33. Plus jamais

Le soleil sous-terrain se levait tout juste, lorsque Jim et Helmut se retournèrent sur l'orée de la Forêt Géante. Cinq jours étaient passés depuis qu'ils y étaient entrés. Cinq jours de peur, de cauchemars, de changements. Ça semblait avoir duré une éternité.

— Plus jamais... soufflèrent-ils en chœur.

Même Lina, d'ordinaire insouciante et d'une positivité sans borne, ne put que pousser un soupir de soulagement. Béatrice posa une main sur les cheveux de la fillette.

— Nous avons d'autres choses à visiter, lui dit-elle dans un sourire.

— Tu n'as pas mal ? s'enquit l'enfant, en pointant du doigt le carreau d'arbalète, encore planté dans le bras de la jeune femme.

— Il est mieux dedans que dehors, pour l'instant. Je m'en occuperai quand nous aurons avancé, qui sait si le mimique adulte n'a pas attiré les gardes de la mine ! Allez, on se remet en route !

Mais Helmut resta figé, les sourcils froncés.

— Votre bastion est loin ? demanda-t-il.

— Une ou deux bonnes semaines de marche. Mais si nous passons chercher des montures au Village de Oudstal, il ne nous faudra que quelques jours.

Devant le visage resté sombre de l'ancien prisonnier, elle ajouta :

— Tu ne pourras pas remonter dans ton monde de toute façon. Pour ouvrir les portes d'or, il faut une clé. Seuls la reine et Bloup l'ont.

— Une clé ? répéta Jim. Nous n'en n'avons pas utilisé pour descendre.

— L'idée, c'est de nous empêcher de monter, pas besoin d'obstacles pour le chemin inverse. Quand nous serons au village, tu pourras aller voir par toi-même. Mais pour l'instant, nous ferions mieux de nous mettre en route !

Alors, ils avancèrent dans la longue plaine, la marche placée sous le joug d'un silence admiratif, réparateur. Ils profitaient de cette luminosité retrouvée, de ce ciel bleu, non couvert par une trop haute et dense canopée ; de cette pelouse encore humidifiée par une rosée récente ; de silhouettes quadrupèdes lointaines – jamais trop proches, jamais alarmantes. Ils humaient ouvertement cet air frais, sans plus craindre que s'y mêlent les relents de cadavres.

Quand ils furent à mi-chemin du village de Oudstal, suffisamment loin pour ne plus craindre l'arrivée d'ennemis venus des bois, ils firent une pause pour panser leurs blessures.

— J'ai faim ! se plaignit Lina.

— Ce n'est pas le moment, gamine. Et de toute façon, on n'a rien à manger.

La fillette se renfrogna, mais sans insister davantage, elle retourna à ses activités, soit nouer des brins d'herbe. Son visage rond fut vite illuminé par une immense satisfaction. Elle aimait être là, avec eux, ses amis.

Après s'être inquiété pour la jambe de Helmut, Jim regarda avec dégoût Béatrice s'arracher le carreau qu'elle avait gardé planté. Elle ne montra aucun signe de douleur.

— Tu n'as pas mal ? demanda-t-il en désignant son bras.

— Non, c'est juste un trait d'arbalète.

Elle sortit un flacon de sa besace et versa un liquide sur son épaule, qui s'écoula lentement. Sa voix tressaillit légèrement avec l'apparition d'une grimace.

— Ne t'inquiète pas pour moi, j'ai connu pire. Supporter la douleur et savoir se soigner, ça s'apprend en devenant une Ombre.

Helmut ne les écoutait pas, ses yeux étaient rivés sur la silhouette d'un plateau montagneux, qu'ils avaient déjà aperçu à leur arrivés dans ce monde. Qu'était-ce ? Il laissa son imagination répondre à la question : peut-être le cadavre d'un dragon ou une tortue géante.

Lui qui s'était aventuré dans la dernière forêt primaire, quelques semaines auparavant, en espérant trouver un quelque chose d'imaginaire, aurait dû être heureux de ses déductions. N'avait-il pas retrouvé son âme d'enfant, d'abord avec l'enchanteresse cage sylvestre et le terrible hôtel ; ensuite avec ce nouveau monde, fait de reines, de monstres et d'épées... Tout était réuni pour !

Non, conclut-il en lui-même. Ici, il n'y a que malheur, souffrance et obscurité. Il revit le visage de Ana, ses courts cheveux sombres taillés en un carré et ses yeux glacials, presque pâles. Une beauté funeste. Elle incarnait bien cet endroit.

— C'est la capitale, expliqua Béatrice, après avoir suivi le regard de Helmut. La reine réside au sommet de ce plateau.

Le jeune homme acquiesça d'un hochement de tête silencieux.

Que malheur, souffrance et obscurité.

Lina et Jim, eux, se laissaient aller à un autre point de vue. Ils trouvaient dans cet endroit quelque chose d'agréable, d'apaisant et de beau. Il suffisait de lever les yeux vers le plafond de la caverne où s'étirait une nappe colorée ; de les baisser sur cette pelouse légèrement bioluminescente, quand elle se retrouvait prise dans les ténèbres de la nuit. Mais ils ne l'exprimaient pas, soucieux du mal-être de leur compagnon.

Une fois tout le monde reposé, le groupe se remit en route. Helmut marchait aux côtés de Béatrice, quelques mètres derrière Jim et Lina ; par moments, il lui jetait des regards interrogateurs. Il finit par lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres.

— Jim m'a expliqué comment tu as su que nous étions dans la Forêt Géante, pourquoi tu nous cherchais et pourquoi tu nous as aidés ? De ce que j'ai vu et compris depuis mon arrivée ici, j'ai comme l'impression que les gens qui sont de notre côté se comptent sur les doigts d'une main. Tu sais qui aurait pu écrire la lettre ?

— Je n'en ai sincèrement aucune idée, répondit évasivement la jeune femme. C'est peut-être une ombre.

— Aucune idée ? continua-t-il, sans hausser le ton. La lettre était pourtant signée « Votre Compère » ... Pourquoi cette personne t'a signalé notre présence dans ce monde, qu'y aurait-il à gagner en nous aidant ?

— C'est tout le mystère, Helmut. Je n'en sais rien.

— Si cette personne nous a vu, c'était sûrement au village ou aux abords de la forêt... Qu'est-ce qu'une ombre ferait là-bas, si loin de votre bastion ?

— Je n'en ai aucune idée. À vrai dire, étant donné que nous savons que Mathilda et ses patrouilleurs se chargent des transferts et qu'elle est redoutable, envoyer une seule personne au Village de Oudstal, ce serait risquer une vie inutilement. Et puis, si ça avait été une ombre, elle serait venue à votre rencontre pour directement vous emmener au campement. Mais qui sait, une mission a peut-être été lancée sans que je sois au courant, pendant que j'étais dans la Forêt Géante.

Helmut eut un sourire en coin, elle était tombée dans son piège.

— Alors toi, que faisais-tu si loin de ton bastion, en territoire ennemi qui plus est ?

Béatrice se raidit et fuit le regard inquisiteur de son interlocuteur.

— Quelque chose de... personnel.

— Je ne t'accuse de rien, hein ! sourit Helmut, après s'être éclaircie la gorge.

— Un problème ? demanda Jim en faisait volt-face.

— Aucun, répondit spontanément Béatrice.

Helmut laissa son regard glisser sur les plaines infinies, sur les arbres touffus. Il se remémora l'instant où l'ascenseur s'était ouvert, où il avait vu ce ciel, ce monde et ce vieil homme... Cet homme !

— Attendez ! s'exclama-t-il. Lorsque nous sommes arrivés, on a croisé un vieillard ! C'était juste avant le village, dans les plaines qui bordent l'ascenseur ! C'est peut-être lui qui a envoyé la lettre !

— Le vieux monsieur gentil ! nomma Lina.

— Ça se tient ! s'écria Jim.

Béatrice secoua la tête négativement, encore sous le coup de sa discussion avec Helmut.

— Non, soupira-t-elle. Ça veut juste dire que la reine doit déjà être au courant de votre présence à Hamelin. L'oiseau qui m'a envoyé la missive était un corbeau, ce n'est pas un oiseau que l'on trouve partout. Un simple... vieillard, n'aurait pas utilisé ce messager. Et en plus, comment aurait-il pu connaître la position de la cabane ?

Elle s'arrêta et réfléchit.

— Il y a bien un Colombier, une tour où sont élevés et envoyés les oiseaux messagers, mais c'est une propriété de la reine. Jamais un corbeau pourrait être gardé là-dedans, elle ne l'accepterait pas. Non, ce n'était pas lui.

— Alors la reine nous cherche déjà ? demanda Lina, sans la moindre crainte.

— Difficile à dire. Mais de toute façon, avec le bazar qu'on a mis à la mine, si elle n'était pas au courant de votre présence, elle le sera dans les prochains jours. Et elle sera remontée. Un oiseau messager, envoyé depuis la mine, mettra trois jours pour arriver jusqu'à la capitale. D'ici là, avec des montures, nous serons déjà loin, bien avancés sur la route vers du bastion des Ombres. Mais pour ça, il faut qu'on se dépêche d'arriver au village.

Helmut resta muet quant à ses méfiances, il laissa Jim et Lina acquiescer.

Bientôt, la silhouette d'un hameau se dessina au loin. Ils s'arrêtèrent devant une pancarte surmontée d'un petit toit, plantée au beau milieu de la plaine. Là, étaient accrochées différentes feuilles : un avis de recherche au nom de « Fritz Meyer » et deux textes en vers, signés du sceau royal.

— Des poèmes ? s'étonna Lina.

— C'est une des dernières idées de la reine pour montrer sa présence en permanence. Des poèmes, écrits pour remonter le moral de son peuple. Mais ce ne sont pas ces quelques lignes qui nourriront les familles qui habitent ce pays. Et d'ailleurs, ces textes ne leur redonneront pas le sourire, surtout quand ils mettent en lumière tout un tas de point positif imaginaire de son règne. Bref.

Béatrice pointa du doigt quelques arbres.

— Attendez-moi sous ce bosquet, avec vos vêtements vous attireriez l'attention, conseilla-t-elle. Je reviens vite avec des montures. 

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