34. Chagrin et surprise
Le village de Oudstal avait vu naître et grandir Béatrice, alors quand elle posa les pieds sur ces pavés, elle eut l'impression de revenir des années en arrière. Tous ces regards braqués sur elle, ces bouches rondes de surprise de revoir cette fille maudite. Ça lui fit un choc.
« Quelle honte ! Elle a rejoint le groupe des Ombres ! » avait-on murmuré quelques années plus tôt, avant qu'elle ne décide de vivre au bastion. « Telle mère, telle fille ! » avait craché d'autre avec dédain. Encore aujourd'hui, elle supportait mal ces regards de travers et ces messes basses. Alors elle accéléra le pas, s'engouffra dans une ruelle étroite – si fine qu'elle dut se faufiler en biais. Elle prit le temps d'observer les maisons disposées aléatoirement, formant ces chaussées caractéristiques ; les habitants maigres et fatigués ; les champs vierges de céréales.
Tout aurait pu l'amener à se demander pourquoi c'était à elle de supporter cette haine et ce dégoût, mais la réponse ne lui était pas inconnue et ça lui faisait si mal, qu'elle préférait ne pas y penser.
Sa mère avait été le symbole d'une révolte naissante. Le peuple avait cru en cette femme ferme et puissante qui s'était soulevée aux côtés des Ombres. Le peuple les avait soutenus ; mais un désastre : la Nuit Etincelante, avait eu raison de ce feu en voie de devenir un incendie incontrôlable pour la reine. En une nuit, la mère de Béatrice était morte, son père aussi et avec eux, les Ombres avait perdu le peu d'avantages qu'ils avaient sur la tyrannie. Le peuple avait été puni de son soutien par la famine et l'ignorance qu'ils subissaient désormais. Ils s'étaient jurés de ne plus refaire la même erreur, de ne plus croire en personne, de cracher leur rancœur équitablement entre les Ombres et la reine.
Alinei... nomma Béatrice, l'estomac retourné. Ce prénom faisait encore frémir la reine.
La jeune femme passait devant les mêmes maisons que dans son enfance, mais elle n'y entendait plus les cris de bonheur, ne voyait plus personne sourire dans ces rues. Avant, elle lisait de l'espoir dans les yeux des riverains, désormais il n'y avait plus qu'une affligeante morosité. Elle aspirait à changer ça, un jour.
Béatrice se retrouva devant le puits, où quelques jours plus tôt, Mathilda et Bloup attendaient. Elle longea la place et disparut dans une nouvelle allée trop étroite, chemins habituels dans cette bourgade. Elle se retrouva devant Le Chat Hurleur », une auberge d'où s'élevaient des chants, même si tôt dans la journée. Elle s'arrêta net en voyant qui en sortait. La sœur de la reine et le patron de l'hôtel, côte à côte.
Elle baissa la tête, fit demi-tour, pris à droite. Accéléra le pas.
Ces deux-là, Béatrice était persuadée que c'étaient les points faibles de la reine. Elle était certaine que grâce au géant en costard, elle pourrait créer un conflit entre les deux sœurs. Créer un conflit qui ferait trembler le trône, qui profiterait aux Ombres. Mais il lui manquait l'étincelle qui devait faire flamber le brasier. Pourtant, sans même le savoir, ce déclencheur était devenu sa plus jeune camarade de voyage.
— Toi ! appela une voix aiguë.
Prise dans ses réflexions et ses tourments, elle avait ralenti.
— Arrête-toi ! ajouta une voix grave.
Mathilda, Bloup et six gardes – dont l'arrivée avait été commandée quelques jours auparavant – se tenaient derrière Béatrice. Cette dernière resta immobile, prise de court. Le colosse étira un parchemin entre ses mains, il le tendit à sa compagne.
— Cheveux châtains, armure de cuir sur une chemise blanche, lanterne et épée à la ceinture, carquois et arc, lit Mathilda avec monotonie.
Béatrice frissonna à l'écoute de sa description.
— Il te manque un carquois et un arc, mais il n'y a pas de doute, affirma Bloup sans la moindre joie.
— C'est bien elle. Nous n'aurons même pas besoin de poser son avis de recherche ! ricana un soldat.
Béatrice fit un pas hésitant, s'apprêta à courir, mais six corps s'élancèrent pour lui sauter dessus. Les soldats lui saisirent les poignets. Elle hurla et s'agita dans tous les sens, rien n'y fit. En l'espace de quelques secondes elle était ligotée et bâillonnée.
— Il paraît que tu as éliminé bon nombre de mes patrouilleurs, murmura Mathilda. Seule, tu n'aurais rien pu faire contre eux. Où sont tes complices ?
Sa voix était démunie de la moindre colère, au contraire, ses sourcils relevés trahissaient une pointe de compassion.
Béatrice ne put que gémir sous le poids des soldats. Autour d'eux, la foule s'était amassée, mais aucun des habitants ne bougeait le petit doigt. C'était là, selon eux, le destin des Ombres : apporter des soucis aux bons et honnêtes citoyens, sans causer le moindre problème à la reine.
— Tu penses qu'un d'eux te viendra en aide ? ricana un soldat.
— Je te parie une pièce d'or qu'ils bougeront pas, s'exclama un second, au-dessus de Béatrice. Ils n'ont rien à faire des saloperies d'Ombres.
Mathilda scruta l'attroupement dans un léger soupir. Bloup avança jusqu'à sa nouvelle prisonnière, il fit signe à un soldat d'enlever sa main, qui maintenait le visage de Béatrice au sol. Le colosse se mit à sa hauteur et lui retira le bout de tissu qui servait de bâillon.
— Où sont les être-d'en-hauts ? demanda-t-il d'une voix rauque et assurée, pour être certain d'être craint.
— Ils sont morts dans la forêt, souffla Béatrice. Les deux garçons ont été tués par les gardes de la mine, la fillette par un mimique.
Bloup eut un mouvement de recul. Il ne put camoufler le choc que ces mots lui firent. Il ne décelait aucun mensonge. Finalement, il s'en doutait. Comment auraient-ils pu survivre dans ce monde si hostile ? Comment Lina, si jeune, si inconsciente et si faible aurait-elle pu survivre ici ?
Il déglutit. D'un pas titubant, il retourna dans l'auberge. Matilda le suivit du regard, elle ordonna à trois de ses subalternes d'emmener la prisonnière, avant de s'engouffrer à son tour dans Le Chat Hurleur.
Béatrice fut traînée et jetée dans une grande charrette de fermier, à la sortie du village. À la vue de l'embarcation, de son état, du sceau royal dessiné sur un étendard planté à côté du cocher, elle comprit que ces soldats avaient été dépêchés à la hâte et discrètement. La reine n'était pas au courant de leur présence. Sa Majesté n'aurait jamais acceptée de faire voyager son armée dans cette chose. Le sceau aurait dû être sculpté à même le bois, au beau milieu du véhicule. Ainsi, la seule manière de le faire disparaître aurait été la destruction pure et simple de la charrette.
Ce qui était à la reine l'était pour toujours, ou il était anéanti.
Les trois soldats, armes en main, se mirent de part et d'autre de Béatrice et firent signe au cocher de partir. Deux grands élans s'élancèrent, seuls éléments de richesse dans la charrette, en entraînant avec eux le véhicule.
Dans la foule, qui s'était déplacée jusqu'à la sortie du village, l'hôte, qui avait accueilli les être-d'en-hauts à leur arrivés à Hamelin, avait les larmes aux yeux. Du regard, elle suivait la prisonnière et les armes qui la menaçait.
Elle s'imagina se ruer vers la charrette, malgré ses genoux qui lui faisaient souffrir le martyre, elle se vit arriver à temps, abattre sa canne sur la tête des soldats et sauver Béatrice. Un instinct maternel lui fit mettre ce plan grotesquement imaginé à exécution, mais à peine eut-elle posé un pied devant elle, qu'un premier barrage l'arrêta. Un bras plaqué contre sa taille l'obligea à faire demi-tour. Elle fut tirée quelques mètres plus loin dans une ruelle. Elle chercha de l'air pour crier à l'aide, mais s'abstint à la vue du crâne dégarni qui l'avait trainé.
— Cesse donc ces folies, souffla l'Archiviste, une fois loin des regards de la foule.
La vieille femme dut s'y prendre à deux fois pour articuler des mots compréhensibles, tant sa gorge était nouée par la surprise et la tristesse.
— Toi ?
— Moi, répondit-il dans un sourire charmeur.
— Alors, tu n'étais pas mort ?
— Simplement disparu ou plutôt enfermé.
— Oui, dans ta tour. Je pensais que tu avais claqué dedans.
Elle passa ses mains sur son visage ridé, soupira, cracha quelques insultes, grogna et se mordit la langue avant de reprendre.
— Tout le monde devient fou ? Tu veux que la reine te tue, c'est ça ? Tu as passé toutes ces années enfermé, tu lui as obéi et maintenant, subitement, tu décides de sortir ?
— Je voulais simplement te voir, mon amie.
— Nous ne sommes pas amis, déclara sèchement la vieille femme.
Elle plongea son regard dans celui de l'Archiviste, les sourcils froncés. Elle ne le lâcha que quelques secondes pour se tourner vers la foule. La charrette et Béatrice avait déjà disparu derrière les vallonnements de la plaine. La tristesse et la peur reprirent possession d'elle.
— Ils l'emmènent... Ils emmènent Béa...
— Tu ne peux rien y faire. Ne te mets pas en danger. Tu as réussi à échapper à la Nuit Étincelante...
La vieille dame ne put en entendre davantage, elle se laissa tomber sur le sol poussiéreux. Elle baissa son visage, devenu le berceau de larmes, le plaça entre ses genoux.
— Nuit Étincelante... mon cul ! Ils m'ont pris ma fille et maintenant ils vont m'enlever ma petite fille ! Foutues Ombres ! Ils entrainent tous mes enfants vers la mort !
Envahie par les sanglots, sa voix était devenue si criante, que l'Archiviste regarda si la foule ne s'était pas tournée vers eux. Quand il revint à elle, le visage de la vieille femme s'était rétracté en une colère noire.
— Tout ça par ta faute !
L'Archiviste la lorgna, ses sourcils broussailleux relevés, sa barbe frétillant autour de sa bouche à demi ouverte, sa moustache fièrement dressée sous son nez aquilin. Il prit quelques secondes pour formuler une réponse.
— Il ne lui arrivera rien, la reine ne sait pas qui elle est. Elle ne lui fera pas de mal, elle sera simplement enfermée.
— Simplement enfermée ? Elle restera enfermée toute sa vie ! Je l'avais pourtant suppliée de ne pas devenir une Ombre ! Ils ne nous apportent que des malheurs !
— Du calme, du calme. Il ne lui arrivera rien. Je t'en fais le serment !
— Comment pourrais-tu me promettre une chose pareille ? Tu n'es plus rien ! La reine t'a exilé, tu n'as plus montré le bout de ton nez pendant dix ans ! Tu es fou, voilà tout !
L'Archiviste regarda la foule se disperser, aucun regard ne s'était tourné vers eux. Un léger sourire lui illumina le visage.
— Aucun doute que je le suis.
La vieille femme lui souffla de disparaître. Alors, il tourna le dos et levant haut la main en signe d'au revoir – ou d'adieu.
Elle, toujours la tête baissée pour cacher le sanglot qui la secouait, resta là, assise, seule. Ses genoux la lançaient, mais elle ne bougeait pas, tétanisée par le chagrin.
*
Bloup entra en envoyant valdinguer la porte du Chat Hurleur, auberge où il passait la nuit. À sa suite, Mathilda tentait de le calmer, tout en essayant, par des questions finement posées, de savoir ce qui le mettait dans cet état et ce qu'il lui cachait depuis le début. Elle n'eut pour seule réponse que le corps du colosse qui se laissa choir sur un tabouret. Il attendit là, le regard plongé dans le vide un certain temps, les coudes sur le comptoir.
Tous les yeux étaient rivés sur lui. Il n'en avait que faire. Il leva la main, essaya d'articuler quelque chose. Il se résigna. Sa gorge était nouée, sa bouche pâteuse et ses yeux rougis. L'effondrement de son visage sur le bois, fut le seul son qu'il parvint à émettre. Et l'aubergiste le comprit. Il lui versa un alcool rose dans une grande chope. Rapidement, l'établissement se lassa de la vue de ce titan abattu ; ses chants, ses rires et ses disputes reprirent.
Mathilda s'assit à côté de Bloup, passa une main réconfortante sur son épaule. Elle n'avait aucune idée de quoi lui dire. Généralement, c'était plutôt lui qui la réconfortait.
Il buvait lentement, revoyant l'image joviale de Lina à chacune de ses gorgées.
Ma fille...
Plus que jamais, il s'en voulut de l'avoir privée de tout, parce que si elle était entrée dans cet ascenseur, si elle était entrée à Hamelin, si elle était morte, c'était de sa faute. S'il l'avait emmené loin de ce monde, loin de cet hôtel, loin de tout ça...
Il secoua vivement la tête. Il savait que c'était impossible, il avait fait la promesse après tout... Elle avait toujours été destinée à revenir ici. Mais s'il l'avait accompagné, s'il l'avait protégé ?
Dans son dos, des rires s'élevèrent par-dessus le chahut général. Bloup jeta un regard par-dessus son épaule. Son œil, rétracté par la colère se posa sur deux femmes et un homme en armure. Des armures portant l'emblème royal.
— On ferait bien d'aller voir ce que fait l'autre vieillard, disait l'une d'elle.
Le soldat hochait lentement la tête, visiblement éméché. Il soupira.
— Avec un peu de chance, il a crevé. Ça fait depuis combien de temps qu'il est enfermé dans sa tour ? Combien de temps qu'on ne lui a pas ramené à bouffer ?
Ils riaient.
Bloup vida sa chope d'un trait, sans les lâcher des yeux. La troisième soldate avait remarqué son regard mauvais et celui de Mathilda. Elle était comme transit de peur, elle voulut toucher ses camarades pour les avertir. Trop tard. Bloup s'était levé.
Il envoya son poing dans la figure du soûlard. La taverne se leva d'un bond, désireuse de voir la bagarre. Une des deux soldates, celle qui ne les avait pas remarqués, s'apprêtait à jeter sa chope sur le crâne du colosse. Une nouvelle fois, trop tard.
Mathilda l'envoya à la renverse d'un puissant coup de pied. La dernière du trio de soldat, encore debout, était glacée de peur, elle s'agitait, regardant simultanément la porte et ses adversaires. Que faire ? Défendre ses camarades ou fuir ? Bloup, encore affalé sur le soûlard, à donner des coups de poing à répétition sur ce visage déjà ensanglanté, lui passa l'envie de se battre. Elle prit la meilleure décision possible : la fuite. La soldate envoyée au sol, rampait, suppliant son amie, déjà partie, de l'aider.
Mathilda l'agrippa par un des pans de son armure, elle la fit se relever.
— Si j'apprends que l'Archiviste est mort, grogna-t-elle.
Elle n'eut pas besoin de finir sa phrase tant la grimace qu'elle tirait était expressive. La soldate acquiesça d'un vif hochement de tête.
— Je suis désolé dame Mathilda, je ne vous...
— Va donner à manger à ce pauvre homme ! Il ne lui reste déjà plus rien.
Un nouvel hochement de tête. Dès qu'elle fut lâchée, la soldate accourue vers la sortie, battant des bras pour se faufiler entre les clients curieux.
Le bruit de coups rappela à Mathilda l'existence du troisième soldat. Elle se précipita vers Bloup et le releva, veillant à ce que son poing empli de sang ne s'abatte plus sur le visage défiguré du soûlard. Dans des cris d'acclamations, la foule se scinda sur le passage des vainqueurs de la rixe.
Camouflé par les cris,seule Mathilda entendait Bloup pleurer comme une madeleine. D'un pas preste,elle l'emmena dans la chambre qu'ils avaient loués.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top