31. Plus jamais le même
Du sang, du sang, toujours plus de sang !
Le chaud fluide écarlate éclaboussait le visage de Helmut alors que, machinalement, sa pioche s'abattait sur le corps déjà inanimé de Jack.
Tout autour n'était plus qu'obscurité.
Cette vision d'horreur était la seule chose à observer. Du sang, du sang, encore plus de sang.
*
Helmut se réveilla en sueur dans la cabane, Lina se tenait à ses côtés, elle regardait Jim et Béatrice se disputer. Averti par les halètements, la fillette se retourna.
— Helmuuuuuut ! s'écria-t-elle en le prenant dans ses bras. Je croyais que tu étais mort !
Le jeune homme sourit, il se sentait plutôt bien. En tout cas, nettement mieux que dans la mine.
— Enfin réveillé ? s'enquit Jim en approchant.
— J'ai dormi combien de temps ?
— Deux jours, répondit la fillette.
— Oui, deux jours... acquiesça Jim. Mais tu t'es réveillé entre temps, enfin t'étais encore à moitié endormi. Tu ne nous répondais pas, mais tu parlais tout seul... D'un certain Jack. C'était franchement flippant.
Helmut écarta une grosse couette sous laquelle il étouffait.
— Salut, moi c'est Béatrice, fit cette dernière en levant la main, assise à l'autre bout de la pièce, à table.
Helmut sourit. Il l'avait aperçu pendant sa fuite, dans les arbres.
— Merci, dit-il simplement.
— Pas de problème ! répondit la jeune femme en retournant à ses écrits. Si tu vas mieux, nous partirons dès ce soir.
— Je ne suis pas sûr de pouvoir marcher... vite.
— Laissons-le se reposer un peu, intervint Jim.
— Comme vous le sentez, mais il ne faut pas traîner, les gardes nous cherchent sûrement et s'ils viennent à faire équipe avec les patrouilleurs, on sera fichus. Si on ne part pas ce soir, ça sera demain matin.
— Ils savent où est la cabane ? Je croyais que son emplacement était un secret du groupe des ombres.
— Son emplacement est un secret des ombres et la forêt est vaste, mais ils finiront par nous tomber dessus, tôt ou tard. Surtout les patrouilleurs.
— Les patrouilleurs ? répéta Helmut, son esprit encore divaguant.
— Oui. Je laisse tes amis t'expliquer. Je vais nous chercher à manger.
Alors, Béatrice déplaça la table, ouvrit la trappe menant au sous-sol et s'y laissa glisser.
— Elle a un petit côté commanditaire et froid, mais tu verras, quand on la connaît un peu... Enfin quand on a bien creusé... on finit par la trouver assez cool, fit Jim pour Helmut, dans un sourire.
— C'est une méchante, chuchota Lina. Sûrement une sorcière... peut-être une démone... Mais je suis sûr qu'on peut la faire devenir gentille.
— T'abuses un peu, ricana Jim. Elle nous a sauvés pas mal de fois quand même
Helmut les regardait rire en silence, il souriait avec eux. Il était bien là, en leur compagnie. Les lueurs du feu, seule source de lumière dans cette petite cabane, faisaient ressortir les cloques sur ses mains, traces de l'éreintant travail de mineur. Il les contempla longuement. Puis, il détourna les yeux et l'image de son tortionnaire lui revint en mémoire, d'abord en vie, finalement raide mort.
Je suis un meurtrier, se tortura-t-il l'esprit.
Oui. Il était devenu un meurtrier, une énième lame de la vengeance. Une lame déjà émoussée.
Sur l'instant, le châtiment qu'il avait affligé lui avait fait du bien ; mais maintenant, la simple pensée de cette scène lui donnait des nausées.
Était-ce réellement moi ? Je ne me contrôlais pas, je ne pensais pas... Il posa une main sur son visage et soupira. Oui... C'était moi... Ce tourment n'était qu'un mécanisme de défense : mettre la faute sur un autre, et en l'absence de coupable, en inventer un.
Finalement, c'était bien Helmut qui avait tué. Quelque chose en lui avait déraillé, un engrenage avait sauté. La machine humaine ne tournait plus rond.
Tant bien que mal, il refoula les images de ce cauchemar trop réel. Et c'est l'infirmier qui lui apparut. Ce visage rond, ce monocle, cette petite carrure. La bonhomie humaine. Lui, qui avait dédié son existence à aider les autres... Est-il encore en vie ?
— Tu m'entends ? s'exclama Lina, en s'agitant dans le champ de vision du jeune torturé.
Sous les regards emplis d'un mélange de tristesse et de compassion de ses amis, Helmut se recroquevilla en forçant un sourire.
— Alors, qui sont ces patrouilleurs ? demanda-t-il. Et Béatrice, pourquoi nous aide-t-elle ?
Jim se chargea de faire un résumé clair et concis, accompagné de quelques commentaires – pertinents ou non – de Lina.
— En gros, on est poursuivi par Bloup, la reine, des patrouilles à la botte de la famille royale, les gardes de la mine et des mimiques ? comprit Helmut en se rallongeant, les mains sur son front, comme si toutes ces informations lui avaient éveillé une migraine fiévreuse.
Il eut un ricanement avant de reprendre avec une étrange légèreté :
— Vous pensez vraiment qu'on va s'en tirer ? On est foutus !
— Tu oublies un détail ! intervint fièrement Jim, l'index levé. On est avec le groupe des ombres !
— On ne connaît rien d'eux, souffla Helmut. Rien ne nous dit qu'ils sont réellement de notre côté... J'ai l'impression qu'ici tout n'est que ruse et tromperie ! Il n'y a qu'à voir le décor, il est accueillant et merveilleux, tout ça pour nous attirer et mieux nous dévorer !
— Super, m'sieur le pessimiste !
— Réaliste, nuance.
Jim se releva et approcha une chaise de son ami, où il s'assit.
— Tu m'avais manqué, sourit-il.
Lina compléta cette déclaration par un immense sourire, qui dévoila toutes ses dents.
— Vous aussi... Vous aussi, répondit Helmut, la voix soudainement lasse.
Béatrice remonta avec des fruits et de la viande sèche qu'elle laissa tomber sur la table. Les laisser seuls pour leur retrouvaille lui semblait être une bonne idée, mais avoir de l'intimité dans cette petite cabane était presque mission impossible, elle avait mis aussi longtemps que possible.
Comme à son habitude, Lina fut la première à s'élancer sur la nourriture. Jim à sa suite, amena une pomme et de la viande, qu'il n'aurait su identifier, à Helmut. Ce dernier fut le centre d'une ronde humaine.
— Je ne pensais pas qu'il y avait ce genre de fruit dans cette forêt, songea-t-il, la pomme en face des yeux.
— Il y a les mêmes à la surface ? demanda Béatrice.
— Oui, songea Jim. C'est étonnant que les mêmes choses poussent ici, surtout dans une forêt avec des arbres si grands.
— Ils auraient dû être géants les fruits ! s'exclama Lina en ouvrant grand les bras.
— Et la faune ? demanda Helmut. Quels genres d'êtres-vivants vivent ici ?
— Des mimiques, des loups, des cerfs, des rapaces, des poissons. Ce genre de choses, expliqua Béatrice en croquant dans un fruit.
— Les mêmes qu'à la surface, conclut Jim.
— Il y a des voitures dans ce monde ? interrogea Lina, après être arrivée au trognon de sa pomme.
À l'écoute du mot « voiture », le visage de Béatrice s'illumina, elle se mit à battre des pieds d'excitation. En un quart de seconde, elle avait perdu tout le sérieux et la dureté qui lui donnait tant de charisme.
— J'ai entendu dire qu'à la surface, tout le monde a des voitures ! Comment c'est ? Vous en avez déjà conduit ? Ça fait quel effet ?
— Moi, j'ai mon permis ! répondit fièrement Jim. Je conduis beaucoup et je suis plutôt bon pilote !
L'archère se pencha vers lui.
— Toi ? Sérieusement ? Tu remontes dans mon estime !
— Pourquoi ça t'étonne ? se renfrogna le plutôt-bon-pilote
— On ne peut pas dire que tu sois bien doué.
— Je t'ai sauvé la vie contre les patrouilleurs ! T'as déjà oublié ?
— Mouais... Je t'avais sauvé avant !
Et le groupe d'amis éclata de rire. Les trois être-d'en-hauts nourrirent la curiosité de Béatrice. Ils lui racontèrent les merveilles de notre monde et sa grandeur, en omettant ses côtés détestables.
*
Quelques heures plus tard, alors que le calme était retombé, que les pensées de Helmut l'avaient ramené dans la mine, Jim murmura à Béatrice :
— Quelque chose cloche... Il n'est plus comme avant...
— Il a été enfermé et mal traité. Il ne sera plus jamais comme avant.
Lina tenta de se rapprocher discrètement d'eux, l'oreille tendue.
— Accompagne-moi, gamine, lui sourit Béatrice, qui ne se laissa pas duper par cette piètre tentative d'espionnage.
— On va chasser les méchants ? s'exclama la fillette.
— Presque ! On va faire du repérage. Comme ça, demain, on aura un chemin sûr pour quitter la forêt !
— T'es plus méchante ?
— Je ne l'ai jamais été, soupira Béatrice.
La jeune femme ouvrit un flacon de gomme pour en humecter Lina. Elle ne comptait pas chercher un chemin, ni même essayer de repérer où étaient les patrouilleurs et les gardes de la mine ; emmener une enfant pour ça serait trop risqué. Elle voulait simplement minimiser les problèmes qui pourraient survenir ; et la fougue de la fillette en était un. Sortir avec elle maintenant et en l'encadrant devait permettre à l'enfant de se tenir tranquille jusqu'à ce qu'ils quittent cette dangereuse forêt.
Une fois préparées, elles quittèrent la cabane. Lina veilla à maintenir un bon mètre de distance, encore légèrement douteuse de la gentillesse de Béatrice.
Helmut ne remarqua pas leur départ, ses yeux étaient ancrés dans le vide. Jim le regarda un moment, il avait pitié de lui.
Lui, qui avait agi comme un héros à l'hôtel, comme un homme sans peur ; lui, qui l'avait sauvé. Mais cinq jours dans l'enfer de la mine avaient balayé tout ça.
Jim approcha, s'assit à même le sol, à côté de cet être tourmenté. Son ami ne bougea pas d'une oreille. Cet immobilisme avait quelque chose d'effrayant. Alors, pour signaler sa présence, il se positionna en face, entre Helmut et le feu. Son corps projeta une gigantesque ombre sur la moitié de la cabane.
— Tu sais... heu... par apport à ce qui s'est passé dans la mine... enfin tu sais quand je suis arrivé...
— Je l'ai tué, le coupa Helmut d'une voix étranglée. J'ai tué un homme.
— J'imagine qu'il y avait une raison.
— Aucune. Pas la moindre. Il était là, sans défense. Je l'ai tué.
Jim eut un mouvement de recul, qui ne fut pas remarqué.
— Tu l'as tué... sans raison ?
— Il m'avait battu, encore et encore. Il a tué une personne qui m'avait aidée, parce que j'avais refusé de lui dire où vous étiez, toi et Lina. C'était un monstre... Je suis comme lui maintenant.
Sur ce constat, Helmut se recroquevilla et s'agita dans un sanglot muet. Jim prit un certain temps avant de répondre.
— J'ai planté un couteau sur un patrouilleur et c'est moi qui ai fait venir les mimiques... Si nous avons fait ce que nous avons fait, c'est parce que nous n'avions pas le choix. Tu essayais simplement de survivre. Il faut avancer avec nos actions passées, bonnes ou mauvaises...
Plus Jim avançait dans son sermon, plus il avait l'impression d'écouter son père, avec l'éloquence en moins.
— Ça ne sert à rien de pleurer, continuait-il. L'homme que tu as... que tu as tué, se doutait bien de ce qu'il encourait. Et puis, il était déjà à moitié mort, je l'ai vu... Enfin ce n'est pas une raison, mais tu n'étais pas toi-même. Ce n'était pas vraiment toi...
Helmut fixait le monologueur. Il s'imprégnait de ses paroles, tentait de s'en forger un coffre où enfermer ses pensées et ce mauvais souvenir. Cette protection était encore fragile, mais avec le temps, elle se durcirait. Il voulait s'en persuader.
— Merci, répondit-il finalement. Merci. Merci pour tout.
Jim hocha la tête dans un semblant de sourire, il aurait lui aussi voulu le remercier. Le remercier de l'avoir sauvé, d'avoir été fait prisonnier de la mine à sa place, d'avoir enduré ce cauchemar. Mais aucun mot ne sortit ; sa gorge était nouée par l'émotion. Il tourna le dos et essuya quelques larmes.
Un homme ne pleure pas, se contint-il.
*
— Tu n'enlèves pas ton bandage ? demanda Béatrice en désignant le front de Lina.
— Non. Je l'aime bien, ça me donne un côté aventurière.
— Je n'ai toujours pas eu le droit à un merci pour ça.
Lina tira la langue. Il y eut un blanc. Béatrice se mit en quête de quelque chose à regarder, pour camoufler la gêne qui la gagnait.
Décidemment, nous ne sommes pas faits pour nous entendre, pensa-t-elle.
Le silence ne semblait pas déranger Lina, au contraire. Elle se mit à fredonner la comptine apprise de la bouche de son père et pour la première fois, elle y ajouta quelques paroles qu'elle avait entendues de Boris – ou en tout cas, des paroles qui y ressemblaient. Les premières notes, Béatrice ni prêta pas attention, mais petit à petit, elle la reconnut. Alors, elle s'arrêta net et posa un genou au sol pour être à hauteur de l'enfant, son visage s'était bloqué dans un rictus de terreur.
— Où as-tu appris ça ? s'exclama-t-elle.
Lina ouvrit de grands yeux, ses méninges se mirent à tourner à toute allure. Elle ne devait pas dire que Bloup était son père, ça non, hors de question ! Et Boris lui avait demandé de... Malheureusement, sa langue se mit en marche avant la fin de ses réflexions.
— C'est Boris, je l'ai rencontré avant-hier, au...
Elle n'eut pas le temps de finir que Béatrice s'était relevée. Elle scruta les branchages avec gravité. Lina recula précipitamment, elle commençait à avoir peur de ce soudain changement de comportement. Avait-elle fait quelque chose de mal ? Dit quelque chose qu'il ne fallait pas ?
La jeune femme dégaina son épée dans un tintement métallique qui fit sursauter la fillette. Et la seconde d'après, elle l'entrainait par la main en direction de la cabane.
— Il faut vite rentrer, prévenir les autres ! Nous ne sommes plus en sécurité !
Lina eut du mal à demander la cause de cette si grande peur, tant elle peinait à suivre le rythme.
— Qu'est-ce qu'il y a ? parvint-elle à articuler entre deux souffles saccadés.
— Je ne connais qu'un seul Boris capable de survivre seul dans ces bois... et il a trahi les ombres... Il s'est rallié à la reine !
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