40. Au revoir

Helmut se réveilla en sursaut, alerté par des cris. Les cris d'un enfant, d'une fillette. Ceux de Lina.

Il bondit dans le couloir obscur, le traversa d'un pas preste, alors que ses doigts gigotaient à la recherche de son arc. L'instant de cette chasse, sa jambe blessée et la douleur qu'elle lui hurlait se taisaient. Une harmonie parfaite pour un instant de sauvetage, de violence méritée.

Il s'arrêta net. Dans la pièce principale, ce salon chaleureux – quoiqu'en bazar –, Jim se tenait dos à lui, devant le plan de travail, où il coupait des légumes en chantonnant gaiement. On ne l'entendait que lorsque les cris de Lina s'atténuaient, pour mieux reprendre. Fausse alerte, la petite furie allait bien. Elle courait autour du canapé et des fauteuils, poursuivie par la Vieille Dame, remontée.

Helmut resta immobile dans les ténèbres du couloir. Il ne prononça pas un mot, encore confus de ce réveil précipité. Il passa une main dans ses cheveux ondulés, pendant à son front, il devait se détendre. Ici, lui et les siens ne craignaient rien. Remettant de l'ordre dans ses pensées, il ne remarqua pas Jim se tourner vers lui.

— Bien dormi ? demanda ce dernier en essuyant ses mains sur un torchon.

— Oh... Ça peut aller. Ça faisait longtemps que je n'avais pas pu dormir sur un lit, sourit Helmut.

Il alla s'asseoir à table et Lina les rejoignit, scandant un grand "Bonjour !". La Vieille Dame la suivit, salua avec plus de retenue. Elle déposa du pain et un fruit.

— T'empestes encore la forêt, Helmut ! grimaça-t-elle. Les bains dans un lac ça soigne un tant soit peu l'apparence, mais niveau fragrance, on a connu mieux. Lina et Jim y sont déjà passés. Il y a une salle de bain au bout du couloir, t'y trouveras un réservoir d'eau et un sceau. Mais me le vide pas, où je t'enverrai le remplir depuis le puits. T'en auras pour une bonne dizaine d'aller-retour, si t'as de bons bras !

Helmut acquiesça dans un faux sourire, obligé par la politesse. Il avait fini par s'habituer à cette odeur, ça ne l'avait pas dérangé – à l'inverse du franc-parler de son hôte.

— Et ta jambe ? reprit-elle avec plus de calme et de bienveillance, qu'est-ce qui t'es arrivé ?

— Oh ça ? C'est à la mine. Béatrice m'a fait un bandage, je l'ai changé hier soir et j'ai frictionné. Mais sans baume, ça n'a pas eu grand effet.

— Et tu ne t'es pas dit que j'en aurais du baume, moi ? Après manger je m'en occuperai de ta jambe ! Tu seras sur pied en un rien de temps. T'en auras bien besoin !

Elle avait dû remarquer son pas boitillant la veille, n'avait rien dit jusqu'à maintenant, trop occupée à s'inquiéter pour sa petite-fille, Béatrice. C'est dans l'ordre des choses, pensa Helmut. Avant qu'il ne puisse la remercier, la porte d'entrée trembla sous une pluie de coups. La Vieille Dame se tourna vers ses invités, fit de rapides signes de main en montrant le couloir, pour qu'ils s'y cachent. Quand s'eût fait, elle bomba le torse et prit son habituelle voix irritée.

— Non mais ! Vous voulez foutre en l'air ma porte ? J'arrive ! J'arrive !

Elle jeta un bref regard en arrière, s'assurant que son geste ait été bien compris, puis elle ouvrit.

— Qui s'est qui me dérange ? Vous voyez pas que...

Sans un mot et sans attendre qu'il y soit invité, un homme entra, les sourcils froncés, balayant le salon d'un regard inquisiteur. La Vieille Dame fit la moue. Elle reconnaissait l'imbécile qui avait dénoncé la présence des trois être-d'en-hauts, lorsque Bloup et Mathilda avaient réuni le village autour du puit, quelques jours plus tôt.

Ne voyant personne dans la pièce principale, ni caché derrière les meubles de la petite cuisine, l'homme avança d'un pas décidé vers le couloir. La Vieille Dame lui saisit le bras, sa canne relevée au-dessus de la tête.

— Non mais pour qui tu te prends ? Tu rentres chez les gens sans permission, toi ?

— Berthe, arrête ! hurla l'homme, furieux, en faisant volte-face. Je sais que tu les caches encore ! Je les ai vus entrer chez toi hier soir ! Je les ai vus ! Et puis, tes rideaux tirés alors qu'il est midi ! Je ne suis pas dupe !

— Pour ce que ça me fait que tu sois dupe ou non ! enragea à son tour Berthe. Tu n'as rien de mieux à faire que de surveiller qui passe dans les rues ? Et puis, je suis encore libre d'abriter qui je veux sous mon toit, non ?

— Alors tu admets les cacher ici ? Tu admets être une traitresse ? Tu admets désobéir à la reine ?

Berthe lâcha le poignet de l'homme. Elle s'approcha de son visage, jusqu'à ce que ce dernier soit à quelques centimètres du sien, que leurs souffles se rencontrent. Sa face ridée se contracta en une colère noire.

— Reine mon cul ! déclara-t-elle sans trembler. Tu vas pas me faire croire que t'es maintenant fidèle à la couronne ! Pas toi ! T'aurais oublié le sort de ta femme ? Exécutée par cette satané reine. Exécutée pour avoir volée de la nourriture, pour que ton fils puisse se nourrir... Ton fils qui est mort quelques semaines plus tard de cette famine. Cette famine que ta saleté de reine laisse courir, pour nous punir d'avoir cru en les Ombres !

L'homme eut un hoquet de surprise, il avait fait quelques pas en arrière, comme touché en plein cœur. Sans lâcher des yeux cette femme aux mots durs, il recula encore. Il recula encore et encore, comme s'il espérait que les murs de la maison disparaissent pour le laisser fuir. Mais il n'en fut rien. À force de pas, tout en fixant Berthe, il entra dans l'obscurité du couloir. Il heurta quelque chose, un quelque chose d'animé. Il bouscula Jim. Alors, quand il se retourna, qu'il vit ces trois être-d'en-hauts plongés dans les ténèbres, il poussa un cri de terreur. Dans une course grotesque, il se retrouva aux côtés de Berthe. Ses rides s'étaient relevées en un sourire moqueur.

— Tu es ridicule, souffla-t-elle avec mépris. Regarde-toi. Regarde ce que la reine à fait de toi...

L'homme ne trouva rien à répondre – ou il n'avait pas écouté –, obnubilé, craintif de ces trois jeunes gens restés immobiles, ne sachant comment se présenter.

— Oui, regarde-les, reprit Barthe, rythmant maintenant ses phrases en frappant sa canne au sol. C'est en eux que ce dessinent nos derniers espoirs. Regarde-les ! Le combat de mon Alinei n'est pas fini !

— L'espoir... répétait l'homme. On y a cru autrefois... Et il m'a pris ma femme, mon fils. Ton espoir a pris une part de moi ! Il nous a condamné.

Le sourire de Berthe se raffermit. Elle alla s'asseoir sur un fauteuil, plaça sa canne entre ses jambes, ses deux mains à son extrémité. Elle regarda Lina, Jim et Helmut, à demi sortis du couloir, observant cette discussion avec curiosité. Elle plongea finalement un regard enthousiaste sur l'homme qui tremblait encore.

— Elle nous a déjà tout pris, affirma-t-elle avec douceur. Cette fois, ce sera à notre tour de tout lui prendre. Crois les paroles d'une vieille femme, sage et juste.

— Sage et juste, ricana de nervosité l'homme. Ce n'est pas les mots que j'aurais choisi.

Il alla jusqu'à la porte d'entrée et posa ses doigts sur la poignée en bois. Le visage baissé contre le battant, il posa une question qui sembla lui coûter :

— Comment s'est à la surface ?

Quand il se retourna vers ses interlocuteurs, il surprit le rire enroué de Berthe. Les être-d'en-hauts s'étaient assis auprès d'elle, sur le canapé.

— C'est... différent, hasarda Helmut.

— Il vaudrait mieux que vous vous installiez, l'invita Jim. Ça risque d'être long, il y en a des choses à dire.

Alors, pour la première fois depuis longtemps, l'homme esquissa un sourire.

*

Le lendemain, un peu avant le lever du soleil, ce fut l'heure du départ. Jim – enroulé dans une longue cape, recouvrant une tunique noire, brodé d'un fil plus sombre encore – fut le premier à prendre Berthe dans ses bras. Surprise, cette dernière eut mouvement de recul, mais elle s'y fit vite et dans un large sourire d'apaisement, elle le serra à son tour. Lina fut la seconde à goûter à son étreinte.

— Merci pour tout, mémé, murmura-t-elle à l'oreille de Berthe.

Cette dernière n'eut pas la force de lui répondre, trop émue. Elle aurait tant voulu la garder auprès d'elle, la protéger ; mais elle savait bien qu'elle n'en était pas capable. La reine ne tarderait plus à envoyer des troupes entières rechercher ces trois hors-la-loi. Ils devaient rester en mouvement, retrouver les Ombres.

Berthe prit le temps de regarder sa petite-fille, d'analyser son petit visage rond, ses boucles blondes, ses grands yeux et ses larges sourcils. Elle n'eut aucun mal à fixer cette image sur sa rétine. Elle ressemblait tant à sa Alinei. Et elle lui ressemblait encore plus dans cet accoutrement, dans cette cape bleue marine trop grande, glissant sur le sol ; la mode de Hamelin lui allait bien.

Finalement, son arc sur l'épaule, son carquois à la ceinture, une tunique noir boutonnée au col, Helmut s'avança. Il eut un sourire, un merci. Berthe le lui rendit. Elle lui posa une cape sombre sur ses épaules. Il noua de petites mais solides cordelettes sur son torse, pour fermer le vêtement. Elle lui tendit un sac de jute, pas trop grand, pas trop voyant. Helmut envoya le bagage dans son dos, pendant à une ficelle robuste, qu'il tenait de quelques doigts. Il n'emportait que le strict minimum, laissait le reste dans son sac de randonné, ici.

— Tu as de l'allure, mon garçon, pouffa fièrement Berthe.

— Bon, bah on va pouvoir y aller ! fit Jim, en avançant vers la porte. Je vous ai laissé un chaudron de ragoût, pour vous remercier de votre aide.

— Je ne vous pas vraiment aidés. Mais si vous tenez tant à me remercier, ramenez-moi ma Béa'.

— Bien reçu, mémé !

Jim et Lina s'engouffrèrent dans les ténèbres de la nuit, ils saluèrent silencieusement un visage amical qui guettait à sa fenêtre – c'était l'homme venu la veille. Et alors que Helmut prenait leur suite, Berthe le retint.

— Mon garçon, lui murmura-t-elle vivement. Ce que tu as vécu à la mine avait beau être dur, ça t'a forgé. Mais garde en tête que ce sera encore pire si la reine vous attrape. Alors, fais ce qu'il faut pour te protéger, toi, Jim et Lina.

— Je ferai ce qu'il faudra.

— Bien. Une dernière chose. J'ai bien écouté ce que tu m'as dit à propos de tes attentes envers Hamelin, tes déceptions. Tu espérais que cet endroit répondrait à tes rêves de merveilles. Tu as été dupé par ce ciel et ces forêts si différents de ton monde. C'est normal. Mais comprends bien ceci, tu ne trouveras jamais d'endroit magique, ni parfait. S'il te tient vraiment d'y habiter, alors réduit cette idée à ton échelle et bâtis cet endroit de tes propres mains.

Jim et Lina attendaient silencieusement dans les ombres de la nuit. Helmut soutenait le regard sombre de Berthe, incertain de comprendre.

— Avec l'aide des Ombres, tu ne partiras pas de zéro pour faire de cet endroit un monde meilleur. Il y a déjà les fondations de mon Alinei. Grâce aux accomplissements de ma fille, ici, ce rêve est à ta mesure. Oh oui, j'ose y croire de nouveau... Hamelin pourrait devenir un endroit où il fera bon vivre. Va, Helmut, joins-toi aux Ombres et libérez-nous !

Helmut passa la porte et rejoignit ses acolytes, il ne boitait presque plus, le baume et le repos avaient fait effet.

Le visage baissé pour tenter de camoufler sesquelques larmes, dans l'entrebâillement de la porte qu'elle refermaitlentement, Berthe levait une main, en signe d'au revoir – ou d'adieu. 

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