3. Un repos bien mérité
— Là, tu as toutes les chambres, celle-ci c'est la tienne, expliquait Jim en tapotant sur la porte où était gravé un « sept ». Au fond à droite, il y a des salles réservées au personnel, elles sont indiquées par un petit panneau : vestiaire, laverie, etc...
Dans le couloir qui faisait suite à la grande salle, Helmut écoutait silencieusement la visite qui lui était offerte. Finalement, ils arrivèrent devant un escalier en bois où une plaque indiquait l'interdiction de monter.
— En haut, ce sont les quartiers du patron, indiqua celui qui s'était fait guide.
— Interdit d'accès, c'est ça ?
— Exact. Même moi je n'ai pas le droit, il n'y a que Bloup et les employés zombies qui y sont autorisés.
Une épaisse pénombre régnait sur le second étage.
— Tu sais ce qu'il s'y trouve ? demanda Helmut sans lâcher des yeux l'obscurité ambiante.
Jim suivit son regard, s'assura que personne ne les écoutait.
— Aucune idée, avoua-t-il dans un murmure, mais ça me fout les jetons.
— Je suis sûr qu'en haut se trouvent les réponses, songea Helmut pour lui-même.
— Il y a de grandes chances, oui. Mais j'ai pas envie de me retrouver seul avec Bloup, à l'étage.
— Moi non plus...
Helmut laissa glisser son doigt sur le mur légèrement crépi. Le couloir arborait de belles teintes cramoisies, contrastées par un blanc crème sur les portes, le sol et le plafond. Il s'arrêta pour observer quelques tableaux fixés ci et là. La plupart représentaient des paysages fantaisistes, généralement de nuit. Il y avait ce désert au sable rouge où des silhouettes se formaient au-devant d'un ciel étrangement violacé, cette ville médiévale dressée sur un plateau montagneux. Mais il y avait surtout ce grand tableau au pied du second étage, qui s'élevait sur plusieurs mètres, représentant un garçon bourru assis sur un pic rocheux, dans une forêt aux arbres géants. Il avait le visage entre les mains, se morfondait devant une lune parfaitement ronde. Plus bas, une jeune fille écartait les bras, observait les complaintes silencieuses de l'adolescent, tentait de le réconforter. Elle était au centre de la lueur nocturne. Helmut se surprit à imaginer la suite de cette scène : le garçon relevait la tête, redevenait heureux. Ce ne pouvait qu'être ça. Elle, cet être mis en lumière, lui avait forcément remonté le moral. Il n'y voyait rien d'autre.
— Je trouve aussi que c'est magnifique, murmura Jim.
Helmut lui tendit un sourire. Il aimait de plus en plus cet endroit. La crainte l'avait complétement quitté. Tous ces mystères l'amusaient.
— Tu aurais un chargeur de téléphone ? demanda-t-il.
— Quel genre ? s'enquit Jim en tournant les talons jusqu'à la porte numéro 7.
Helmut lui fit signe d'attendre et entra dans la chambre. Elle était spacieuse, presque plus grande que son petit studio. Face à lui, un grand lit drapé n'attendait plus que son heureux hôte. Le jeune homme soupira de dégoût à la vue des murs violets pâles. Il saisit son sac posé au milieu de la pièce et en sortit son téléphone. Il montra la forme du port USB à Jim.
— Je te ramène ça ! répondit ce dernier avant de rentrer dans une des pièces du couloir, juste avant celles réservées au personnel.
Helmut se retourna vers sa chambre, émerveillé. Ça lui changeait de la forêt. À droite de l'entrée, il ouvrit une porte donnant sur une salle de bain et des toilettes. Un mouvement de recul, les larmes lui montèrent. Plus besoin de se laver dans un lac atrocement froid, l'eau chaude était là ! Il referma lentement, en observant allègrement son précieux trésor. Bientôt, se promit-il. Bientôt. Il s'approcha de son lit, deuxième moment bonheur. Mais à la vue d'une lampe de chevet rose sur la table de nuit, une grimace remplaça son air satisfait. Du violet et du rose... Il repensa au costume rouge de Bloup et aux tabliers des employés. Il était à deux doigts de postuler comme décorateur pour arranger l'apparence de cet établissement.
L'inspection terminée, Helmut s'assis sur une chaise posée dans un coin et repensa au second étage. Il le considérait déjà comme le havre des réponses aux énigmes posées par cet hôtel. Il revit le visage de Bloup et ressentit la douleur à l'épaule que lui avait provoquée sa tape amicale. Jim avait raison, monter là-haut, seul, était sûrement une mauvaise idée. Mais à deux... Un long bâillement coupa ses réflexions. Il leva la tête vers son lit, la tourna vers la douche.
Quand Jim entra, un chargeur entre les mains, il fut surpris, presque effrayé de voir Helmut ainsi, le regard détaché, un immense sourire sur les lèvres et une larme glissant sur la joue.
— Tout va bien ?
Le questionné sorti de sa rêverie, se rendit compte que le luxe de cet hôtel – soit une baignoire et un matelas – le faisait pleurer. Il s'essuya le visage d'un revers de manche.
— Oui... Oui.
Jim le fixa avec de grands yeux, regarda la porte à sa droite et le grand lit. Il ria.
— Pas facile la vie dans la forêt ! comprit-il.
Helmut pouffa et prit le chargeur qui lui était tendu.
— Merci.
— Repose toi bien ! fit Jim en fermant la porte.
Il la rouvrit presque aussitôt, glissant timidement sa tête dans l'entrebâillement.
— Le dîner est servi à 21 heures.
*
Les oignons étaient frénétiquement émincés. Le mouvement vif d'un couteau de cuisine les mêla aux morceaux de carottes à la périphérie du plan de travail. Une tomate subit le même sort, à la même vitesse, avec la même aisance. Jim faisait ces découpes mécaniquement, son esprit était ailleurs.
— Un plan de travail toujours propre ! s'exclama Bloup dans son dos.
Le cuisinier sursauta, manquant de se couper les doigts.
— Vous avez besoin d'aide ? demanda-t-il sans lâcher des yeux ses légumes.
— Aucunement. Je suis simplement venu voir comment tu te débrouilles.
Jim se saisit d'une pomme de terre qu'il se mit à éplucher.
— Plutôt bien, monsieur, sourit-il.
Le patron s'étendit de tout son long vers la casserole où se mélangeait les aliments.
— Toujours aussi propre. Toujours aussi bien coupé. Je n'ai toujours rien à dire... Quoi que ! Pas de « monsieur », ça me met mal à l'aise !
Jim dut se faire violence pour s'empêcher de pouffer. La façon qu'avait cet homme de se tenir, de parler, de se mouvoir, il ne pouvait s'empêcher d'en rire. Même si en réalité, il en avait peur.
Bloup parcourut la grande cuisine, longea un couloir d'étagères rempli de bocaux et de vaisselle, il laissa glisser son regard sur les nombreuses plaques de cuisson.
— Vous ne trouverez rien. C'est nickel par ici ! Vos employés font du bon boulot.
Le patron se retourna, un immense sourire sur le visage. Cette expression était celle que Jim craignait le plus. Il ne voyait aucune sincérité dans ces plis amicaux.
— Je vous fais confiance, je n'embauche pas n'importe qui, après tout !
Bloup ouvrit un grand frigo, poussa un petit pack de yaourt pour enfant et prit une bouteille d'eau en verre. La présence de ces desserts était un énième mystère que le cuisinier n'avait pas réussi à élucider, il était difficile d'imaginer que c'était le péché mignon d'un tel colosse.
Il prit un verre sur une étagère, le remplit pour le vider d'une gorgée. La résonance de son œsophage fit trembler Jim, qui s'immobilisa la main au-dessus de sa casserole.
Bloup s'approcha et lui tapota l'épaule.
— Tu as de l'avenir dans la cuisine. Tu te débrouilles bien.
Jim soupira. Il avait mal.
Ici, rien n'avait de sens. Comment un si bel hôtel pouvait se trouver perdu dans les bois ? Comment un patron si aimable pouvait être bizarre, effrayant et gentil à la fois ?
Il se remit au travail. Les réponses ne tomberaient pas du ciel, il le savait. Il devait les chercher.
*
Après avoir pris sa douche, Helmut s'observa dans le miroir. Il n'avait pas tant maigri, avait trouvé refuge à temps, avant que son corps ne subisse les dégâts de sa sous-alimentation. Il avait perdu un peu de muscle et de graisse, mais rien de flagrant. Il avait toujours été fin, affûté.
Enroulé dans un peignoir blanc, il hésita à se glisser sous sa couette, mais douteux de sa capacité à se réveiller pour assister au dîner, il choisit judicieusement la dureté de la chaise. C'est alors que l'on toqua tout doucement à la porte.
— Je viens pour le linge, expliqua une employée d'une voix enrouée, monocorde et lente.
Helmut vit le panier qu'elle tenait entre ses mains et sans demander quand on lui rapporterait, donna tous ses vêtements par politesse. En relevant les yeux, il se sentit obligé d'analyser celle qui se trouvait devant lui. Il le fit avec horreur. Comme tous les zombies de Bloup, ses traits étaient profondément creusés à la limite du squelettique, mais un conglomérat de rides dessiné autour de sa bouche et sur son front, donnait un peu de relief. Il y avait aussi cette peau anormalement grise dont la cause, si elle n'était pas génétique, demeurait inconnue. Mais surtout cette expression terrifiante, ce regard constamment perdu entre l'effroi et la surprise. Ses yeux exorbités, atrocement ronds. Impossible de donner un âge à cette femme, ou à cette créature, elle pouvait très bien avoir vingt comme cent ans.
— Je vous les remettrais avant le dîner, précisa la responsable de la lessive en se retournant lentement.
Helmut frissonna en refermant la porte, il ne savait choisir entre « génial » ou « morbide » pour qualifier cet endroit. Il opta pour une morbidité géniale. Cet hôtel avait un quelque chose d'étrange, de magique. Ça lui plaisait.
Le jeune homme alluma son téléphone qui s'ouvrit sur une photo de lui entre ses deux parents. Il sourit tristement, puis dirigea son regard vers l'heure : 15 h 24. J'espère qu'on va me ramener mes vêtements à temps pour aller manger, pensa-t-il hébété. Enfin, un problème à la fois. Si je résume les mystères qui se posent : j'ai une forêt étrange, un trou énorme, un hôtel, des employés et un gérant flippant au milieu de nulle part... et plus de vêtements. Helmut bâilla au vu de la charge d'énigmes à résoudre.
En un rien de temps, malgré le poids des réflexions, il s'endormit sur sa chaise.
Quelques heures plus tard, alors que le soleil commençait à se perdre derrière les hauts arbres, Helmut se réveilla en sursaut, sous les violentes vibrations de la porte. Il ouvrit, l'esprit encore embrumé.
— J'espère que je ne t'ai pas réveillé, s'excusa Bloup avec un grand sourire à la vue des yeux encore mi-clos du jeune homme. Je t'ai rapporté tes vêtements.
— Non, pas de problème. Heureusement que la porte est solide.
Le patron s'esclaffa.
Une fois Helmut changé, ils rejoignirent l'immense salle commune. Les employés au teint grisé y faisaient des aller-retours pour ramener les plats. Une fois leur travail terminé, ils s'asseyaient pour manger, sans attendre leurs collègues encore occupés. Jim était déjà là, isolé des autres, à l'extrémité d'une des longues tables en bois, qui s'étendait tout le long de la salle. Trois étaient disposées parallèlement de part et d'autre, pour former une allée de la porte d'entrée jusqu'à l'issue menant au couloir et aux chambres.
— Tu manges toujours tout seul ? lui demanda Helmut en s'asseyant à côté, suivi de Bloup.
— Mes employés ne sont... Comment dire ? réfléchi le patron. Pas très sociables.
— C'est le moins que l'on puisse dire ! ria le cuisinier. Tu t'es bien reposé ?
— Pas vraiment. Mais j'ai pris une bonne douche, et ça, ça vaut tout l'or du monde.
— Tu te lavais comment dans la forêt ? Tu te lavais, hein ? demanda Jim éberlué.
Bloup rit à gorge déployée, lui aussi curieux de connaître la réponse.
— Dans les lacs et sous la pluie.
Jim manqua de s'étouffer. Son patron lui mit de grosses claques dans le dos, qui lui firent plus de mal que de bien.
— Dans les lacs ? T'es un grand malade ! Il doit y avoir de sacrées maladies là-dedans avec toute la pollution.
— Nous sommes dans la dernière forêt primaire allemande. Beaucoup ont peur de s'y aventurer, de s'y perdre. Il n'y a pas d'humains dans ces bois, donc pas de pollution.
Helmut se tut quelques instants et regarda autour de lui
— Enfin, pas d'humain sauf vous, rectifia-t-il.
Deux employés ramenèrent lentement un grand plat et de la vaisselle.
— Ah ! Voilà les miracles culinaires de notre bon vieux Jimmy ! s'exclama Bloup.
Alors que le cuisinier se perdait en remerciement, embarrassé d'être servi, Helmut observait la grande salle du coin de l'œil. Les employés, leurs apparences cadavériques et leurs lenteurs paranormales. Il avala une carotte avant de s'éclaircir la gorge.
— Pourquoi tous ces gens sont... si lent et gris ?
Le patron ne parut pas surpris par cette question. Dans un murmure, il se confia aux jeunes hommes.
— Je n'en ai aucune idée, figurez-vous que je me pose la même question depuis des années.
Alors, il éclata en fou rire sous les regards médusés de ses deux interlocuteurs. Jim fut parcouru par un frisson, il devait forcément savoir ce qui leur était arrivé et s'il le cachait, c'était sûrement qu'il en était à l'origine.
Un employé, qui s'était approché lentement et silencieusement, se pencha vers Bloup et lui murmura quelque chose à l'oreille.
— Je vais devoir vous laisser, annonça ce dernier dans un sourire désolé. Une affaire à régler.
Alors, il disparut dans l'obscurité du couloir.
Jim regarda, pendant quelques longues minutes, l'employé aller se rasseoir avant de se tourner vers Helmut.
— Je suis étonné que tu aies demandé pourquoi ces gens sont comme ça.
— Tu ne l'as jamais fait ?
— Non. Je ne le sens pas ce type, ni cet endroit, expliqua-t-il dans un chuchotement pour être certain que personne ne l'entende.
Helmut arqua un sourcil.
— Il est vrai qu'au premier abord, Bloup est flippant, mais il est plutôt cool, non ?
— J'sais pas trop, répondit simplement Jim. Tu as déjà entendu parler de H. H. Holmes et son hôtel ?
Il n'attendit pas la réponse négative de Helmut pour lui expliquer.
— C'est le premier tueur en série Américain. Il tuait ses victimes dans son hôtel et devine quoi, il les choisissait parmi ses employés et ses clients, ce grand malade ! Figure-toi que son hôtel je l'imagine comme celui-ci. Trop grand et luxueux pour être vide. Il y a forcément un truc qui cloche.
— T'essayes de faire peur au seul client qui goûte ta cuisine, là ? ricana Helmut.
Jim pouffa en ravalant ses doutes et ses craintes. Il finit les quelques légumes dans son assiette.
— Tu sais avec quoi tous ces employés sont payés ? chuchota Helmut.
— Aucune idée. Je n'ai pas encore reçu ma paie. Mais j'imagine que Bloup est riche, répondit Jim, le visage assombri par le doute.
— T'inquiète on va bien finir par comprendre ce qui se trame ici ! Et tu seras payé !
Le cuisinier sourit, peu convaincu.
— Va te coucher, mon pote, dit-il en se levant. Profite de ta fatigue pour t'endormir.
Ces quelques mots firent émerger un bâillement dans la bouche de Helmut.
— C'est-à-dire ? demanda-t-il intrigué par la tournure de phrase.
— Que tu devrais aller dormir, simplifia brusquement Jim pour cacher l'effrayante vérité.
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