32. Départ précipité (1/2)

En l'espace de dix minutes, sous les ordres impatients de Béatrice, la cabane fut vidée de ses occupants. Lina ployait sous le poids du grand sac de Helmut, alors que ce dernier, encore boiteux, était soutenu par Jim.

— Dites-moi que c'est pas vrai, suppliait Béatrice. On en a plus... Plus de gomme !

Elle accourut dans le sous-sol où elle ouvrit violemment un tonneau ; du pas de la porte, ses compagnons l'entendirent grogner.

— Les plantes de la réserve n'ont pas assez macérées ! s'énervait-elle en remontant la petite échelle. Il leur faudrait encore trois ou quatre bons jours, pour pouvoir camoufler notre odeur.

Béatrice cracha un juron en marchant autour de la table comme une furie. Elle aurait dû y penser plus tôt, être plus rigoureuse. Forcément, en accueillant ce trio, elle avait épuisé ses réserves plus rapidement que prévu, tout ce temps passé seule dans cette cabane l'avait émoussée. Maintenant, ils étaient en danger.

Elle se sentait prise dans un puissant étau. S'ils restaient dans la cabane, Boris, les gardes de la mine ou les patrouilleurs les débusqueraient ; mais s'ils partaient, alors ils seraient la proie des mimiques.

Jim regardait cette figure de courage et de force être complètement désemparé, son estomac s'en tordait. Elle ne leur avait pas expliqué pourquoi ils devaient partir en urgence, mais à la voir comme ça, il comprenait que c'était grave et ni lui, ni Helmut, ni Lina ne se sentaient de la questionner.

— Peu importe, trancha finalement Béatrice, en remplissant son carquois de flèche aux plumes noires. Nous partons ! Les résidus de la gomme qu'on a gaspillée les jours précédents nous couvriront jusqu'à ce que notre transpiration prenne le dessus...

Elle se coupa elle-même la parole avec un juron.

— Il faudra faire vite, reprit-elle, les sourcils relevés. Avec un peu de chance, les mimiques seront occupés autre part, même si je n'y crois pas trop... Je suis désolé Helmut, mais mal à la jambe ou pas, il va falloir que tu avances !

Le blessé hocha la tête. Son pas branlant était un dernier souvenir de Jack, le souvenir de celui qu'il avait tué. Il acceptait cette sentence de bon cœur.

Alors, quand ils sortirent, ce fut comme s'ils étaient dénudés, comme s'ils avaient oublié de passer une armure qui les avaient fidèlement protégés pendant de longues journées.

En marchant dans la forêt, alors que les visages s'étaient légèrement décontractés, ils laissèrent libre cours à leurs questions.

— On peut savoir ce qui se passe et où on va ? demanda Helmut.

— À l'heure qu'il est, la reine doit savoir où nous sommes. Un de ses... agents est rentré en contact avec Lina, répondit Béatrice, sans même se retourner vers ses interlocuteurs. Il faut qu'on parte d'ici... et au plus vite !

Jim, qui servait de béquille à Helmut, tendit sa main vers la fillette.

— Ce n'est pas ta faute, lui murmura-t-il dans un sourire réconfortant. Tu ne pouvais pas savoir.

— Restez sur vos gardes, conseilla Béatrice. Nous ne sommes pas à l'abri de tomber sur des patrouilleurs, des gardes de la mine ou des soldats de la reine.

— Et les mimiques, ajouta Helmut avec un brin de reproche. Pourquoi tu ne demandes pas l'aide des autres membres du groupe des Ombres ?

— Pour ça, il faut sortir de la forêt. Ici, il n'y a ni monture, ni moyen de communication à notre disposition.

Déjà en tête du groupe, Béatrice accéléra le pas. Quand elle remarqua que ses compagnons peinaient à la suivre, elle soupira et leur dit de l'attendre. En quelques sauts, elle disparut dans les hauts branchages.

— Les copains... chuchota timidement Lina. Boris m'a dit quelque chose de bizarre... Il a dit que j'étais née ici.

Jim et Helmut s'échangèrent un regard.

— Boris... C'est lui l'agent de la reine ?

— Oui. Enfin, c'est ce que dit la méchante. Il chantait la même mélodie que moi...

Jim entonna un dérivé du chant qui l'avait martyrisé quelques soirs à l'hôtel.

— Oui, c'est plus ou moins ça, sourit Lina.

— Mais tes parents habitent bien dans le monde d'en haut, non ? questionna Helmut.

— Oui...

Béatrice reposa pied à terre.

— Tout le monde debout, on repart. Il n'y a rien à signaler sur les prochains mètres.

Alors, ils marchèrent pendant une vingtaine de minutes avant que l'archère ne reparte en repérage. Pendant la pause, Lina ne fut plus le sujet. Jim et Helmut commencèrent à se plaindre de douleurs ou de fatigue – ce qui irrita Béatrice à son retour. Bientôt, le groupe arriva au nid des mimiques.

— On se rapproche de la mine... remarqua Jim.

— C'est le chemin le plus rapide.

— Et si on tombe sur des gardes ?

— Alors, il faudra les éliminer ou passer discrètement. Vaut mieux ça que de passer plus de temps que nécessaire dans ces bois, sans gomme.

La marche repris, mais Helmut resta à l'arrêt.

— Et pourquoi on devrait te faire confiance ? demanda-t-il sèchement.

Béatrice laissa échapper un long et bruyant soupir. C'était le troisième être-d'en-haut qu'elle rencontrait et le troisième à ne pas vouloir lui faire confiance. Décidément, elle ne savait pas s'y prendre. Jim masqua un sourire et leva sa main, faisant signe à son ami de le suivre.

— Tu peux lui faire confiance, crois-moi, sourit-il. Sans elle, chacun de nous serait mort au moins une fois.

— Seulement une fois ? rétorqua la sauveuse.

— Beaucoup trop de fois, concéda Jim.

Helmut rattrapa ses compagnons, en chuchotant un « désolé » qui peina à arriver aux oreilles de la jeune femme, tant il était soufflé faiblement.

À plusieurs mètres d'eux, des lueurs orangées se balançaient de droite à gauche. Béatrice éteignit vivement sa lanterne, fit signe de faire de même avec la lampe torche, avant d'indiquer des fourrés où se cacher. Des gardes passèrent, sans les remarquer. Helmut et Jim étaient cachés derrière le même arbre – terriblement imposant. L'ancien prisonnier sentait son cœur battre à mille à l'heure. Et s'ils le capturaient de nouveau ? Il ne les laisserait pas faire, pas cette fois ! Plutôt mourir ! pensa-t-il.

— Tu penses vraiment que ceux qui ont réussi à s'échapper sont encore en vie ? demanda la voix d'une femme, camouflée sous son casque rouge.

— C'est peu probable, et puis on a compté qu'une dizaine d'évasions, alors même si certains ne se sont pas encore fait attraper par les mimiques ou par les loups, ils ne sont pas plus d'un ou deux.

Un troisième garde restait silencieux. Il balayait du regard les environs, mais dans la faible lumière que dégageait sa lanterne n'était observable que quelques arbres, puis des silhouettes sylvestres avant une obscurité totale. Finalement, il prit la parole :

— Si ça trouve, ils sont tout près. Mais avec ce matériel, bonne chance pour les voir.

Allongées derrière des fourrés, Lina et Béatrice les regardaient s'éloigner. Elles attendirent quelques minutes, que la lueur disparaisse, avant de se relever, suivies de leurs deux compagnons.

— Pourquoi tu souris comme ça, Helmut ? remarqua Lina.

— Ana... Elle est peut-être encore en vie.

— Qui s'est ? demanda Béatrice.

— Une amie. Elle m'a aidé à la mine.

— Comment elle t'a aidé ? s'enquit la jeune femme, en fouillant dans sa besace.

— On aurait dû s'évader ensemble, elle connaissait ces bois. Elle vient elle aussi du monde d'en haut.

— Impossible.

— Impossible ? répéta Helmut.

— Comment pourrait-elle connaître la Forêt Géante alors qu'elle était dans la mine depuis son arrivée ici ?

— Elle a passé six mois à arpenter ce monde.

— Impossible, réitéra Béatrice, cette fois plus sèchement. Nous aurions été au courant. Nous sommes au courant de toutes les arrivées dans ce monde. Nous l'aurions su si une des prisonnières se baladait librement à Hamelin.

— Vous êtes au courant de toutes les arrivées et vous ne faites rien ? s'emporta Helmut. Vous laissez tous ces gens se faire torturer dans la mine ?

Silence.

— Avant, nous essayions de délivrer les être-d'en-hauts avant qu'ils n'arrivent à la mine, mais ça a toujours été un échec. En général, la reine ou Mathilda, sa sœur, boucle toutes les routes jusqu'à la mine par des soldats. Nous ne sommes pas assez nombreux. Se borner à tenter d'attaquer ces cortèges, ça ne sert qu'à remplir les prisons...

— Alors à quoi vous servez ? s'énerva Helmut, en veillant à ne pas trop élever la voix, pour ne pas être entendu des gardes qui venaient de passer.

Un nouveau silence.

— Hé ! Du calme, mon pote, intervint Jim.

— C'est compliqué et je ne serais pas vous l'expliquer... je vais vous emmener au bastion du groupe des ombres, ça sera plus simple.

— Quelqu'un a donné son accord pour ça ? tiqua Helmut.

— Moi, je veux visiter ! Et je veux tout visiter d'ailleurs, s'exclama Lina, en sautillant, pour tenter de détendre l'atmosphère en changeant de sujet. Il y a des endroits beaux par ici ?

Les regards de Béatrice et Helmut se tournèrent vers Jim, sans passer par l'enfant.

— Pour l'instant, on quitte la forêt, dit-il d'une voix aussi intransigeante que possible.

Béatrice soupira et se remit à fouiller dans sa besace. Jim se tourna vers Helmut et lui murmura :

— Ça, c'était, mais vraiment pas cool. Je te rappelle qu'elle t'a sauvé. Elle fait de son mieux.

Béatrice craqua une allumette pour rallumer sa lanterne. Lina s'en approcha, la bouche grande ouverte.

— Tu as ça ? Moi qui pensais que vous viviez comme au Moyen-Age, dit-elle en riant.

La jeune femme souffla sur la flammèche et balança le petit bâton aussi loin que possible pour que l'odeur ne conduise pas les mimiques jusqu'à eux.

— Oui, j'ai cru comprendre que ça vient de la surface, fit Béatrice, encore froide de son altercation. Au bastion, on en a pas mal, de ça et d'autre chose.

Le groupe se remit en marche, mais cette fois, Helmut rejeta gentiment l'aide de Jim. En fin de cortège, il observait ses compagnons. Il eut un flash, une vision. Il se voyait lorsqu'ils étaient entrés pour la première fois dans ces grands bois, tous les trois, unis et heureux d'être avalés par cette végétation.

Ils avaient changé. C'était indéniable. Cette idée le fit tristement sourire.

Sans s'arrêter de marcher, son esprit divaguait. Ana allait-elle bien ? Il se souvint de Jack. Pas de sa mort, mais de la violence et de la peur qu'il lui insufflait. Finalement, l'infirmier lui apparut. Il était debout dans un halo de lumière, comme lors de leur dernière rencontre. Si gentil. Mais sûrement mort.

Cette idée lui fit couler une larme, ou peut-être était-ce le souvenir du regard glacial de Ana.

Sans transition, son esprit retourna auprès de l'infirmier. Comment cet homme pouvait autant se manifester dans sa tête, alors qu'ils avaient si peu discuté ? C'est alors que Helmut se souvint d'une connerie – comme disait sa mère – qu'il avait lu sur internet. Des personnes, qu'on n'avait jamais vues, ni rencontrées, pouvaient nous sembler proches en l'espace d'un regard. Cela arrivait quand deux âmes étaient liées.

Oui, des conneries, pensa le jeune homme dans un soupir. Maman avait raison, comme toujours.

De nouvelles lueurs vacillèrent à l'horizon. Trois nouveaux gardes passèrent, sans remarquer le groupe qui s'était caché dans les bois environnants.

*

Après de bonnes heures de marche, rythmés par le passage de gardes, desquels il fallait se cacher, et les hurlements de loup, toujours loin – sûrement eux aussi camouflés, peureux d'être chassés. Les feuillages se clairsemèrent signe que la sortie de la forêt approchait. Le ciel nocturne s'éclaircissait petit à petit, l'aube approchait. Cette visibilité nouvelle fut accompagnée d'une malchance insensée.

À quelques mètres de là, se tenaient les deux patrouilleurs que Béatrice et Jim avaient rencontrés. Un troisième, qui astiquait son arbalète, les avait rejoints ; sa corpulence trahissait son jeune âge. Ils discutaient tranquillement, assis contre des arbres, leurs armes en main, le visage sous leurs grandes capuches.

Là, pris comme des cerfs entre des phares, les yeux ronds, Helmut et les siens s'immobilisèrent.

Les regards se croisèrent. Tout se passa en quelques secondes. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top