5. Les complaintes nocturnes
Quand Helmut entra dans sa chambre, son regard se posa presque instinctivement sur la fenêtre. La verdure sylvestre, tendant de plus en plus vers l'orange, teinté par le coucher de soleil, l'appelait. Elle l'appelait avec silence. Avec provocation aussi, elle qui avait failli le tuer.
Il avait choisi de parcourir la forêt, déjà tant arpentée avec ses parents, pour faire son deuil, pour fuir la dure réalité. Celle de leurs morts. Ça avait été un échec. Dans ces bois, ses pensées n'avaient cessé de faire revivre son père et sa mère, pour les lui arracher la seconde suivante. Relançant sans cesse l'infatigable usine à chagrin qui gangrenait son cœur. Finalement, ce qu'il avait espéré être un autre monde n'était qu'une extension du précédent, certes plus beau et calme, mais tout aussi morne et triste.
Et puis il y a eu ces branchages trop denses, ces feuilles trop épaisses, ces troncs trop grands, cette canopée trop majestueuse. Cette cage sylvestre, où il se sentait libre d'imaginer ce qu'il voulait. Elle était différente, semblait coupée du monde, du temps ; luxuriante et joyeuse. Il n'oubliait pas pour autant les êtres chers qui lui avait été pris. Mais étrangement, ici, ça faisait moins mal.
Helmut détourna son regard, il n'avait qu'une envie : dormir. Il chassa ce besoin, désireux de comprendre où il était, de trouver ne serait-ce qu'un indice. Alors il alluma son téléphone, plongea dans ses draps, frissonnant au contact de leur douceur. Étonné de capter la 4G dans un endroit si reclus, il alla sur internet, mais se trouva hébété quand il fallut écrire l'objet de sa recherche. L'hôtel n'avait pas de nom. Il soupira en essayant quelque chose, peu convaincu par sa pertinence : « Hôtel sans nom, au milieu de nulle part ». Étonnamment, le premier résultat affiché fut concluant et ce fut le seul. Il s'agissait d'une offre d'emploi, un poste dans les cuisines. Il n'y avait pas d'adresse, pas de numéro de téléphone. Juste un mail et une description brève :
« Recherche d'un cuisinier.
Salaire de 3 500 euros par mois.
Si vous êtes intéressé, merci d'envoyer un mail où vous nous indiquerez votre adresse et votre numéro de téléphone. À la suite d'un entretien, si votre profil nous correspond, un chauffeur vous sera envoyé dans les plus brefs délais (soit entre deux jours à une semaine). »
Un tel salaire et si peu d'informations, ce ne pouvait être qu'une arnaque. Helmut retourna sur la page de recherche, fit glisser son écran en quête d'autres renseignements, mais ne trouva rien. Il tenta d'autres mots clefs, sans plus de succès.
Il s'endormi son téléphone entre les mains, alors que la lune venait tout juste de se lever.
*
La chambre de Jim était identique à celle de Helmut, à la différence que ses murs étaient couverts d'un papier peint jaune – qui déplaisait autant au cuisinier que les murs violets déplaisaient à l'aventurier. Il était allongé sur son lit, écoutait de la musique. Knockin' On Heaven's Door de Bob Dylan, calme et apaisant.
Lui qui peinait à s'endormir dans le bruit, s'entraînait. S'il réussissait à s'assoupir avec ses écouteurs, la musique directement injectée dans les oreilles, il pourrait faire de même avec les suppliques nocturnes de l'hôtel.
Il pensa à Helmut, une part de lui s'en voulait de ne lui avoir rien dit. Mais était-ce si grave ? Ce n'était peut-être que son imagination, peut-être que les bruits qu'il entendait n'étaient que les brises du vent. Il retira vivement ses écouteurs, passa ses mains dans sa petite touffe. Il savait que ce n'était pas le cas. De toute façon, je ne pouvais pas le lui dire, tenta-t-il de se rassurer. Un homme n'a peur de rien ! Je n'ai pas peur. Lui aussi n'a aucune raison d'avoir peur. Il déglutit bruyamment, peu certain de ses affirmations. Le soleil venait de se coucher.
Il alluma son téléphone et ouvrit une photo que ses parents lui avaient envoyé. Ils étaient dans les bras l'un de l'autre. Ils semblaient heureux. Jim tenait physiquement plus de sa mère, ils avaient les mêmes yeux perçants, les mêmes lèvres pulpeuses, les mêmes petites oreilles parfaitement rondes. De son père, il avait hérité son dynamisme et sa sociabilité. Pour ce qui est du courage de son paternel, le jeune homme savait en être démuni, pourtant il s'obstinait à s'assurer le contraire. Plus que tout, il voulait le rendre fier, ressembler à cette figure puissante, droite et inébranlable. Pour ça il devait être sans peur, courageux, presque idiot. Mais ces mots étaient loin de le décrire. La peur résonnait dans tout son être quand la foudre tombait ou qu'un chien s'approchait trop près de lui. Non, il n'était pas son père, mais voulait l'être. Il semblait persuadé que pour lui plaire, il avait besoin de muscles gros comme une montagne et d'une fougue infinie. Ça lui faisait mal. Il n'en parlait jamais.
Jim éteignit la lumière.
Je n'ai pas peur.
Il serra les dents. S'il était là, c'était entièrement sa faute. Il n'avait pas vraiment besoin d'argent, ses parents n'étaient pas pauvres. Mais ses amis s'étaient tous trouvés un job d'été, il avait voulu faire pareil. Et voilà où il se trouvait maintenant... Bloup avait été le seul à accepter son CV, et pour cause... Jim s'était douté de quelque chose au vu de l'annonce et du salaire, mais avait fait comme si de rien n'était. Maintenant il regrettait amèrement. Tout ça pour faire comme les autres... Les autres... même pas de vrais amis, juste des connaissances de passage le temps d'une ou deux années scolaires, rien de plus. Jim ne leur en voulait pas, il n'avait pas non plus pris de leurs nouvelles. Il n'avait jamais tissé de vraies amitiés, pourtant, il était très sociable et ça en était peut-être la cause, il n'avait jamais eu besoin d'un pilier toujours présent pour le soutenir – ou du moins ce pilier changeait chaque année.
Tout se passera bien.
Il avait pensé plusieurs fois à fuir cet hôtel, partir sans ne rien dire... Mais ensuite, comment survivrait-il dans la forêt ? Il n'y connaissait rien, savait simplement que ces bois étaient réputé comme immense. Ça revenait à réchapper d'un cauchemar pour s'engouffrer dans un autre.
Un homme n'a peur de rien.
Il frémissait en pensant à ce qui allait se passer ce soir, aux suppliques de l'hôtel. Si papa me voyait comme ça... S'il le voyait comme ça, là seul et tremblant, il accourrait à son secours, franchirait vents et marais pour son fils, ne lui reprocherait pas d'avoir eu peur. C'est normal la peur. Mais Jim ne le supposa pas, son père ne lui avait jamais montré de signe d'affection. Pourtant il aimait son garçon, déjà devenu un adulte, il ne savait simplement pas comment montrer son amour.
Jim sourit en imaginant sa mère. Il n'aurait pas honte si c'était elle qui le voyait ainsi. Il savait pertinemment qu'elle serait prête à tout pour lui. Il était prêt à tout pour elle aussi.
Le silence dominait l'hôtel, la nuit tout entière.
Jim ferma les yeux, ce moment de mutisme était la seule ouverture pour s'endormir. Maintenant !
Sans surprise, le sommeil ne l'accueillit pas.
Derrière sa porte, des pas firent craquer le plancher, des doigts glissèrent sur les murs fins. Ça dura quelques minutes. Puis quelque chose frappa. Ces coups avaient beau être feutrés, espacés et cycliques, ils n'en n'étaient pas moins effrayants.
Jim savait que ça allait durer toute la nuit, que rien n'entrerait dans sa chambre, mais que les sons s'y répercuteraient, sans cesse. Il savait qu'au petit matin, personne n'en parlerait, sauf peut-être Helmut, s'il ne dormait pas. Jim voulait qu'il entende tout, qu'il lui en parle. Ne voulait plus être seul.
Il gardait les paupières closes, craignant de voir ses tourmenteurs les yeux grands ouverts, globuleux et proéminent, le fixer là, juste au-dessus de son lit.
Quand la lune eut gagné pleinement le ciel et que les étoiles firent totalement palpiter l'obscurité, un léger chantonnement s'éleva. Doux et attirant. Il contrastait avec les autres sons. Sirène parmi les eaux mortelles. Jim soupçonnait cette voix de s'élever pour le faire sortir de sa chambre, pour qu'il en cherche la source. Mais il n'était pas fou, il n'irait pas.
Cette douce mélodie passa devant sa porte, longea le couloir, s'étouffa peu à peu et bien plus tard, disparut totalement.
Alors, les coups sur les murs reprirent leur tyrannie nocturne.
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