38. La reine, le peuple et les Ombres

Comme chaque soir en ce monde, le ciel mauve servait de toile aux scintillantes étoiles. Jim les regardait, un grand sourire aux lèvres, se délectait de cette merveilleuse magnificence. Dans la Forêt Géante, là où la lumière et le ciel étaient invisibles, camouflés par la titanesque canopée, cette splendeur stellaire lui avait manqué.

Helmut, lui, avait les yeux rivés sur l'herbe, sur cette nappe légèrement illuminée. Il pensait. La mine, ce monde, cette violence... il ne voulait pas que ça le change, mais une voix en lui hurlait qu'il était trop tard. Tant bien que mal, il refoulait cette charge mentale – ou du moins l'éloignait pour quelques temps. Désormais, tout ce qu'il devait faire, tout ce qui devait l'importer, c'était de protéger Lina. Ses ténèbres ne devaient plus l'atteindre.

Les jeunes hommes dévalèrent la plaine sans un regard en arrière, les hautes portes de l'ascenseur dans leur dos. À cette heure avancée, le Village de Oudstal était désert. Les grandes ombres des maisons, projetées par les petites torches, camouflaient leurs silhouettes. Ils marchaient sans un mot. Au cœur de ce dédale de bâtiments trop ressemblant, ils durent faire plusieurs pâtés de maisons avant de retrouver celle de la Vielle Dame. Alors, devant la porte, ils toquèrent doucement.

— Personne ne vous a vu ? s'enquit leur hôte, dans l'entrebâillement du battant en bois qu'elle avait légèrement ouvert.

— Personne.

Le salon baignait dans la chaude lumière de quelques bougies et de la cheminée. Lina s'était endormie sous une fine couette, allongée sur le canapé. Une assiette vide était posée devant elle, là se dessinaient encore les traces d'un ragoût. Jim tira une grimace en s'approchant de la marmite, posée sur un tabouret à côté de la grande table, au fond de la pièce.

— On avait dit que c'était moi qui cuisinerai !

— La petite avait faim. Tu es arrivé trop tard, répondit la Vieille Dame, en réajustant le drap sur sa petite-fille, avant de se retourner vers Helmut. Tu vas mieux, mon garçon ?

— Oui. Je suis désolé, pour tout, souffla-t-il timidement.

— Bien. Reposez-vous. Il reste à manger.

Sans se faire prier, les deux invités se servirent du ragoût. Quand ils furent assis, une assiette appétissante entre les mains, la Vieille Dame reprit dans un murmure pour ne pas réveiller Lina. Son ton était autoritaire et sec.

— Je vous offre le gîte et le couvert jusqu'à jeudi. C'est le jour où passera la calèche qui vous emmènera au Village de Holm, là où se trouve la prison, dans laquelle devrait être jetée Béatrice.

— Nous sommes quel jour ? demanda Jim à qui, l'aventure avait fait perdre la perception du temps.

— Lundi.

— Bien, répondit Helmut entre deux bouchés. On s'est mis d'accord avec Jim, on tentera d'aider Béatrice. Mais pourriez-vous garder Lina ? Ce serait trop risqué de l'emmener avec nous.

— Non, c'est impossible. Quoique j'aimerais, fit la Vieille Dame en regardant tristement l'enfant endormie. Oui... j'aimerais, vraiment. Mais elle doit rejoindre le groupe des Ombres. Qui sait si quelqu'un vous a vu dans les rues ? Si des gardes ou des traqueurs arrivent, alors que vous êtes partis, qui la protègera ? Ce n'est pas mes frêles coups de cannes qui les feront fuir... Non, il n'y a que là-bas où elle sera en sécurité. Du moins, jusqu'à ce que vous puissiez remonter à la surface. Béatrice et les Ombres la protégeront. Et puis, elle peut tout changer, elle peut faire en sorte que le sacrifice de mon Alinei ne soit pas vain. Cette petite est la clé de tout...

— La clé ? fit Jim la bouche pleine. C'est elle qui doit ouvrir les portes de l'ascenseur ?

Helmut arqua un sourcil, impatient de la réponse. La Vieille Dame grimaçait devant la bêtise de la question.

— Non. Non, ça n'a rien à voir ! répondit-elle finalement, en balayant l'air de sa main. C'est en lien avec sa mère. Vous savez qui l'a élevé, n'est-ce-pas ?

Les jeunes hommes agitèrent la tête négativement. Comment pourraient-ils le savoir ?

— Forcément... Elle ne doit pas en être fière. Je vais vous le dire, mais promettez-moi de ne pas lui en parler, hein ?

— Heu... d'accord, fit Jim, après un regard pour son ami.

— Bien. Son père, du moins adoptif, est cet imbécile de Bloup.

Helmut dégurgita quelques légumes et Jim manqua de s'étouffer. Cette cacophonie gustative fit gigoter Lina et jurer la Vieille Dame.

— Moins de bruit ! intima-t-elle dans un murmure sec.

— Mais comment c'est possible ? Il voulait l'emmener ici, à la mine, non ? s'emporta Jim.

— Et si... et si on s'était trompé ? songea vivement Helmut. Et si on avait kidnappé une enfant pour l'emmener dans un monde où elle serait en danger ?

Cette hypothèse – qui était la réalité – leur coupa l'appétit. D'un geste commun, ils posèrent leurs assiettes sur la table basse, qui se dressait entre eux et l'hôte. Helmut observa Lina, ses frêles épaules se relever au rythme de sa respiration. Elle semblait si tranquille, insouciante du danger pourtant permanent qui les guettait ici. Helmut se prit la tête entre ses mains, sa gorge se noua. Si le péril guettait cette enfant, c'était de sa faute ; c'était lui qui avait tant voulu aller la chercher, ce n'était pas Jim. Juste lui. S'il n'était pas monté au second étage, pas entré dans sa chambre, s'il avait tout simplement décidé de fuir par la forêt comme l'avait suggéré son acolyte, aucun d'eux trois ne serait là.

C'était de sa faute, voilà tout, il ne voyait aucun autre responsable.

— Vous avez bien fait, très bien fait ! assura la Vieille Dame. Elle est la seule à pouvoir faire chuter la reine de son trône. Sa place est ici. Sa famille, ou en tout cas ce qu'il en reste, est ici. Ma fille... sa mère, aurait voulu qu'elle vive à Hamelin !

Jim eut un nouveau mouvement de recul.

— C'est votre petite-fille ? s'étonna-t-il. Alors, c'est la sœur de Béatrice ?

— Oui, c'est ça, répondit simplement la Vieille Dame.

Elle se leva, alla chercher deux verres qu'elle remplit d'eau et les posa sur la table basse. Sur son chemin, elle s'arrêta au-dessus de Lina. Son visage ridé, habituellement froid et dur, s'illumina d'un doux sourire.

— Je la pensais morte cette petite... morte-née, murmura-t-elle. Elle est venue au monde le soir où sa mère a été tuée... Ô que ça me fait du bien de la voir. Elle lui ressemble tellement. Il faudra la protéger, hein !

Jim et Helmut la regardaient sans répondre, encore trop perturbés par ce lien de famille. Mais sous le regard insistant de la Vieille Dame, ils hochèrent la tête. Ce n'est qu'alors, satisfaite par cette réponse silencieuse, qu'elle se rassit.

— Bien que vous ayez parfaitement préservé cette petite jusqu'à présent, et ce au péril de vos vies, chose pour laquelle je vous serai éternellement reconnaissante, laissez-moi vous mettre en garde. Des rumeurs circulent sur le Village de Holm. Des disparitions d'enfants surviennent mystérieusement la nuit. Alors écoutez-moi bien, s'il arrive le moindre mal à ma douce petite, je vous ferai bien plus souffrir que la reine.

Devant le regard ébahi de Jim, la Vieille Dame reprit dans un léger ricanement.

— Mais ce ne sont pas des menaces, hein !

— Pourquoi est-ce que vous voulez tant que cette enfant rejoigne les Ombres ? s'enquit Helmut, s'enfonçant un peu plus dans le sofa. Je ne comprends pas... c'est pourtant un groupe armé qui s'oppose à la reine, une enfant n'a pas sa place parmi eux !

— Je me suis opposée, corps et âme, à ce que ma fille et à ce que Béatrice rejoignent les Ombres... mais ça n'a pas vraiment marché. L'une est morte et l'autre vient d'être emmenée, sous mes yeux. J'en suis venue à détester cette bande de crétins qui pensent pouvoir poser problème à la reine et à son pouvoir, déjà bien trop installé. Aujourd'hui, tel qu'il est, ce groupe est inoffensif face au trône, mais ils seront capables de protéger Lina. Ils me le doivent bien après m'avoir enlevé mes proches !

La Vieille Dame s'arrêta un temps, observant la mine de Jim et de Helmut. Ses paroles les intéressaient, alors elle reprit dans un pouffement.

— J'ai beau dire, mais il y a dix ans, Alinei était une figure importante et respectée chez les Ombres. Elle avait réussie à rallier bon nombre de citoyens à sa cause. Elle avait réussie à faire comprendre à une bonne partie du peuple que les êtres-d'en-haut n'étaient pas mauvais. Je dois dire qu'on y a tous crus... On a été galvanisés par l'espoir. Par ma fille. J'en suis fière. Alors, le peuple s'est levé à ses côtés, la reine en a tremblé ! Ô qu'elle a tremblé ! Mais il y a eu ce jour... cette nuit. Il y a eu la Nuit Étincelante...

La Vielle Dame se tut pour respirer lentement, en regardant sa petite-fille. Quand elle reprit, malgré ses efforts pour le cacher, sa voix tremblait sous le joug de la tristesse.

— La Nuit Étincelante... en cette maudite soirée, la reine a profitée de la faiblesse de ma fille. Un traître à conduit la reine jusqu'à la forteresse des Ombres. Je m'en souviens comme si c'était hier. Ce même soir, Lina est née. Alors que la petite poussait ses premiers pleurs, une bataille s'est engagée et le dénouement fut terrible. Les Ombres ont été décimées ou envoyées en prison. Les parents de mes petites-filles sont morts. Lina a été emmenée par Bloup... Bref, tout a pris fin. Le peuple a été puni pour s'être rallié à cette révolte. Depuis, on est délaissés et la famine nous ronge.

Un lourd et long silence se posa sur la pièce. Les crépitements de la cheminée et la respiration de Lina prirent possession du lieu. Finalement, les claquements de dent de Jim sur ses ongles s'invitèrent à la partition.

— Un problème ? s'enquit la Vieille Dame.

— Heu... non... Enfin, je crois que j'ai pas été sympa avec Béatrice...

— Qu'est-ce que t'as fait à ma petiote, hein ?

— Quand on était dans la Forêt Géante, je lui ai fait remarquer que le groupe des Ombres, actuel, était plus une bande qu'un groupe, vu leur nombre. Mais je ne savais pas pour la Nuit Étincelante... Je ne savais pas que leur infériorité numérique était lié à la mort de ses parents...

— Ah ! Ce n'est rien. Elle ne t'en voudra pas. Elle n'est pas rancunière.

— J'ai une dernière question, fit Helmut, en se redressant. Comment Lina peut être la clé ? Elle a des pouvoirs ou un truc du genre ?

— Non, rien de telle. Simplement, elle vient d'ici et a grandie à la surface. Elle est un symbole ! Elle représente tout ce que la reine veut faire croire impossible ! Une fois que la rumeur de sa présence aura été soufflée à toutes les oreilles, que le groupe des Ombres se sera activé, le peuple reprendra espoir. Ils rejoindront le combat, comme ça avait été le cas au temps de mon Alinei. Alors, la reine qui est persuadée que les Ombres ne sont plus une menace, aura les yeux rivés sur ce soulèvement. Et là, Béatrice et les siens lui trancheront la gorge, net. Enfin, c'est le gros du plan. Il y a des éléments qui ne me sont pas donnés de savoir, et ce doit être les plus importants.

La Vieille Dame se leva.

— Allez-vous coucher, prenez les deux chambres du fond. Je suis toute seule ici, elles ne sont pas occupées. Et pas un mot sur ce que je vous ai dit tant vous n'avez pas rejoint les Ombres !

— Bouche cousue, fit Jim dans un grand sourire.

Dans le sombre couloir menant aux chambres, où des tapisseries accrochées le long d'un mur servaient à camoufler un débarras, Jim mit une tape dans le dos de Helmut.

— T'as entendu ? s'exclama-t-il, envahi par une joie immense. On peut sauver ce petit monde !

*

Helmut se servit d'une bougie prise dans le salon pour allumer deux chandelles dans sa chambre. L'une éclairait un long meuble mural où était posée une peinture, le portrait d'un homme, d'une femme et d'une enfant. C'était Béatrice et ses deux parents. Helmut fit glisser sa main sur le bois verni du mobilier, jusqu'à se retrouver face à une fenêtre, devant laquelle d'épais rideaux étaient tirés. Il les écarta timidement et s'assit sur le lit, qu'il trouva à tâtons, juste à côté. Là, par le fin interstice, il scruta la rue à demi avalée par les ténèbres de la nuit, sans un mot, sans une pensée.

Il finit par se lever pour embraser la seconde chandelle, posée sur une petite table de chevet. Les murs de planches et de pierres s'illuminèrent chaleureusement ; le matelas s'émancipa de l'obscurité.

Helmut tira son sac de randonnée jusqu'à ses pieds, il en sortit de longs bandages. Il releva le bas de son treillis, déroula le linge que Béatrice avait nouée à sa jambe et frictionna où de nombreux bleus coloraient son mollet. Sans pommade ou baume, le résultat fut décevant, mais c'était là tout ce qu'il pouvait faire pour soulager sa douleur. Alors, il s'en contenta.

Après avoir pansé sa blessure, sa main plongée dans son bagage pour y ranger les bouts de tissus usés, ses doigts heurtèrent la reliure d'un livre. Helmut le sortit, les yeux ronds. Miraculeusement, sûrement protégé entre deux linges, le bouquin était intact – même après le passage de Jim dans le lac de la Forêt Géante, avec le sac sur le dos, quelques jours auparavant.

Helmut eut un léger sourire. Il avait pris ce livre dans la bibliothèque de Bloup. Ça lui fit repenser à l'hôtel. Ça semblait si loin maintenant, à une éternité d'ici, tout comme son ancienne vie.

Il avait pris cet ouvrage dans l'espoir qu'il l'aide à comprendre les mystères du colosse et de son établissement. Il pouffa. Comment un simple livre aurait-il pu l'aider à deviner le sombre dessein que lui réservait ce monde aux apparences si merveilleux ? Mais en plongeant son regard sur la couverture et sur le titre, son amusement se mua en incrédulité. Le joueur de flûte de Hamelin, des frères Grimm était entre ses mains.

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