28. La clé de tout

Lina était assise dans la cabane, devant le feu crépitant, cerné par de grosses pierres. Elle rêvassait, ou plutôt s'ennuyait. Elle savait que si Jim lui avait demandé de rester à l'abri, c'était pour la protéger, mais elle était certaine de ne pas en avoir besoin. Elle n'avait pas vu la mine, ni les mimiques.

Elle se leva pour se rapprocher de la table. Elle avait l'habitude de partir seule en forêt et ces bois n'étaient pas si différents de ceux qu'elle connaissait. Finalement, ce n'était toujours que des arbres, des buissons et de l'herbe. Alors, elle prit une flèche dans le grand carquois, posé contre le mur, dans un coin de la pièce. Avec ça, je suis en sécurité ! pensa-t-elle.

Lina se souvint de la chute qui lui avait valu plusieurs heures d'inconscience. « Les erreurs, il ne faut les faire qu'une fois, surtout pas deux. Parce que jamais deux sans trois ! » lui répétait souvent Bloup. Alors, pour remédier à l'obscurité de la forêt géante, elle prit une bûche et mit son extrémité dans les flammes. Ça lui fit une torche. Elle se remit de la gomme, bien qu'elle s'en était déjà humectée comme lui avait demandé Béatrice.

Ainsi équipée, la fillette s'aventura seule dans les bois, sans penser à un problème essentiel : comment retrouver la cabane, une fois qu'elle en serait éloignée ?

Le sourire aux lèvres, le pas sautillant, elle s'enfonçait entre les grands arbres. C'était pour ça qu'elle voulait quitter sa demeure et son père, pour des vadrouilles solitaires, ou accompagnées de Jim et Helmut – seulement eux, surtout pas la méchante Béatrice. Bientôt, ils seraient enfin réunis. Mais elle voulait participer à l'évasion.

— Hé ho ! Jim ? appelait-elle.

Seul le bruissement des feuilles mortes sur lesquelles elle marchait lui répondit. Elle prit peur. Elle entonna, dans un murmure, son chant envoûteur, plus proche d'une comptine d'ailleurs. Et elle marcha, sans savoir où.

Lina avait les yeux rivés vers les hauts-bois. Si grand comparé à elle. Ici, tout était géant et effrayant. Elle adorait !

Bientôt, elle entendit une voix grave mais mélodieuse, un chantonnement s'élevait. Elle s'arrêta net. C'était exactement la même mélodie que lui chantait sa mère, lorsqu'elle n'était qu'un nourrisson, puis Bloup, lorsqu'elle était enfant. Le même qu'elle chantait ses soirs de balades secrètes à l'hôtel et lorsque la peur la prenait, comme là. Ni son père, ni elle ne connaissait les paroles, mais l'air était le même.

Lina se laissa porter par la voix, jusqu'au lac. Elle se cacha derrière les derniers arbres. Une puissante brise vint lui fouetter le visage et faire vaciller la flamme de sa torche, qui mangeait de plus le bois, se rapprochant dangereusement de sa main. Elle ne broncha pas, restant là, l'oreille tendue à la mélodie. Par moments, le chanteur articulait des phrases rythmées, dévoilant quelques paroles de la comptine :

...

Il a été rejeté, banni et volé...

...

Il a pourtant aidé, prit et s'est sauvé...

...

...

...

Souviens-toi mon enfant, ils reviendront... Ils aideront tous ceux qu'ils croiseront !

...

...

Les être-d'en-hauts sont bons, autant qu'ils pourront, ils t'aimeront.

Obnubilée, Lina ne s'était pas plaquée contre l'arbre. Quand le chanteur se tourna, elle sursauta.

— Qui est là ? appela la silhouette au loin.

— Personne, répondit instinctivement Lina.

Constatant que le « personne » tenait une torche et ne voulait pas se montrer, le chanteur accourut vers l'arbre. Il soupira de soulagement en voyant qu'il ne s'agissait que d'une enfant.

— Tu m'as fait peur, fit-il.

— Vous aussi, d'abord !

Sans se soucier davantage de l'oreille espionne, la silhouette retourna près du lac et reprit ses ablutions. Lina ne le lâcha pas des yeux, sa flèche-poignard bien enserrée dans sa main.

— Retourne chez toi petite, c'est dangereux par ici.

— Ce que vous chantiez... c'était quoi ? demanda-t-elle en s'approchant lentement.

L'homme s'immobilisa, les mains pleines d'eau et tourna la tête vers Lina. Il fit deux pas en arrière, ramassa quelque chose par terre, que l'enfant ne put voir, et avança vers elle d'un pas tranquille. Il prit la torche des mains de la fillette, embrasa une brindille avec, qu'il utilisa pour allumer une lanterne similaire à celle de Béatrice et balança le bout de bois à demi enflammé dans le lac.

— C'est dangereux, expliqua-t-il. Ça risque d'attirer les mimiques et la flamme était à deux doigts d'arriver à ta main, tu peux déclencher un feu de forêt avec ça. Pour que le feu ne mange pas le bois, il faut le mouiller et enrouler un tissu pour l'enflammer.

Lina ne répondit rien. Son interlocuteur arborait un grand sourire, visiblement fier de son conseil. La fillette avait la gorge nouée, elle recula lentement. La source de lumière que tenait l'homme dévoilait un visage long et fin scindé en deux parties, celle de droite était faite de chair brûlée et celle de gauche, ciselée en une profonde et longue cicatrice, tracée par cinq puissants doigts. Il devait avoir une vingtaine d'années, pourtant ses longs cheveux tirés en une queue de cheval étaient serpentés par des mèches blanches.

L'homme recula à son tour, en abaissant la lanterne.

— Désolé, murmura-t-il. Il est vrai que je n'ai pas un visage agréable à regarder. Tu viens d'en haut, n'est-ce-pas ? Il est rare de voir ce genre de vêtements par ici...

Lina fit de nouveaux pas en arrière. Béatrice lui avait dit qu'ici, les personnes de la surface n'étaient pas appréciées, qu'elle ne devait révéler à personne d'où elle venait. Oui, mais « Les être-d'en-hauts sont bons, autant qu'ils pourront, ils t'aimeront. » avait-il chanté dans sa comptine. N'était-ce pas la preuve qu'il ne lui voulait pas de mal ?

— Attend, attend, fit l'homme en tendant une main.

Lina s'arrêta, mais ne s'approcha pas. Le chanteur mit un genou au sol, posa sa lanterne, très lentement, comme s'il avait devant lui un animal effarouché.

— Je ne suis pas avec la reine, chuchota-t-il.

Lina resta un temps immobile. Pourquoi il mentirait ? se demanda-t-elle. Alors elle fit un pas en avant et passa sa main sur le visage de l'inconnu, tremblotante en touchant la chair cicatrisée. Sa curiosité l'avait emporté sur sa crainte. L'homme baissa la tête et dans un ricanement, il se présenta :

— Moi, c'est Boris.

— Et moi Lina. C'est quoi que tu chantais tout à l'heure ? fit-elle en reprenant ses distances.

— Une comptine pour enfant.

— Mes parents aussi me la chantaient.

Elle chantonna, pour être certaine que son interlocuteur la croit. Boris ouvrit de grands yeux et une toute aussi grande bouche.

— Tes parents étaient des ombres ?

Lina hocha négativement la tête.

— Qu'est-ce que tu fais ici toute seule ? continua Boris avec une expression grave. Tu es perdue ? D'où viens-tu ?

— J'habite un hôtel, répondit presque par réflexe Lina – un mauvais réflexe.

— Un hôtel ? L'Hôtel, mais oui ! Ça ne peut être que celui-là !

Cette fois, l'homme s'emporta dans un rire d'ogre.

— Tu es enfin là ! Enfin de retour !

Lina recula un peu plus, elle commençait à être loin de cet étrange interlocuteur.

— Je ne comprends pas, dit-elle simplement.

— Tu es née ici, Lina ! Tu es née à Hamelin et tu as vécu à la surface ! Tu es la clé de tout ! Tu es la clé du groupe des ombres ! La lame qui fera tomber la reine ! s'exclama-t-il, sans cesser de rire.

Lina le regardait, lui ou ses cicatrices. Boris se redressa précipitamment, comme s'il avait oublié quelque chose d'important.

— Tu es toute seule ? Tu ne devrais pas être seule sur ces terres ! C'est dangereux !

— Dangereux... Oui, je sais, soupira la fillette subitement prise de tristesse. Il y a Jim et Helmut aussi... C'est ma faute si on est là, c'est moi qui les ai entraînés ici... C'est ma faute si Helmut risque de mourir...

Boris la lorgna sans comprendre l'ensemble de ses paroles. Alors Lina lui expliqua tout, de toute façon, elle lui avait dit pour l'hôtel et il ne semblait pas méchant – voilà ce qu'il en coûte de passer son enfance avec Bloup et ses gentils employés zombies, on finit par faire confiance à n'importe qui. Elle lui raconta sa rencontre avec Helmut et Jim à l'hôtel, son arrivée dans le monde sous-terrain, son évanouissement dans les bois, sa rencontre avec Béatrice, la disparition de Helmut et le plan pour le sauver.

Quand elle eut finie, Boris souffla dans un sourire :

— Sacrée Béa'.

Puis, il se releva, invita Lina à lui prendre la main et ils s'enfoncèrent dans l'obscure forêt. Elle le suivit sans un mot, il avait la tête d'un méchant, mais était gentil, nettement plus que Béatrice.

Il emmena la fillette jusqu'à la porte de la cabane, où il se mit à sa hauteur.

— Tu vas tous nous sauver, alors reste sagement dans la cabane et attend Béatrice, fit-il tout amusé. Si elle a dit qu'elle ramènera ton ami, alors elle le fera !

— Elle est méchante !

— Si tu savais... souffla-t-il pour lui-même. Elle est partie il y a combien de temps ?

— Deux, trois heures je dirais. Difficile à dire ici, il fait noir tout le temps.

Il tourna les talons.

— Ah ! S'il te plaît, ne lui dis pas qu'on s'est vu ! s'écria-t-il dans un grand rire.

Lina hocha la tête et ce n'est qu'alors qu'elle vit deux épées, à côté de la petite lanterne, accrochées à la ceinture de ce drôle d'homme.

Elle entra dans la cabane en souriant de toutes ses dents.

Je les sauverai tous ! 

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