36. Retrouvaille

— Ça n'a pas été facile, n'est-ce pas ? sourit la Vieille Dame, alors qu'elle allumait sa cheminée sous une marmite.

Lina s'enfonça un peu plus dans le canapé, jusqu'à ce que ses petites jambes soient à l'horizontales. Elle leva la tête au plafond et ferma les yeux. L'affliction qui l'avait conquise depuis la dispute entre Helmut et Jim se changeait peu à peu en apaisement.

— J'aime beaucoup ici, songea-t-elle dans un murmure. C'est beau et j'ai des amis.

— Les deux nigauds ?

— C'est pas des nigauds, d'abord ! s'écria la fillette, soudainement redressée.

Cette fougue fit glousser la Vieille Dame.

— Dis-moi, jeune fille, que fais-tu ici ? demanda-t-elle en jetant des légumes dans le chaudron.

— Bah... je m'amuse bien.

— Tu es bien trop jeune... tu aurais été inutile dans la mine, songeait l'aînée. Pourquoi cet imbécile de Bloup t'aurait fait venir ici ?

— Et vous, vous êtes vieille ! tonna encore Lina.

— Le respect tu connais, gamine, hein ? menaça la Vieille Dame, une grande louche férocement brandie.

La fillette referma les yeux, se remit à son aise dans le sofa. Elle pensa à Jim, à Helmut, à la méchante Béatrice, aux employés grisés, à Bloup. Elle se mit à chantonner sa si précieuse comptine, d'abord pour elle-même, puis, petit à petit, elle laissa la mélodie emplir la pièce.

Tout fit silence autour d'elle.

Et quand elle rouvrit les yeux, dans un sursaut, elle constata que son hôte s'était rapprochée. Son visage, encadré par de longues boucles cendrées, était à quelques centimètres d'elle, la bouche et les yeux grands ouverts, les bras ballants. La Vieille Dame se ressaisit, fit quelques pas en arrière jusqu'à se laisser tomber dans un fauteuil. Elle passa sa main sur ses yeux, fit glisser ses doigts sur ses rides – sur les traces de sa vie.

Il y avait d'abord eu ces sillons sur son front et autour de sa bouche, souvenirs des innombrables sourires tendus à sa fille et à sa première petite-fille, Béatrice. Puis, il y avait eu ces plis autour des yeux, empreintes de l'inquiétude et de ces trop nombreuses nuits sans fermer l'œil ; parce que les siens avaient rejoint les Ombres et leur combat désespéré. Enfin, il y avait cette marque entre ses fins sourcils gris, un simple trait, là pour lui rappeler sa haine. Cette colère qui la consumait depuis que sa fille était morte et que personne n'avait su retrouver le dernier enfant qu'elle avait mis au monde.

Lina continuait de chantonner devant ce visage révélateur.

Dos au feu, stupéfaite par cette mélodie, la Vielle Dame était engloutie par une large ombre ; alors que la lumière de la cheminée dansait sur la fillette. L'enfant fixait son hôte. Elle fredonnait, les mains posées sur les accoudoirs, enserrant le cuir. Sur les murs en bois, une lueur tanguait au rythme des flammes, fruit de l'obscurité offerte par les rideaux tirés, sur la fenêtre restée à demi ouverte.

— C'est ma petite Béatrice qui t'a appris cette comptine ? demanda l'aînée, quand la plus jeune eut fini.

— Mon papa.

La Vielle Dame s'immobilisa, prise d'un nouvel hoquet de surprise. Elle tenta de se relever, mais resta figée. Elle ne put articuler le moindre mot. Elle dut attendre plusieurs secondes, tentant de se dénouer la gorge par des quintes de toux forcées.

— Quand es-tu née ? Quel âge as-tu ? Réponds-moi !

Lina voulu reculer devant l'ardeur de cette femme, mais le dossier rembourré du sofa l'en empêcha. L'élévation de toutes ces rides avaient quelque chose d'effroyable.

— Qui est ta mère ? continuait l'hôte.

— Je... Je... Je ne la connais pas. Elle est morte quand je suis née...

Des larmes se mirent à briller sur les deux visages.

— Ton papa est Bloup, hein ? demanda la Vieille Dame.

Lina se contenta d'hocher la tête, épouvantée par cette vieillarde, devenue liseuse d'esprit. Une violente bourrasque fit valdinguer le rideau, l'éclat de l'extérieur s'engouffra en un large trait dans la pièce. Cette vision du dehors rassura Lina, elle ne se sentait plus complètement piégée. Le faisceau blafard du jour éclaira le visage de la Vieille Dame. Sa surprise s'était transformée en un immense sourire tremblant.

— Ô ma douce petite-fille, sanglotait-elle.

Alors, elle se leva et, dans un mouvement lent, prit Lina dans ses bras. Cette dernière ne put qu'accepter, dans une grimace et un ricanement, mêlant incompréhension et gêne. Après quelques secondes d'étreinte, la Vieille Dame recula légèrement pour voir l'enfant et sourit.

Elles avaient exactement les mêmes boucles emmêlées, la même fougue et les mêmes yeux ronds. Les mêmes yeux ronds que Béatrice, aussi.

— Tu ressembles tellement à Alinei... À ma fille, ta maman. Je l'avais bien remarquée quand tu es venue ici, il y a quelques jours, mais... jamais... Oh jamais je n'aurais pu imaginer ça !

Lina s'était pétrifiée à l'écoute de cette voix brisée, sanglotante.

Alors, elle avait une famille. Une vraie famille, pas seulement un père. Une grand-mère aussi.

Elle n'avait aucun doute sur la sincérité de ces paroles. Comment en avoir devant un tel déluge de larmes ?

Lina l'enserra à son tour, ce corps frêle et secoué de larmes. Elle aimait l'odeur que dégageait cette femme, c'était mentholé. Elle ferma les yeux, le visage illuminé par un bonheur immense.

Béatrice ! pensa-t-elle subitement.

Elle grimaça à l'idée que cette « méchante » soit sa sœur. Mais elle ni pensa plus, s'enivrant de cet instant de retrouvaille.

Elle se souvint de quelques livres et histoires que lui contait Bloup, se souvint de comment étaient appelés ces êtres sages et anciens.

— Mémé, chuchota-t-elle.

Elle avait enfin une famille.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top