8. Une fillette et un colosse
Dans sa grande chambre du second étage, Bloup se noyait dans un torrent de réflexion. Il pensait à Jim. Il l'appréciait, comme un professeur apprécie son élève. Mais un professeur ne trahit pas son élève. Il pensa à Helmut et à son long périple dans la forêt, son sourire et sa surprise quand il trouva l'hôtel. Il aurait tant aimé que son établissement serve à ça, que ce ne soit pas qu'une simple devanture où le rêve laisse place au cauchemar. Faire naître des sourires, ça aurait été beau... Il pensa à tous les autres qu'il avait envoyés à la reine. Les autres... Tant d'autres... Trop d'autres... Des larmes lui coulèrent. Il était la main armée de la monarchie funeste, une main pleine de sang qu'il ne supportait plus de voir.
Mais ça leur permettait de rester en vie, lui et Lina. Je n'ai pas eu le choix. Il l'a toujours fallu et il le faut encore.... Il essuya son visage et se redressa. Oui. Il le faut, c'est tout.
Alors, le piège qu'était cet hôtel se refermerait une nouvelle fois.
Dans un profond soupir, le colosse se raviva de couleur, de contenance, de courage. Il sortit dans le petit couloir du second étage. Il n'y avait que quatre portes, deux menant à des chambres, une à son bureau. La dernière était bien plus imposante que les autres, en or massif, accolée au mur du fond. C'était une porte d'ascenseur.
Le patron avança jusqu'à la chambre de Lina. Il toqua doucement avant d'entrer.
— Papa Bloublou ! s'écria la fillette en levant haut les mains.
Bloup se pencha dans une torsion loufoque et les lui tapota, en veillant à ne pas lui faire mal. Avec ses couleurs vives, cette position et son sourire, il ressemblait plus que jamais à un clown.
— Tu es sortie hier soir ? demanda-t-il après s'être assis sur le lit de sa fille.
Lina hésita. Son père n'attendit pas sa réponse.
— Tu ne dois pas sortir, c'est trop risqué ! Pas pendant qu'il y a des employés extérieurs à notre forêt. Et surtout pas déposer des objets devant la chambre de nos clients. Tu sais bien que c'est interdit !
L'enfant se renfrogna.
— J'ai jamais le droit de sortir, d'abord ! soupira-t-elle.
— C'est pour ta sécurité.
— Ma sécurité, ma sécurité ! Tu veux jamais m'expliquer !
— C'est trop compliqué, mais bientôt...
— Bientôt, c'est ce que tu dis à chaque fois ! Je veux juste jouer avec eux...
— Mais tu peux jouer avec moi et les employés...
— Les employés ils sont lents, pires que des escargots. Ils sont nuls !
— Je suis désolé, Lina... Mais c'est comme ça.
— Et pourquoi ça le serait d'abord ? s'emporta-t-elle.
Bloup posa son énorme main sur les cheveux de la fillette, cette dernière ne releva pas les yeux. Boudeuse, elle fixait le sol, les bras croisés.
— Tu es encore trop jeune pour comprendre, mais bientôt... Crois-moi. Bientôt.
Le patron balaya la chambre du regard, plus en désordre que jamais. Depuis le lit, au fond de la pièce, il était spectateur de toutes les aventures qu'imaginait l'enfant. Là, un ours en peluche avait été vaincu par une princesse montée sur un dragon en plastique, épaulé par une armée de doudous divers et variés. Ici, une voiture était rentrée dans la muraille d'un château de lego. Bloup s'en voulut de profiter ainsi de son imagination débordante. C'est pour son bien, se consola-t-il. Autrement, ce serait trop risqué.
— Ils partiront dans quelques jours, tu pourras recommencer à sortir librement, dit-il avec un faux sourire pour faire renaître celui de sa fille.
— Partir ? Eux aussi ? Ils ne vont jamais revenir ?
— C'est leur choix, mentit Bloup.
Lina ouvrit la bouche avant de la refermer aussitôt. Les quelques mots qu'elle voulait prononcer ne devaient en aucun cas tomber dans les oreilles de son père. Il ne devait pas savoir qu'elle comptait partir. Bloup l'observait se murer dans le silence. C'est pour son bien, je n'ai pas le choix, pensait-il encore.
— Je suis désolé, articula-t-il faiblement.
La fillette le regarda, s'attrista de le voir ainsi, les sourcils relevés, les yeux plissés emplis de larmes, les lèvres presque retroussées. Elle le prit dans ses bras, signe de réconfort. Signe d'un adieu prochain. Je suis désolé ma fille bien-aimée, continuait de se répéter Bloup. Je suis désolé, mais c'est pour ton bien. S'ils te trouvent, alors... Non ! Ils ne te trouveront pas !
— Je t'aime, murmura Lina.
Un sourire sincère illumina le visage du colosse.
— Moi aussi.
— Un jour tu me diras où ils disparaissent les employés qui viennent d'en dehors notre forêt ?
Bloup prit quelques secondes pour formuler sa réponse.
— Dans l'ascenseur.
— Oui, je sais, mais où il va l'ascenseur ? Je voudrais les y accompagner. Ils sont si nombreux à y aller, ça doit être super méga cool !
Bloup baissa la tête, il sentit des larmes lui monter. Je suis obligé, je n'ai pas le choix...
— Alors ? demanda Lina.
— C'est compliqué.
La jeune fille n'insista pas plus, comme les fois précédentes, elle n'aurait pas de réponse. Elle se leva et s'approcha de sa fenêtre. Elle était à hauteur des feuillages de la cage sylvestre, où se trouvaient, cachés sous les arbres, Jim et Helmut.
— Jimmy est fort pour la cuisine, souffla-t-elle pour elle-même.
Le gérant sourit, tristement. Il était d'accord.
— Je ne lui ai jamais parlé, mais je suis sûre qu'on serait amis, continuait Lina.
Le visage de Bloup s'assombrit. C'est pour son bien.
— Et celui qui est arrivé hier...
— Helmut, lui souffla doucement son père.
— Il a l'air d'aimer la forêt.
Le colosse pouffa.
— Ça, pour l'aimer, il l'aime. Il est resté presque deux semaines dedans. Il est sympa.
Bloup se leva, alla aux côtés de sa fille et passa sa main dans ses cheveux.
— J'ai encore du travail, souffla-t-il avec morosité. Ce soir, reste dans ta chambre, s'il te plaît. Dès demain, tu pourras sortir.
— Ah ! s'exclama Lina. J'allais oublier, hier soir dans les bois, j'ai vu un énorme trou dans le sol.
— Énorme comment ?
Elle tenta de reproduire le diamètre de ce dernier en ouvrant grand les bras, mais ne parvenant pas à l'ampleur voulue, elle fit cinq grands pas.
— Comme ça. Et c'est pas tout ! Une sorte de ver de terre géant avec une couronne toute moisie en est sortie. Il est resté à me regarder sans bouger.
Bloup eut un haut le cœur. Devant le silence de son père, Lina continua.
— Je t'assure que je ne mens pas ! En plus, il faisait trembler le sol !
— Ne t'inquiète pas, ce n'est rien, mentit le colosse, soudainement pressé. Je m'en occupe.
Quand la porte claqua derrière son père, la fillette retourna à sa fenêtre. Jim et Helmut se tenaient à l'entrée de la clairière. Quand ce dernier leva les yeux, elle sursauta, comme surprise de ne pas être invisible. Elle tira vivement le rideau et se jeta dans son lit. Elle prit un doudou en forme de licorne, l'enlaça avant de le lever aussi haut que possible et lui dit :
— Ce soir, je vais partir. Je ne sais pas si je reviendrai. Mais ne t'en fais pas, normalement, il n'y aura pas de problème, parce que je ne serai pas seule. Quelqu'un qui a voyagé à travers la grande forêt m'accompagnera. J'espère que Jimmy aussi sera là.
*
Bloup poussa violemment la porte de son bureau, prit un parchemin et y inscrivit vivement, d'une manière presque illisible : « Demande de rendez-vous immédiate. URGENCE ABSOLUE ». Comme il l'avait fait la veille, il propulsa la feuille enroulée dans une petite cavité murale.
Un trou aussi grand d'où sort un ver de terre géant ? À l'entrée de l'hôtel ? Ça ne peut venir que de... Merde ! À quoi elle joue ! ragea-t-il en dévalant les escaliers.
Il croisa Jim et Helmut qui venaient tout juste de rentrer. Malgré la colère et la panique qui l'habitaient, le patron s'arma de son plus beau sourire, « Fondeur de cœur » comme il l'appelait.
— Elle s'est bien passé votre balade ? demanda-t-il sans s'arrêter.
— Comme sur des roulettes, lui répondit Helmut.
— Parfait. J'espère que ton séjour te plaît !
Une fois sorti, il troqua son air faussement joyeux par un froncement de sourcils agacés. Où est ce foutu trou ? se demanda-t-il en entrant dans l'orée du bois d'un pas décidé. Dans ma forêt, mon jardin, si Lina s'était trouvée à l'endroit où il s'est formé, elle serait morte ! Alors, il finit par trouver le premier trou, puis le second. À chacune de ses découvertes, sa colère et son inquiétude s'amplifiaient, à tel point qu'il ne pouvait s'empêcher de jurer et de frapper tous les troncs qu'il croisait.
— Dites-moi que je rêve ! s'exclama-t-il en tournant autour du trou béant, comme un tigre en cage. Notre accord stipulait une protection en échange de... de... de tous ces pauvres gens !
Il s'indignait en imaginant la femme à la cape noire en face de lui.
— Une protection. Merde !
Son regard rivé vers les profondeurs du vortex, tous ses sens perturbés par sa fureur, il ne remarqua pas la présence des deux jeunes hommes, cachés derrière un gros arbre.
— Je n'ai jamais tort, murmura Jim. Je t'avais bien dit qu'il fallait se méfier.
Helmut restait muet, ébahi.
— S'il comptait nous échanger... songea-t-il finalement. Alors, l'enfant à l'étage...
Jim essaya de le faire reculer, mais Helmut réfléchissait encore, il ne bougea pas.
— Tu penses à sa vie plutôt qu'à la tienne ? Mec, t'es un héros, mais là faut qu'on se replie !
Helmut s'exécuta sans lâcher des yeux le colosse qui tournait encore, jurait et frappait. Grâce au désarroi de cet homme, certaines choses s'éclaircissaient : ce n'était pas un simple hôtel et Bloup n'était certainement pas un bon et gentil patron. Tout n'était que tromperie, du costard trop coloré à cet établissement trop vide.
Une chose était sûre, ils ne pouvaient pas rester ici.
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