6. Minuscule devant la grandeur de l'hôtel

Lina, une jeune fille de neuf ans, sortait discrètement de sa chambre, au second étage. Il ne fallait pas que Bloublou – comme elle l'appelait – ne l'entende. Elle retroussa le bas de son pantalon de pyjama, bien trop grand, et fit de même avec ses manches. Elle passa devant la chambre et le bureau de son papa sur la pointe des pieds.

Arrivée au bout du couloir, son regard se posa sur un immense tableau placé contre le mur, enroulé dans un morceau de tissu. Il s'élevait jusqu'au plafond. Cette femme au visage froid, ces yeux presque blancs, cet air dur et ce diadème en diamant sur le haut du crâne... Elle ne supportait pas de voir cette peinture, alors Bloup l'enveloppait. Sauf certaines nuits, où il était obligé de l'accrocher.

Un large sourire illuminait le visage rond de la fillette, sa petite escapade nocturne l'amusait.

Arrivée au rez-de-chaussée, elle souffla de soulagement. Ici, Bloup ne l'entendrait pas. Ce soir, comme certaines autres nuits, elle voulait sortir, se sentir libre dans la cage sylvestre où elle était enfermée.

Alors qu'elle commençait sa lente et discrète marche dans le couloir obscur, elle entonna un chantonnement, une berceuse qui lui était autrefois soufflée. Elle observait les employés, éclairé par les lueurs de la lune, s'activer à leur étrange besogne.

Lina ne craignait ni leurs apparences, ni leurs attitudes quasi vides de vie. Elle avait toujours été avec eux. N'avait connu qu'eux.

La fillette entra dans la grande salle, passa devant le comptoir, pour entrer dans la cuisine. Malgré l'obscurité quasi-totale dans cette pièce, elle évita les rangées d'étagères, prit un verre sur l'égouttoir et ouvrit le grand frigo. La lumière de ce dernier mit en évidence ses longs cheveux blonds et ses nombreuses taches de rousseur. La jeune fille se saisit d'une bouteille d'eau, en versa dans son récipient et but cul-sec. Elle prit un yaourt et reposa le verre dans l'évier, elle savait que de toute façon, au petit matin, avant que Jim ne vienne travailler, il serait lavé.

Désaltérée, Lina longea la grande salle, jouant avec les ombres que faisaient vivre les carreaux. Elle se sentait minuscule ici à côté de ces trop grandes fenêtres proches du trop haut plafond. Elle ouvrit la lourde porte, étira les bras, inspira à fond, s'emplissant les poumons d'air frais. La liberté ! À peine eut elle posé un pied dehors, qu'elle se mit à courir comme une forcenée autour de sa maison, pieds nus, sans craindre les cailloux. Sans la moindre crainte, d'ailleurs.

Elle slalomait entre les arbres, pourchassait les quelques animaux nocturnes qui croisaient sa route. Une secousse l'arrêta net, alors que le hibou qu'elle suivait s'envolait par-delà la canopée. Lina balaya les bois du regard. Rien, ni personne.

Un second tremblement agita le sol, cette fois accompagné du déterrage feutré d'un énorme corps effrayant et sombre. Deux grands gouffres blancs, creusés sur la chair informe et difficilement visible dans la nuit ténébreuse, rencontrèrent le regard apeuré de la fillette. Le silence de la cage sylvestre gagna en lourdeur. Lina déglutit, fit lentement marche arrière sous le regard vide et immobile de la créature.

Une question hébéta la jeune fille. Et si ce n'était que mon imagination ? Elle s'arrêta pour trouver des éléments de réponse, analysa la masse noire qui ressemblait de plus en plus à une souche d'arbre. Un corps linéaire se terminant en une tête ovale — franchement similaire à un verre de terre -, d'énormes yeux blancs, une sorte de couronne jaune plus proche du moisi que du doré et une odeur de poubelle qu'il serait plus que temps de jeter. Cette puanteur la fit reculer d'encore quelques pas. Mais si cette chose est vivante, pourquoi elle ne bouge pas ?

Comme pour lui répondre, elle le fit. En moins d'une seconde, la créature se terra sous terre. Lina resta paralysée, la bouche grande ouverte de peur et de surprise. Finalement, elle soupira de soulagement. Mais quand le sol se remit à vibrer, elle accourut aux portes de l'hôtel, s'arrêta devant ces dernières, les pieds nus sur le marbre froid du perron. Rentrer en hurlant qu'elle était attaquée, reviendrait à avouer qu'elle avait désobéi, qu'elle était sortie. Alors que rester et affronter un monstre... Serait digne d'une magnifique aventure ! pensa-t-elle. Inconsciente du danger, Lina fit un pas en avant. Elle ne remarqua pas les nombreux pics jaunes qui se levaient tout autour d'elle, les dents du prédateur prenaient la forme d'un piège à ours, prêt à tuer cette toute petite proie. Elles se rapprochèrent, lentement, très lentement. Leurs mouvements dessinaient un petit sillage dans la terre. La mâchoire se refermait sans un bruit, sans une secousse. Sans être remarquée.

Puis plus rien. Aussi discrètement qu'elles étaient sorties de terre, elles y replongèrent.

En quête du monstre, Lina chercha des pistes, des empreintes, alla même jusqu'à recruter des alliés : Mr. Écureuil et Dame Hiboux – qui ne furent pas d'une grande aide.

Finalement, elle se lassa de l'infructuosité de ses recherches. Envahie par cette suractivité juvénile, permettant aux enfants de ne jamais connaître l'ennui, l'héroïne autoproclamée retourna à ses occupations habituelles, sans se soucier davantage de cette visite plus qu'étrange.

La fillette aimait passer un œil entre les branchages étroits de la cage sylvestre, espionner secrètement à travers ce rideau à la fois inviolable et pourtant si facilement franchissable. « Ne sors jamais d'ici ! Ta place n'est pas là-bas ! » lui avait-on sans cesse répété. Elle avait fini par le croire, mais n'avait cessé de s'émerveiller de cette forêt si différente de celle qu'elle avait toujours connue.

Lina aperçut par son petit œilleton une meute de loups renifler le sol, à la recherche d'un congénère ou d'une proie. Elle resta comme ça un long moment, hypnotisée par l'apaisant ruissellement du minuscule canal qui parcourait sa prison.

Quand la fatigue l'appela, elle rejoignit son lieu de repos favori. Comme Helmut quelques heures plus tôt, elle s'arrêta net devant l'énorme trou. Elle s'en approcha. S'en approcha dangereusement. Se pencha et, ne discernant qu'un voile obscur dans ces profondeurs, reparti comme si de rien n'était. Elle alla s'asseoir contre son arbre, le même contre lequel s'était reposé Helmut. Elle mangea son yaourt d'une traite, mit le pot dans sa poche et s'allongea, la tête contre une grosse racine. En se tournant, à la recherche d'une position confortable, elle vit un tube gris orné d'une parabole vitrée, une lampe torche. Elle l'observa minutieusement. Elle avait vu Helmut entrer dans l'hôtel, elle savait que ça lui appartenait, mais sa curiosité l'assaillit, lui ordonna de l'ouvrir, d'essayer d'en comprendre l'utilité. Elle fit glisser un bouton du haut vers le bas puis du bas vers le haut, tapota l'objet dans tous les sens. Rien ne se passa. Alors elle le glissa dans une de ses poches.

La fillette s'allongea dans la pelouse, observa le paysage astral par une fente de la toiture feuillue. Bientôt, je serai libre. Elle n'en pouvait plus d'être enfermée ici. Il faut que j'en parle ? Non, elle ne le ferait pas, il risquerait de l'en empêcher. Elle souriait. Bientôt elle partirait, elle en était sûre. Où ? Deux destinations étaient à portée, et elle savait que la forêt n'était pas la plus proche. 

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