35. Ténèbres (1/2)
Helmut faisait les cent pas dans l'ombre du bosquet, s'arrêtant par moments pour reposer sa jambe. Près de trois heures s'étaient écoulées depuis que Béatrice les avait quittés. Encore tourmenté par son passage à la mine, il n'attendait plus qu'une chose : pouvoir rentrer chez lui. Lina chantonnait alors que Jim lui tendait l'oreille, faisant flotter sa tête au rythme de la comptine. Il tentait d'oublier l'inquiétude qui le rongeait lui aussi.
— Elle a dit qu'elle reviendrait vite, s'énervait Helmut. « Vite » s'est déjà passé !
— Tu proposes quoi ? demanda vivement Jim, comme s'il n'attendait que cette réplique pour se réveiller.
— On va la chercher ? se joignit Lina.
Helmut hésita un instant, regarda ses compagnons puis la silhouette du village au loin. Il baissa le regard sur son imperméable taché de sang et de boue, sur son treillis légèrement déchiré, lui aussi sale.
— C'est risqué... On devrait attendre la nuit, trancha-t-il.
— La nuit ? Et s'il est arrivé quelque chose à Béatrice ? Elle nous a tous sauvé ! On ne peut pas la laisser tomber !
— Et tu crois qu'on passera inaperçus en plein jour, avec nos vêtements et toutes mes éraflures ?
— On a qu'à aller chez la grand-mère qui nous avait ouvert sa porte, tenta Lina en haussant les épaules.
— Parfait ! se précipita Jim. De là, on pourra essayer de retrouver Béatrice. Et si on voit le moindre garde en s'approchant du village, on fait demi-tour pour réfléchir à autre chose !
Helmut ne put que se résigner devant l'ardeur de ses acolytes. Alors, ils partirent sur les traces de leur compagne.
— Et si elle s'est fait arrêter par la reine ? demanda la fillette entre deux pas.
— Il n'y a pas de raison... Je ne vois pas comment elle pourrait se douter que c'est notre alliée, répondit Jim.
Mais il se souvint des deux patrouilleurs. Et s'ils avaient prévenu la famille royale ? pensa-t-il. Non.. non, aucune chance.
Quand ils arrivèrent à l'entrée sud du village, déserte de gardes et d'habitants, le trio avança prestement sur le chemin pavé. Rapidement, l'étrange architecture du hameau les étourdit. Impossible de savoir quelle maison était celle de la Vieille Dame, ils se souvenaient simplement qu'elle était en périphérie, proche des fermes et de la grande plaine. Helmut, qui devait avancer en s'aidant des murs tant sa jambe le faisait souffrir, tenta de se remémorer un quelque chose de spécial aux alentours de l'habitation, mais la nuit et l'émerveillement, qui l'emplissait à son arrivée ici l'avait empêché de repérer quoi que ce soit. Lina jetait des regards par les fenêtres, espérant retrouver les meubles qu'elle avait vu chez leur hôte. Jim refoulait les élans de la fillette, la faisait reculer quand ses œillades peu discrètes s'éternisaient ; il s'avançait prestement, balayait les bâtisses du regard avant de reculer.
Heureusement, les riverains étaient occupés de l'autre côté du village, attroupés autour du cortège carcéral de Béatrice. Mais des voix commencèrent à s'élever dans les rues voisines, les premiers habitants revenaient. Jim eut un sursaut. Il prit Lina par le bras, avertit Helmut dans un geste précipité et s'apprêta à rebrousser chemin, mais un murmure enroué le stop net.
— Vous ? s'étonna le souffle.
Derrière une maison en biais, la Vieille Dame était penchée, sa longue canne pointée vers le trio.
— Suivez-moi. Discrètement, hein !
Les appelés s'échangèrent un regard. Ils reconnaissaient ce visage, celui qui les avait accueillis et informés à leur arrivée dans ce monde. Sans un mot, ils la suivirent jusqu'à la maison, qui trônait un peu plus loin. Jim fit une grimace, elle était exactement comme les autres, ils ne l'auraient pas trouvé.
À l'instant où la porte claqua dans leur dos, un grognement vibra.
— Je vous avais pourtant prévenue !
Furieuse, la vieillarde accompagnait ses paroles de coups de canne.
— Oui, je vous l'ai dit, mais vous n'en avez fait qu'à votre tête ! continuait-elle de hurler. Raclures ! Pourris ! Misérables !
Helmut et Jim, qui couvraient Lina de tous leurs longs, tentaient de repousser les frappes. Ils finirent par attraper le bâton de leur hôte colérique. La fillette s'éloigna, les yeux ronds de surprise.
— Nous frapper ne sers à rien ! crièrent les jeunes hommes, d'une presque même voix. Expliquez-nous !
La Vielle Dame dut ravaler un sanglot et dénouer sa gorge pour apporter une réponse. De nombreuses larmes brillaient sur le relief de ses rides. Elle agita ses boucles grises dans un mouvement de tête confus.
— Je vous avais dit de ne pas chercher le groupe des Ombres ! Je vous avais dit qu'ils étaient mauvais, pour ne pas que vous alliez à leur rencontre, pour que vous les fuyiez... Et vous, vous... Imbéciles ! Par votre faute, ma petite-fille a été arrêtée !
— Votre petite-fille ? s'étonna Helmut. On n'a rien à voir là-dedans !
— Béatrice ! Elle a été emmenée ! Cette petite... c'est tout ce qui me reste ! se remit à sangloter la Vieille Dame. Je dois faire quelque chose ! Vous allez m'aider, hein ?
Jim s'appuya contre le dossier du canapé, près de la porte. Il prit de longues secondes pour encaisser le choc. Un temps suffisant pour que son ami prenne une décision.
— C'est elle qui est venue à nous, on la remercie, mais ça s'arrête là, fit Helmut. Nous, on n'a rien demandé.
Lina ouvrit la bouche, mais les mots lui manquant, elle baissa la tête. La Vieille Dame troqua en un millième de seconde sa peine pour une rage noir, dans une salve de jurons, elle leva plus haut que jamais sa canne. Elle n'eut pas le temps de l'abattre. Jim avait déjà bondi, la mâchoire serrée, il envoya Helmut à la renverse. La colère, la surprise et l'incompréhension le possédaient. Il brandit son poing, l'envoya en arrière, prit de l'élan... Mais il n'eut pas le courage de l'abattre. Pas sur un ami.
Alors, il se contenta de mots. De mots vibrants sous l'émotion.
— Elle nous a sauvés ! Elle t'a sauvé ! Et toi, tu veux la laisser tomber ! Mais qu'est-ce qui t'arrive ? T'es plus le même ! Qu'est-ce qu'ils t'ont fait à la mine ? À l'hôtel... à l'hôtel, ce n'était pas moi, c'est toi qui étais prêt à te sacrifier pour sauver Lina. C'est toi qui as pris ma place sans dire un mot lorsque les gardes m'avaient repéré... Alors pourquoi... pourquoi t'es comme ça ?
Helmut tourna la tête, fuyant le regard de celui qui l'estimait tant. Ces paroles avaient eu l'effet d'une baffe.
— Une partie de moi est morte dans la mine. C'est comme ça, c'est tout.
Lina les observait, paralysée. Son estomac était retourné, des larmes lui coulèrent. En eux, elle avait vu une nouvelle famille, une première vraie famille, mais voilà qu'elle se déchirait sous ses yeux. Elle eut envie de prendre ses jambes à son cou, mais la porte était obstruée par la dispute. Pour la première fois, Bloup lui manqua.
La Vieille Dame remarqua l'enfant et sa léthargie. Elle murmura quelque chose – certainement une énième insulte, qu'elle fut la seule à entendre. Elle éloigna Jim et releva Helmut.
— Pauvre gamin, souffla-t-elle. Tu es donc allé dans la mine... Je vous avais pourtant prévenus...
Helmut ne trouva pas la force de répondre, ni même de relever la tête. Il se dégoûtait lui-même.
— Je vais partir..., dit-il si bas que s'en était presque inaudible.
Et sans attendre la moindre réponse, sans se retourner sur la réaction de ses amis, il quitta la maison, son sac de randonnée se balançant sur une épaule. Quand la porte claqua, Jim passa une main sur son visage, dépassé par les événements.
— Je vais vous aider, dit-il d'une voix assurée. Où ont-ils emmené Béatrice ?
La Vieille Dame marcha, le regard rivé au sol, jusqu'à sa cuisine ouverte. Elle y prit un panier rempli de viennoiserie et le donna à Lina, qui renifla bruyamment avant de souffler un tendre « merci ».
— Elle a été emmenée au Village d'Holm, dans la Prison de Nanris. C'est là qu'ils gardent toutes les Ombres qu'ils parviennent à attraper.
— Le Village d'Holm, répéta Jim évasivement.
Il jeta un regard à Lina qui, l'air abattue, fixait les pâtisseries sans en ressentir la moindre envie. Elle tremblait.
— Vous pouvez la garder ? demanda-t-il.
— Va chercher ton ami, soupira la Vieille Dame. Mathilda, la sœur de la reine, et Bloup sont encore en ville. Il ne pourra pas retourner à la surface, tout ce qu'il va gagner, c'est se faire attraper lui aussi.
— Il est assez grand pour prendre ses décisions !
— Il se fera arrêter et retournera dans la mine, imbécile !
La Vieille Dame se tut un instant, comme s'il elle prenait elle-même conscience de la gravité de sa conclusion. Quand elle reprit, sa voix était faible et son regard peiné.
— Il est déjà brisé, c'est indéniable. Mais il n'a été emprisonné que quelques jours, il est peut-être possible de le... réparer. Ne le laisse pas tomber !
Lina expira bruyamment à l'écoute de cette réplique : « Ne pas le laisser tomber ». Elle ne voulait pas l'abandonner, ça non ! Mais le voir ainsi changé remuait un profond chagrin, elle était persuadée d'être la cause de son malheur. Après tout, c'était pour elle qu'il était monté au second étage, à l'hôtel, sans ça, il serait parti, aurait regagné la forêt de la surface et serait rentré chez lui. Ça lui apparaissait comme une évidence, c'était elle le problème.
Elle eut un nouveau soupir de lassitude, ses tristes réflexions lui avaient ouvert l'appétit. Elle s'empiffra d'un premier croissant, puis d'un second ; elle vint rapidement à bout du peu de choses que contenait le panier en osier, sous le regard incrédule de la Vieille Dame.
— Depuis quand n'a-t-elle pas mangé ?
— On ne mange que des fruits et du pain depuis cinq jours, murmura Jim, peu fier.
— Ma pauvre...
Lina ne releva pas. Elle avait plongée dans son monde, s'était coupée du réel pour ne plus avoir à en endurer les afflictions qui l'accompagnaient. Les deux plus âgés la regardaient avec un soudain émerveillement, stupéfait de ce pouvoir enfantin. Alors, Jim eut comme un flash, le souvenir des bienfaits que lui apportait la cuisine. Il en avait plus que jamais besoin.
— Je peux emprunter vos fourneaux ?
— Va chercher ce pauvre garçon avant qu'il ne soit trop tard, grogna la Vieille Dame. Nous verrons ensuite. Attends-moi ici, je vais t'apporter une cape. Et ne t'en fais pas, je m'occuperai de la petite pendant ton absence.
Lina releva la tête à l'écoute de ce mot, mais la rabaissa aussi vite. Quand le Vielle Dame revint, un long morceau de tissu et un large chapeau entre les mains, la fillette faillit bondir du canapé pour accompagner Jim. Mais elle s'abstint. Helmut ne doit pas avoir envie de me voir, pensait-elle, j'ai déjà apporté assez de problèmes. Et puis, il y avait aussi la fatigue qui commençait à l'étourdir, alors elle resta assise, se contenta d'un signe de tête à son compagnon d'aventure, à ce presque grand-frère.
Jim s'arrêta net, la main prête à ouvrir la porte, le regard soudainement grave. Une question venait de le frapper.
— Vous saviez que nous allions dans la Forêt Géante. C'est vous qui avez prévenu les traqueurs ?
La Vielle Dame tira un épais rideau sur la seule fenêtre, plongeant la pièce dans le noir. Le blanc de ses yeux s'était étiré, signe qu'elle fronçait les sourcils.
— Ça, jamais ! Jamais je n'aiderai la reine et ses chiens de chasse ! J'ai des principes quand même !
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