9. Un dernier soir

Helmut regarda l'heure sur son téléphone : 13 h 51.

— Ce soir, on va voir ce que cache Bloup à l'étage, chuchota-t-il observant les trois employés qui erraient sans but dans la grande salle commune.

Jim ouvrit de grands yeux.

— T'es sérieux ? Tu connais la forêt, on ferait mieux de rentrer chez nous !

— Pour le moment nous ne sommes certains de rien. Sans le contexte, ce qu'a dit Bloup est certes étrange, mais peut-être que...

— Non non non, le coupa Jim en agitant son doigt en signe de négation. On est sûr de rien, mais on ne va pas prendre de risque inutile.

— Et l'enfant qui est à l'étage ? Tu es prêt à l'abandonner.

— On part et on prévient la police pour l'enfant !

— On n'a pas de preuve et on ne sait pas exactement où se trouve cet hôtel.

— Tu n'as pas peur ?

Helmut détourna le regard, sa déglutition bruyante fit office de réponse.

— Ce soir, je monte, souffla-t-il. Si tu veux partir, libre à toi.

Jim hocha la tête lentement.

— T'as gagné, je te suis. Enfin, si on est encore là, ce soir.

Le visage de Helmut fut illuminé par un sourire satisfait.

— On ferait mieux de préparer nos affaires dès maintenant, conclut Jim. S'il s'avère que j'ai raison, et j'ai souvent raison, on partira dès qu'on aura retrouvé l'enfant.

— Ça me va.

*

Jim pliait ses vêtements machinalement, alors que son esprit était en proie à de nombreux doutes. De nombreuses peurs qu'il s'efforçait de dissiper, sans résultat. Un homme n'a peur de rien, se répétait-il en boucle, comme un mantra.

Il inspira profondément. Je n'ai peur de rien. Mensonge. Il tremblait.

Quand il eut fermé sa valise, il brancha son téléphone, sortit un objet métallique de sa poche et s'assit sur son lit. Ce dernier avait la forme d'un cercle d'argent dans lequel une main ferme tenait une épée. C'était l'insigne des troupes de marines parachutistes. Il la faisait tournoyer entre ses doigts. Je n'ai peur de rien. Il pensait à son père. Il avait besoin de sa force, de son courage. Il avait besoin que toutes ses qualités l'habitent, plus que jamais.

Helmut toqua avant d'entrer.

— J'ai fini de mon côté, tu as besoin d'aide ?

Jim s'efforça de sourire.

— Merci, mais tout est déjà prêt. Je n'avais apporté que quelques vêtements et mon téléphone. C'est allé vite

Helmut se pencha légèrement pour regarder sous le lit.

— Sérieusement ? Une valise ?

— Je te rappelle que je suis là depuis deux semaines et que je comptais rester pendant deux mois, je n'allais pas venir avec un petit sac à dos.

— Bonne chance pour la transporter dans la forêt ! s'exclama l'aventurier dans un ricanement étouffé.

— Je me débrouillerai.

Helmut s'assit sur une chaise, dans le coin opposé au lit.

— C'est quoi ? demanda-t-il en désignant ce qui faisait office d'anti-stress à son ami.

— L'insigne des troupes de marine parachutiste, répondit Jim dans un grand sourire, non sans fierté.

— Sérieux ? Tu as fait l'armée ?

Le questionné ria bruyamment.

— Non, c'est à mon père. Il me l'a offert.

Helmut ouvrit de grands yeux.

— Super ! Tu pourras l'appeler quand on sera sorti de la forêt, alors ?

— Il est en vacances en Norvège. Et puis, j'ai pas trop envie de l'inquiéter.

Helmut hocha lentement la tête.

— Tu as une idée de l'accord qu'a passé Bloup ? Et avec qui ?

— Je ne sais pas du tout.

Un silence pesant envahit la chambre.

— Merde ! Il a dit de sa propre bouche qu'il échange des humains ! s'exclama soudainement Jim, incapable de canaliser sa peur et sa colère.

— Pour se protéger...

— Se protéger de quoi ? Il n'y a rien ici !

Helmut regarda par la fenêtre, un sourire sur les lèvres, étrangement amusé par cette question. Se protéger de quoi ? Il se souvint de ses premiers pas dans cette cage sylvestre, il s'attendait à voir des elfes et des dragons.

— Tu crois que Bloup nous fera quoi s'il nous attrape entrain de fuir ? demanda Jim.

— On ne se fera pas attraper. Tu ferais mieux de dormir un peu, la forêt ne nous apportera pas le luxe de cet hôtel.

Jim le regarda sortir. Plus l'heure fatidique approchait, plus la crainte le consumait. Mais il y avait autre chose, aussi. Ça brûlait en lui. « Ce sont les épreuves qui façonnent les Hommes, mon fils. » lui avait un jour dit son père. Il espérait secrètement que ce soir sonnerait l'épreuve qui lui permettrait de devenir celui qu'il voulait être.

*

Helmut s'arrêta après avoir refermé la porte. Sa main tremblait. Il avait besoin de réponse, maintenant.

Il tourna la tête vers le fond du couloir, s'y dirigea d'un pas preste et assuré. Il s'arrêta devant la première porte sur laquelle un panneau indiquait « Réservé aux employés ». Il tourna la poignée, vainement. Forcément, elle était fermée à clé. Il retenta sa chance, infructueusement. Le jeune homme se dirigea vers la dernière, persuadé que le résultat serait le même. Pourtant, elle s'ouvrit dans un grincement feutré, qui le fit paniquer.

Helmut entra dans une petite pièce, dont deux murs étaient occupés par de grandes bibliothèques remplies de livres et le troisième, face à la porte, par une grande fenêtre. Il s'approcha d'une table basse, au milieu de la salle et prit le livre qui y était posé. Ce dernier était extrêmement fin et une couverture illustrée, riche en couleurs, laissait penser qu'il était adressé aux enfants. « Le joueur de flûte de Hamelin » lut-il. Dans un coin de la pièce, il trouva un long et épais morceau de tissu noir sur lequel était brodé un aigle qui tenait une flûte brisée. Cet étendard semblait avoir été jeté là, par terre, sans la moindre considération.

Il s'assit sur un pouf au fond de la salle, prêt à feuilleter quelques ouvrages dans l'espoir de trouver quelque chose. Si quelqu'un arrive, je ne pourrais pas me cacher, se dit-il les yeux levés vers la porte. Finalement, il se releva, parcouru les rayonnages du regard, lut sur les nombreuses reliures : Conte de l'enfance et du foyer, méga doline — voyage sous-terrain, Le petit prince, Les milles et une nuit. Ses yeux se posèrent plus longuement sur un meuble entier dédié à la psychologie, des gros livres, semblant pousser sur le sujet. Helmut soupira, pouvait-il réellement trouver des réponses ici ? Il en doutait.

Il sortit de la bibliothèque avec le livre qu'il avait pris sur la table, bien que d'apparence un simple conte pour enfant, c'était le plus abîmé. Il espérait, sans vraiment y croire, trouver des annotations dessus. Qui ne tente rien n'a rien, il se promit de le feuilleter plus tard dans sa chambre.

Il s'arrêta devant les marches menant au second étage. Hésita un moment. Ce soir, se promit-il, avant d'aller dans sa chambre.

Helmut posa le livre sur sa table de chevet et s'allongea dans son lit.

Il alluma son téléphone. Il était 15 h 16.

*

Bloup était allongé, les yeux fermés sous ses énormes mains, à quelques centimètres du petit ruisseau caché sous les bois de la cage sylvestre. Comme Jim et Helmut, il était envahi par de nombreux doutes. Avait-il été trahi ? Devait-il trahir en retour ? Laisser vivre les deux jeunes hommes... Quelles en seraient les conséquences ? Son esprit était martelé par toutes ces questions, mais bercé par le sifflement des feuilles et l'ondoiement de l'eau, il finit par sombrer dans un sommeil, inattendu et réparateur. Magie sylvestre.

Il se réveilla bien des heures après, alors que le soleil avait fini sa course quotidienne, laissant place à une obscurité calme et apaisante.

La grande salle était lentement animée par l'activité des employés qui, les mains pleines de couverts, assiettes et plats, débarrassaient les tables. Armé de son plus beau et faux sourire, le patron entra, les bras écartés, en direction de Helmut et Jim. Quand il s'approcha, leurs murmures cessèrent.

— Jim ! Helmut ! Accompagnez-moi, en cette douce soirée.

— Vous accompagner où ? demanda le cuisinier, inquiet.

— Observer les étoiles, chuchota Bloup avec puissance.

Les jeunes hommes ne surent quoi répondre, craignant que ce ne soit un piège.

— On vous suit ! s'exclama soudainement Helmut.

Il rangea sa main tremblante dans sa poche, elle était passée inaperçue. Il valait mieux le suivre. Et puis de toute façon, ils seraient plus en sécurité dehors qu'à l'intérieur. Si Bloup tentait quelque chose, ils s'enfuiraient dans la forêt. Vu le gabarit du colosse, il ne les pourchasserait pas bien loin.

En un regard, Jim comprit que son ami ne voulait pas éveiller les soupçons, alors il l'imita, en essayant de paraître le plus naturel possible.

Le ciel d'ébène, dénué de nuages de pollutions au-dessus de la forêt enchantée, laissait scintillait une multitude d'étoiles. Jim, Helmut et Bloup étaient allongés devant les portes de l'hôtel, le regard plongé dans la magnifique voie lactée.

— Je suis sûr que vous n'avez jamais vu les étoiles de cette manière, chuchota le colosse comme pour ne pas briser cet instant magique.

— Jamais, répéta doucement Jim dont l'émerveillement avait pris le pas sur la peur.

— Jamais, dit à son tour Helmut plus bas encore.

— Vous savez, à votre âge, j'étais comme vous, continua Bloup.

Les jeunes hommes ne répondirent pas, toute leur attention était tournée vers le spectacle astral.

— J'étais sociable, comme Jimmy, j'avais sa passion pour la cuisine aussi. Et j'aimais la forêt, et le calme.

Bloup surprit une larme sur sa joue, il la balaya vivement d'un revers de la main. Elle était passée inaperçue. La raison de cette dernière était évidente. Il savait à quoi étaient destinés les hommes et les femmes victimes de son accord. Il avait beau essayer de ne pas y penser, son esprit lui hurlait la vérité. Jim et Helmut, deux nouveaux innocents, cette fois plus jeunes que les autres, souffriront par sa faute. Comme beaucoup d'autres avant eux avaient souffert.

C'est pour protéger Lina, tenta-t-il de se rassurer une nouvelle fois en vain.

— Vous avez des problèmes de taupe ? demanda Jim.

Tous les visages se tournèrent vers lui. Helmut tirait une légère grimace. Bloup, lui, éclata de rire.

— De sacrées taupes alors, ricana-t-il.

— Vous savez ce qui a pu faire un trou pareil ? continua Jim.

— Non, mentit le patron avant de reporter son regard vers les étoiles. Vous savez reconnaître les constellations ?

— Seulement la grande ourse, répondit Helmut.

— Et toi, Jim ?

Il secoua vivement la tête, gêné d'être le seul à ne rien connaître en astronomie.

— N'aie pas honte, reprit calmement Bloup. Tout peut s'apprendre si on le souhaite. Vous voyez, ici, c'est la constellation d'Orion. Là, je crois que c'est celle de Cassiopée et ici celle de Céphée.

Jim sourit sous la lumière des astres et de la bienveillance de l'être tant redouté.

— Vous avez des enfants ? demanda-t-il.

— N... Non.

Un souffle frais vint rafraîchir les observateurs astraux. Il fut comme un murmure pour Bloup. C'était la dernière soirée qu'il passait en compagnie de ces garçons. La dernière soirée qu'ils passeraient à la surface.

Bientôt, il commettrait un nouveau crime. Un crime impardonnable.

— Vous avez beaucoup de clients ? questionna Helmut.

— Peu. Il faut dire que le coin n'est pas très réputé.

— Peu de clients, mais beaucoup d'employés, dit tout bas Jim.

— Je dois dire que la solitude me va mal. J'ai besoin de chacun de mes employés pour me sentir bien ici.

Helmut se releva et épousseta son t-shirt. Il simula un bâillement.

— Je vais me coucher. Bonne nuit.

Il fut suivi par Jim, laissant Bloup seul sous la voûte céleste. Une nouvelle fois, seul face à ses pensées torturantes.

C'est nécessaire...

*

Jim rattrapa son ami dans le couloir. Il était 20 h 12.

— Ce soir à 23 h 30, lui chuchota Helmut. On sauve l'enfant et on met les voiles.

*

Bloup resta un moment à observer les étoiles. Il ne se releva que lorsqu'une employée vint le rejoindre. Elle s'approcha de son oreille et lui souffla quelque chose. Alors, il se précipita dans la grande salle où les vitraux laissaient flotter une lueur argentée. Il parcourut à vive allure le couloir sombre, sans faire de bruit pour ne pas réveiller Jim et Helmut et sans prêter attention aux employés qui tapaient faiblement sur les murs. Une fois à l'étage, il se mit à courir. Devant la porte de son bureau, il tira son costume et souffla.

Des réponses se trouvaient derrière cette porte. Il l'ouvrit, entra et la referma doucement derrière lui.

Mathilda, la femme à la cape noire, se trouvait assise dans la même chaise que lors de leur dernière entrevue, toujours plongée dans la pénombre, malgré la faible lumière jaune que dégageait la lampe de bureau. Il était impossible de discerner son visage.

— Quelle est l'urgence ? demanda-t-elle sans se retourner.

Bloup parcourut la petite pièce d'un pas preste et sonore.

— Mon jardin, répondit-il simplement quand il fut face à son invitée.

— Ton jardin ?

— Il y a un énorme trou dans mon jardin.

Mathilda laissa paraître de belles dents blanches dans une grimace d'agacement.

— Oh ! S'exclama Bloup. Tu sais très bien de quoi je veux parler ! Un trou de ce genre ne peut venir que de chez vous !

— Il ne t'est rien arrivé ? Tu vas bien ? s'enquit-elle.

Le patron hocha la tête. La femme encapée souffla de soulagement avant de reprendre son sérieux.

— Notre accord stipule la protection de ta personne et de ton établissement. Un des deux a-t-il été touché ?

— Mon jardin fait partie de mon établissement !

— Heureuse de l'apprendre. Mais il aurait fallu le préciser pendant la conclusion du marché.

Bloup jura dans un soupir. Le jardin avait toujours fait partie de son établissement.

— Demande à ta sœur de protéger aussi mon jardin ou elle peut dire adieu à notre échange.

Mathilda resta silencieuse, les yeux braqués sur le colosse.

— Bien, finit-elle par dire. J'en parlerai à la reine.

— C'était tout ce que j'avais à vous dire, conclut sèchement Bloup en s'approchant de la porte.

Restée immobile, Mathilda prit un air désolé.

— Non. Ce n'est pas tout. Je vais devoir les récupérer, maintenant...

Le patron déglutit bruyamment.

— Nous avions dit dans deux nuits, c'est certes ce soir... Mais d'habitude, tu les prends à minuit... Là... là...

— J'ai fait mon possible pour calmer la reine, mais sa patience a des limites. Je suis désolée. Quand elle a appris ta demande de rendez-vous en urgence, elle m'a demandé de récupérer les êtres-d'en-haut par la même occasion. J'ai fait en sorte de venir le plus lentement possible, je ne peux pas faire mieux. Et de toute manière, il sera minuit dans quelques minutes... ça ne changera rien, Bloup.

Devant le teint devenu livide du patron, elle reprit.

— Je suis désolée. Mais nous n'avons pas le choix. Pas plus que d'habitude...

Elle sortit de sa cape une grosse bourse en cuir qu'elle posa sur le bureau.

— Cinq-cent grammes d'or ce soir et les quatre autres lorsque nous aurons ramené les deux condamnés. Soit neuf cent, comme convenu.

Le patron jura. Il détestait qu'elle utilise le terme de « condamné », ça lui rappelait que finalement, il n'était qu'un vil bourreau.

— Et puis ce geste me servira d'argument, pour plaider à la reine la protection de ton jardin. ajouta Mathilda, sentant la réticence de son interlocuteur.

Bloup inspira lentement. Un mal pour un bien, ce ne sont pas les premiers. Sûrement pas les derniers. Ce soir ou demain, ça ne change rien. Mathilda s'approcha et posa sa main sur le menton carré du colosse. Ce dernier se sortit lentement de ce début d'étreinte. Sans un mot, il posa sa main sur la poignée.

C'est alors qu'un bruit sourd retentit.

— Qui est à l'étage ? s'exclama Mathilda, en avançant d'un bond.

Bloup ne sut quoi répondre, elle savait que les personnes de passage dans cet hôtel dormaient en bas.

Elle bouscula le colosse, malgré sa carrure plus qu'imposante, et ouvrit la porte.

Il était 23 h 39. 

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