41. Les deux sœurs
La salle du trône était démesurément grande et vide. Une myriade de bougies allumées pour combattre la nuit tout juste tombée, formait de sinueuses allées, gravissait les marches, jusqu'au trône. Là, était assise la reine, une jambe par-dessus l'autre, son visage posé contre son poing, prise dans une torpeur. Derrière elle se dressait une immense façade de vitraux, les étoiles sous-terraines palpitaient. Toute la journée, elle était restée perchée au pinacle de son amas de marbre. Ses rendez-vous s'étaient succédé, elle les avait écoutés et regardés avec dédains. Son regard froid et mauvais, ses lèvres recourbées, elle avait un quelque chose des oiseaux de proie. C'était la faute de sa sœur, Mathilda. Elle avait appris sa trahison.
Le vieux conseiller, drapé d'une tunique noire et rouge, se courba face à l'escalier. Le regard de la reine se posa sur lui.
— Majesté. Dame Mathilda, votre sœur est là.
Deux gardes, tout en armure, ouvrirent une grande et lourde porte, face à leur Souveraine. La présentée entra dans un pas nonchalant. Elle se courba et se redressa presque aussitôt. Mathilda fit signe au conseiller de les laisser. Il obéit.
La reine se leva, s'approcha. Sur son passage, une des bougies s'éteignit – les centaines d'autres ne firent que vaciller. Sa descente se fit longue et dans la seule tonalité du froissement de ses vêtements et de ses hauts talons. Son visage, magnifiquement triangulaire et froid, se positionna devant celui de sa sœur. Le teint de la reine était pâle et ses pupilles polaires. Seule sa robe pourpre, s'abattant sur le sol en une cascade de froufrou, réhaussait cette monochromie. Elle ôta la capuche de Mathilda et s'exprima en un murmure :
— Je t'attends depuis hier...
— J'ai fait aussi vite que possible, Mélina. Dès que j'ai reçu ta convocation, j'ai...
— Ma propre sœur me trahi ? continua la reine, sans avoir prêté attention aux paroles de Mathilda.
Silence.
— Elle laisse trois minables êtres-d'en-haut fouler mes terres sans même m'en parler ?
De nouveau, aucune réponse. Mélina continuait de chuchoter, de susurrer.
— Elle les laisse saccager ma mine ?
— Ce n'est pas ce que tu crois...
Le pied de la reine claqua sur le sol. Ses poings s'étaient resserrés.
— Que ma bonne à rien de benjamine ne soit pas capable de défendre ma mine ne m'étonne pas tant que ça. Mais toi, je te faisais confiance ! Je te pensais douer !
Mathilda fit un pas en arrière, les mouvements vifs des pans de sa cape éteignirent une bougie, déjà bien affaiblie, en manque de cire. Sa mâchoire s'était crispée.
— Ne parle pas comme ça de notre sœur ! s'agita-t-elle.
— Cesse de la défendre ! Elle est inutile ! Et de toute façon, je n'ai pas requis ta présence pour parler d'elle !
Cette grande salle vide faisait résonner chaque mot, les rendaient plus tranchants. Connaissant leurs pouvoirs et la susceptibilité de sa sœur, Mathilda prenait sur elle.
— Ils sont morts. Les êtres-d'en-haut ont péri dans la Forêt Géante, dit-elle finalement, plus calme. On a arrêté une Ombre, elle nous l'a avoué.
La reine tourna les talons, les bras croisés dans le dos. Le peu de lumière que renvoyait le firmament ondulait faiblement sur ses épaules. Les bougies donnaient l'impression que sa robe s'embrasait.
— Faux ! Tes patrouilleurs les ont vus sortir de la forêt. Ils les ont affrontés et ont été vaincus. Günther m'a rapporté son échec, il y a quelques jours. Le chef !
La reine pouffa. Elle prit quelques secondes pour admirer le ciel nocturne, avant de reprendre.
— Ridicule, souffla-t-elle avec dégoût. J'en attends beaucoup de toi, ma tendre sœur. Rapporte-moi la tête de ses fauteurs de troubles. Tu sais aussi bien que moi ce qu'ils représentent.
Mélina se retourna, jeta un regard à Mathilda pour évaluer l'impact de ses mots. Cette dernière acquiesçait.
— Alors je compte sur toi, conclut la reine. Je les préfèrerais vivant pour montrer au peuple ce qu'il en coûte de me trahir, mais ne prends pas de risque. Au moindre signe de résistance, tranche leurs la tête et empale-les sur des pics. Qu'ils ornent les portes dorées. Si ce n'est pas au peuple, c'est aux leurs qu'ils serviront d'exemples.
Mathilda se courba et marcha aussi vite qu'elle le put vers la grande porte. Elle avait de plus en plus de mal à se contenir et savait les risques si sa langue joignait ses pensées.
— Que de déception, souffla Mélina d'une voix hautaine, du haut de ses marches.
*
Mathilda marchait seule dans les rues, la capuche sur la tête. Elle observait ces maisons, ces commerces, tous plus beaux les uns que les autres. L'architecture de la capitale était tout bonnement magnifique, à couper le souffle.
Elle s'arrêta devant un grand arbre à l'épaisse écorce. Elle posa un genou au sol et glissa ses doigts là où trois lettres étaient gravées. Deux M et un A. Ce large chêne, cette étendue de pelouse autour, ça lui décrocha un sourire nostalgique.
Plus jeunes, elle et ses deux sœurs passaient leurs après-midis ici, à jouer entre elles ou avec les autres enfants de la capitale. Toujours sous l'œil attentif et bienveillant des habitants. Depuis quand n'avait-elle pas vu sa benjamine ? Trop longtemps, trancha-t-elle simplement. Toutes les trois s'étaient éloignées, avaient changé. Mon petit fantôme, nomma-t-elle la plus jeune de la sororité, dans son for intérieur. Ce fantôme, comme elle se faisait maintenant appeler, avait obtenu cette capacité à s'effacer, disparaître, presque par magie, à force de veiller secrètement sur ses deux grandes sœurs. Elle craignait tant qu'une de nous deux se refasse enlever... Mathilda soupira. Si elle aussi avait fait plus attention, comme sa benjamine, les choses auraient été si différentes.
Elle resta un instant, ainsi la main posée à plat contre le tronc, cette époque lui manquait tant, cette proximité avec ses sœurs. Mais elle devait s'y faire, laisser le passé derrière elle et se concentrer sur un avenir de plus en plus sombre. Sa reine voulait absolument les trois êtres-d'en-haut ; elle hésitait encore à lui obéir. Il lui fallait se concentrer sur le futur, sur la place qu'elle occuperait. Elle devait réfléchir.
Mathilda se releva, vérifia qu'elle était encore seule. Elle longea une rue, passa devant un grand tableau, où des annonces étaient fixées. Une première affiche annonçait qu'un traqueur d'être-d'en-haut, « Un traître ayant lamentablement échoué à son devoir » allait être exécuté ; une seconde, qui la chevauchait à moitié, indiquait finalement qu'il était mort dans sa cellule. Mathilda devina qu'il s'agissait de Günther. Elle n'en ressentit pas la moindre once de tristesse. Cet homme brutal avait été une raclure toute sa vie – quoique fidèle à ses camarades traqueurs.
À quelques mètres de là, l'auberge où elle séjournait avec Bloup, depuis leur arrivées, veillait encore – en témoignait les grandes fenêtres luisantes de l'orange des lanternes. Mathilda longea la pièce principale, sans un mot, toujours encapuchonnée, rasant les murs. Encouragés par l'ivresse, les rires et les disputes faisaient loi. Elle monta à l'étage sans être remarquée. Quand elle entra dans leur chambre, Bloup vidait une énième chope.
— Combien de verre ? demanda-t-elle simplement, sans mépris ni reproche, en rabaissant sa capuche.
Bloup n'eût ni la force, ni l'envie de répondre.
— Je reviens de mon entrevue avec la reine. Il paraît que les êtres-d'en-haut sont encore en vie. Günther les aurait aperçus et combattus.
Bloup redressa la tête, d'abord ronde de surprise, elle s'illumina rapidement d'un radieux sourire. Alors qu'il allait se lever pour exprimer sa joie, la main de Mathilda se posa sur son épaule, l'obligeant à rester assis. Elle se tenait derrière lui, une expression mauvaise ombrageait ses traits.
— Il est temps que tu m'expliques, articula-t-elle sèchement. Mets-moi dans le secret. Je mérite ta confiance !
Bloup voulut prendre la main de Mathilda, cette dernière la retira. Le colosse se leva maladroitement pour voir ce visage qu'il appréciait tant. Il baissa les yeux presque aussitôt. Il avait toute confiance en elle et ne voulait pas qu'elle en doute... et puis tôt tard il faudrait bien qu'il la mette au courant. Alors, il se rassit et prit son courage à bras le corps.
— L'enfant qui est descendue... c'est Lina, la fille de Alinei et de Lothar. À leurs morts, ils m'ont fait jurer de protéger cette petite, alors je l'ai emmenée avec moi à la surface. Elle y a grandi. C'est devenu comme mon propre enfant.
Bloup dût avouer que ça avait été plus facile à dire que ce qu'il avait pensé. Mathilda alla s'asseoir face à lui. Elle posa sa main sur la sienne.
— Pourquoi ne m'en avoir jamais parlé ?
— Tu sais ce qu'elle représente. Si ta sœur avait su que tu étais au courant de son existence... Ô je n'ose même pas imaginer ce qu'elle t'aurait fait !
Mathilda resta silencieuse. Elle imaginait sans mal les tourments qu'on lui auraient réservés.
— Nous ne pouvons pas la laisser rejoindre le groupe des Ombres, finit-elle par dire.
— Elle serait en sécurité là-bas !
— Elle serait un danger pour la monarchie.
Bloup secoua lentement la tête, avant d'articuler, en fixant avec provocation sa compagne :
— Si je dois tuer la reine pour protéger la petite, je le ferais. Et sans la moindre hésitation !
Mathilda ne put se retenir, elle se leva dans un bond et gifla le colosse. Toute la colère emmagasinée pendant cette longue soirée s'était incarnée dans ce geste.
— Serais-tu devenu fou ?
Bloup ne broncha pas. Son regard encore bien accroché et incisif, il reprit en articulant lentement et calmement chacun de ses mots.
— Pourquoi la craignez-vous tant ? Ta sœur sait son pouvoir néfaste, chacun de nous le sait ! Elle torture son pauvre peuple impunément. Sans le moindre remord, sans la moindre morale ! Et toi, tu la couvres !
— Je la couvre ? Tu aurais oublié ta part ? Je te rappelle que tu attires ton peuple dans ton hôtel, pour les envoyer à la torture, dans la mine.
— Pour ma Lina... souffla Bloup, tout bas. Je n'ai pas le choix.
Mathilda se leva, fuit le regard de Bloup. Elle se rapprocha de la fenêtre, donnant sur les rues de la capitale et s'assit sur son lit, juste en dessous. Cette belle ville n'avait rien à voir avec les villages de Hamelin, les bâtiments étaient ordonnés pour former de longs chemins taillés dans une magnifique pierre blanche. De belles plantes pittoresques s'élevaient dans les ruelles et dans les jardins. Vue du ciel – et surtout du château –, les grandes maisons aux toits colorés formaient des mosaïques chromatiques. C'était encore plus beau par une nuit comme celle-ci, quand la lueur blafarde du ciel étoilé flottait sur toutes ces couleurs.
— Peu importe pour qui ou quoi tu l'as fait, reprit-elle en admirant les constellations sous-terraines. L'un comme l'autre, nous avons apporté notre soutien à ma sœur.
— Et alors quoi ? On devrait lui rester fidèle jusqu'à la fin de nos vies ? Je devrais lui apporter la tête de Lina ?
— Ce n'est pas ce que je veux dire. Tu le sais bien.
Bloup lâcha sa chope, il s'approcha de l'admiratrice stellaire.
— Si elle venait à être destituée de sa couronne par le groupe des Ombres, tu pourrais peut-être prendre le trône. Tu leur as rendu tant de services, je suis certain qu'ils ne l'ont pas oublié.
Mathilda resta silencieuse, impassible. Sa sœur n'était plus que folie, elle le savait, mais de là à la renverser.
— Nous avons tous deux faits des choses terribles, continuait habilement Bloup. Ce serait une manière de nous racheter, ou en tout cas d'essayer.
— Je ne sais pas.
Bloup n'insista pas davantage, ce « Je ne sais pas » était sa formule habituelle pour sortir d'une conversation où elle manquait d'arguments. Il sourit, il avait fait mouche.
— Souvent, je me dis que tout aurait pu être si différent, songea Mathilda. Tu ne m'as jamais demandé d'où vient la haine qu'éprouve Mélina pour la surface.
— Je crois savoir, mais vas-y raconte-moi, fit Bloup, en s'asseyant à son tour sur le lit.
— Lorsque nous étions enfant, alors que notre benjamine n'était pas encore née, Mélina a été enlevée. J'avais douze ans et elle n'en avait que quatorze. Ça s'est passé un soir. Elle qui rêvait d'aventure, n'a pas eu peur, au contraire, elle s'était ravie d'être emmenée loin à l'est, dans le Désert Écarlate. C'est en tout cas ce qu'elle a toujours dit.
Bloup écarquillait les yeux.
— Oui, lui sourit Mathilda, elle est allée dans le Désert Écarlate, et y a survécu. Deux fois, d'ailleurs. L'homme qui l'a enlevé lui a avoué, quelques temps plus tard, faire ça pour se venger de notre mère. Il accusait notre famille d'avoir usurpée le trône. Il se disait être le descendant du Joueur de Flûte. Deux années passèrent où Mélina et son ravisseur vécurent dans ce désert. Et puis, un jour, ils ont trouvé une sortie qui menait à la surface. Jusqu'alors, l'existence de votre monde n'était qu'un mythe pour nous. Mais voilà, ils sont arrivés à l'orée d'une forêt proche d'un de vos villages. C'est là qu'elle a changé.
Mathilda se tut un instant, s'assurant que Bloup n'avait pas décroché.
— Mélina n'est jamais rentrée dans le détail de ses découvertes. Mais tu connais la suite, tu étais là pour certains grands événements. La rencontre avec tes parents, les discussions sur Hamelin, sur nos mines d'or. Ses cours de politiques et de commerces, qu'elle suivait au château depuis sa plus tendre enfance, lui donnèrent la bonne idée de passer un premier marché. En l'espace de trois ans, un site était construit autour de ce qui est ensuite devenu ton hôtel. Entre-temps, son ravisseur, qu'elle considérait désormais comme un grand-frère, pour lui avoir fait goûter l'ivresse de l'aventure et apprit à survivre dans la nature, a disparu. Ça l'a profondément chamboulée, je le vois encore dans ses yeux quand elle m'en parle... Enfin, quand elle m'en parlait.
Bloup acquiesçait, au courant de certaines choses, en ignorait d'autres, l'essentiel. L'arrivée de Mélina, les intérêts communs qu'elle profilait avec son père, avait été le début de l'éloignement de ses parents. Il avait longtemps, secrètement, remercié la reine d'avoir mis à l'écart cette ordure de paternel ; mais l'avait maudit pour sa distance avec sa mère.
— Lorsqu'elle est redescendue, elle avait dix-neuf ans et avait changé du tout au tout. Plus mature, plus froide, plus brutale, mais aussi incisive et stratège. Elle avait appris de ton père. La jeune fille joviale et aventurière était devenue glaciale et calculatrice. Notre mère n'était plus, morte en mettant notre benjamine au monde. Notre père, bien que terriblement malade, était fou de joie de retrouver sa fille, qu'il pensait perdue à jamais. Il est mort à son tour, emporté par ses maux, quelques mois après le retour de Mélina.
Ces dernières révélations avaient changé la voix de Mathilda, l'avait rendue tremblante. Elle prit le temps de se ressaisir, passa ses doigts sur l'encadrure de la fenêtre, pour se calmer. Elle reprit pour résumer :
— Le monde de la surface, ton père, la disparition du descendant du Joueur de Flûte puis la mort de nos parents. Voilà ce qui l'a changé. Du moins, voilà ce que je sais. Elle ne m'en a jamais trop dit.
— Ça n'expliqua pas vraiment sa haine pour la surface.
— Ton père lui apprit la force de la peur... La peur unifie et peut faire passer pour banale la plus horrible des décisions, si elle est tournée contre les bonnes personnes. Comment entretenir sa si riche mine en ne se limitant qu'à la main d'œuvre que lui apporte les pires criminels ? Qui d'autre voudrait passer sa vie dans ces galeries ? Personne. Il faudrait obliger. Forcer les criminels passe encore aux yeux du peuple, ils craignent trop la reine pour oser s'y opposer. Mais prendre leurs maris et leurs enfants... Non. Là, ils se révolteront.
— Le pouvoir de la peur, comprit Bloup.
— Oui. En faisant craindre la surface au peuple, elle s'offre la possibilité d'enfermer des êtres-d'en-haut en plus des criminels. Une nouvelle fois, trop craintif de ses châtiments et de toute façon sans la moindre empathie pour ceux qu'ils craignent, le peuple laisse faire. Et rien de plus simple que faire craindre la surface et ceux qui la foulent. Dans les contes racontés aux enfants, les êtres-d'en-haut ont toujours été vues comme vils et mauvais. Les témoignages de Mélina sur son expérience n'ont fait que les conforter dans cette idée.
Bloup se laissa choir sur le lit et Mathilda l'imita.
— Ça ne change rien, conclut-il. Je ne laisserai pas tomber Lina.
— Je le sais bien... je le sais bien.
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