de mon téléphone et brûle l'obscurité jusqu'à ce qu'il n'en reste rien avant de monter.
C'est un sacré bordel ici ! Principalement de vieilles étagères remplies de bric-à-brac. La poussière est certes omniprésente, mais je suis surprise de ne pas voir de toile d'araignée. Cet endroit semble avoir été encore visité il y a peu. Grand Ours y stockait probablement des affaires.
Le plancher grince et ne me rassure pas vraiment. Je dois fléchir légèrement mes genoux pour avancer, le toit étant très bas. J'observe toutes les babioles qui sont stockées ici. Des habits, quelques outils de bricolage et de jardinage, des objets de décoration comme des bougies ou des vases, le tout recouvert par le drap du temps et de l'oubli.
Certains objets sont si vieux qu'ils semblent sortir tout droit d'une autre époque. Il n'y a pas que Grand Ours qui a dû laisser des affaires dans ce grenier. Une chose attire mon regard en particulier. C'est une petite boite en bois verni pas plus grande qu'un livre. Ses renforts métalliques brillent face à ma lampe, ce qui me permet de constater qu'elle est bien plus propre que le reste du bordel qui séjourne ici. Je l'attrape dans ma main libre et la tourne dans tous les sens pour voir qu'elle est verrouillée par un cadenas à code. Pas de chiffres, mais des lettres. Quatre pour être précise.
Franchement, pas la moindre idée de ce que ça pourrait être. Mais vu la propreté et la beauté de la boite, je doute que Grand Ours l'ait laissée là par hasard. À moins que ce soit un oubli... Je ne sais pas où il habite de toute manière, donc autant essayer de l'ouvrir.
***
Je jette un dernier coup d'œil à cet endroit qui aurait bien besoin d'être nettoyé, puis redescend avec la boite. Je pose l'étrange objet sur la table à manger. Elle était quand même vraiment posée en évidence. Et si ça fait un moment qu'il prévoit de déménager, j'ai du mal à croire qu'il ait pu oublier quoi que ce soit involontairement. Reste donc la possibilité qu'il me l'ait laissé. Ça voudrait dire qu'il souhaite que je l'ouvre ?
J'imagine que je trouverai le code tôt ou tard. Rester dessus toute la journée ne servirait à rien. Quand on est bloqué par quelque chose, la meilleure chose à faire c'est de s'aérer l'esprit et de prendre du recul.
Mais oui, je sais ce que je vais faire ! Je prends le double des clés pendu dans l'entrée et sors de chez moi avant de verrouiller la porte. Je fais ensuite le tour de ma maison et arrive dans mon propre jardin. Il est tristement vide. Je ne suis pas une grande fan de botanique, mais ça manque tout de même de fleurs et d'arbres. Il est assez grand, je pourrai même planter des légumes ! Je dis ça, mais me connaissant, je n'aurai jamais la motivation nécessaire.
Je le traverse, écrasant l'herbe bien verte sous mes pieds, avant de rentrer dans la forêt. Je suis immédiatement entourée par les immenses épicéas d'un marron profond. J'ai l'étrange sensation d'être encore dans mon jardin, alors que je suis dans la forêt. Le manque de limitation entre les deux est vraiment flou et inhabituel, comme si toute la forêt m'appartenait. J'aime bien l'idée. J'ai l'impression d'être vraiment libre d'aller où je veux.
Une brise souffle entre les arbres et lève légèrement mes cheveux, que je sens se reposer sur ma nuque après un court instant. J'inspire par le nez et expire lentement par la bouche en marchant, les yeux rivés sur ce nouveau monde qui m'entoure. J'entends des oiseaux ci et là, cachés dans les branches pleines d'épines des épicéas. Quelques racines sortent du sol et tentent de me faire des croche-pieds, que j'esquive avec habilité, écrasant les branches mortes qui craquent sous mon poids. Pas de voitures, de personne hurlant au téléphone ou de chiens hargneux. Seulement la nature. Ma présence semble presque de trop dans ce paysage.
Ce n'est pas la première fois que je me promène en forêt bien sûr, mais c'est tout de même assez rare. Et dire que maintenant je pourrais le faire quand j'en aurai envie, cela remplit mon cœur de joie et mes poumons d'un air pur revigorant.
Mon sweat orange doit très nettement contraster avec le marron et vert environnant. Au moins je ne risque pas de me faire tuer par un chasseur ! Vu que j'ai l'étrange impression que c'est l'un de leurs passe-temps favoris, je vais devoir faire attention.
Je dois aussi faire attention aux loups. Je ne pensais pas dire cette phrase un jour. Je suis une sorte de petit chaperon rouge... Le petit sweat orange. Ouais, finalement non.*
Je continue de m'enfoncer plus profondément, à un point où je ne peux même plus voir ma maison. Je devrai peut-être faire demi-tour avant de me perdre, ce serait con que je disparaisse lors de ma toute première balade.
Au moment de rebrousser chemin, mon corps est immobilisé par un cri très lointain. J'aurai du mal à le caractériser. C'est le hurlement d'un animal, sans aucun doute, mais quel animal ? Cela n'a rien à voir avec la brame distordue du cerf de tout à l'heure, ni même avec un grognement ou le hurlement d'un loup. C'est très grave, profond et long. Il dure une bonne dizaine de secondes avant de recommencer. Ce son semble provenir des profondeurs de la forêt, celles-là mêmes que je me faisais un plaisir de découvrir il y a quelques instants.
Tous mes poils se sont hérissés. Je tourne la tête pour vérifier qu'aucune bête n'est proche de moi. Rien. Je suis bien seule, et le silence est revenu. Les sifflements des oiseaux ont disparu, probablement effrayés par cette chose. J'essaye de comprendre s'il s'agissait d'un hurlement de peur, de tristesse ou de colère, mais impossible de le savoir. J'ai l'étrange impression qu'il m'était destiné. Mais hors de question que j'essaye de trouver la bestiole qui a fais ça ! Je me remets à marcher d'un pas rapide vers ma maison en priant tous les saints pour ne pas croiser la chose capable de produire des sons si démoniaques.
Donc dans ma forêt, j'ai des loups pervers, des cerfs noirs aux yeux blancs, des chasseurs militaires et des bestioles capables de produire des hurlements Lovecraftiens. Moi qui me réjouissais de pouvoir me promener longuement entre ces arbres, je comprends que cela ne va pas être aussi incroyable que ce que j'espérais... Et si je me baigne dans la mer, je vais tomber sur quoi comme bestioles, des requins multicolores en tenue de plongée ?
Je finis par retourner dans mon jardin. J'observe les arbres, immenses géants de bois qui caressent les nuages. Ils me semblent bien plus menaçants désormais, laissant mon esprit imaginer les bizarreries qui doivent se cacher dans le fond de cette bien étrange forêt.
Cela me revient soudainement.
« Demon Wood »
Moi qui trouvais ce nom bizarre, il prend soudainement tout son sens. Mais dans quel pétrin je me suis fourrée en venant habiter ici moi ?!
J'essaye de rationaliser tous les étranges évènements qui se produisent depuis mon arrivée, mais là je n'y arrive plus du tout ! C'est pas possible que tout cela soit naturel et qu'il y ait des explications logiques ! Je comprends mieux pourquoi les habitants n'aiment pas les nouveaux arrivants, ils doivent avoir des choses à cacher ! Si ça se trouve, je me suis foutu dans un bourbier à la Innsmouth* !
Je dois me calmer... Je réfléchis avec la peur et ce n'est absolument pas la meilleure chose à faire. Je vais rester dans mon lit le reste de l'après-midi et ce soir, si Charly ne répond pas à mes questions, tout le voisinage va m'entendre lui gueuler dessus.
*NDL : Ville côtière fictive crée par H.P. Lovecraft. Pour les curieux, je vous invite à lire « Le Cauchemar d'Innsmouth ».
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