26. Accès de rage (1/2)

Il devait être dans les environs de midi, quand Helmut et Ana sortirent de la tente. Ils s'étaient occupés de l'infirmier, l'avaient alité, désinfecté et bandé. Ils avaient fait quelques aller-retours de la marmite géante, posée au milieu de la clairière, à l'infirmerie afin d'apporter une dizaine de bols de ragoût, pour nourrir chaque blessé. La plupart de ces derniers l'avaient refusé, simplement parce que ça venait de la main d'un être-d'en-haut ; Helmut insistait, sans grand résultat. À chaque fois, Ana lui était venue en aide, elle prenait leurs parts et sous leurs yeux médusés, vidait leurs maigres pitances.

« C'est pas cool. Ils ont besoin de manger pour guérir », était intervenu Helmut. Mais les regards non-changés, toujours emplis d'une haine imbécile, lui avait fait ravaler sa justice. Bien vite, il se chargeait lui-même de prendre ce que les autres refusaient.

Quand ils eurent fini de servir les blessés, Helmut sortit et alla s'asseoir près de la tente. Ils tenaient deux bols, remplis à ras bord.

— Tu crois aller où comme ça ? cracha un garde qui passait par là. T'as pas l'impression d'avoir trop à manger ? 

— Les autres nous ont donné leurs parts, intervint Ana, déjà la tête dans son ragoût. Si on n'a pas le droit, il fallait le dire avant.

Le garde ne releva pas cet air ironique, voir indécent. Ana reprit position dans le silence. Helmut était de plus en plus impressionné, elle avait soutenu le regard de Jack sans subir de remontrance et maintenant ça.

— C'est bien beau de faire le justicier, mais si tu n'es pas capable de te défendre, ça ne va pas le faire, souffla-t-elle quand le soldat eut repris sa ronde.

— Je sais me défendre.

— Si je n'avais pas été là, tu lui aurais dit quoi à cette armure sans cervelle ? Et puis regarde-moi toutes tes blessures... C'est le grand débile de tout à l'heure qui t'a fait ça ?

— Jack, le nomma Helmut, le souffle coupé rien qu'à prononcer ce prénom.

— Il a l'air de bien t'aimer, tiens.

— Il me le paiera un jour, articula-t-il après un temps de silence, la gorge nouée par la colère.

Ana ricana avant de vider son bol comme s'il s'agissait d'une soupe.

— Monsieur le héros change de camp ? Tu te sens de partir pour une vengeance bien sanglante ?

— Oui, articula simplement Helmut, les yeux rivés sur les grands arbres.

Ana suivit son regard avant de se coucher sur le dos. Il y eut un temps de silence, qui plana longtemps. Puis, elle ouvrit la bouche pour y laisser échapper des mots qui firent sursauter Helmut.

— Et si on s'évadait ?

Le jeune homme se redressa brusquement, manquant de faire tomber son bol. Il regarda longuement Ana, les sourcils relevés. Ses pupilles étaient plongées vers elle, mais son esprit était ailleurs. Il s'imaginait pris en flagrant délit de fuite, il imaginait un bloc compact de gardes avancer vers lui, arme en main, il ressentait déjà les coups de Jack lui lacérer la peau. Il s'imagina mort.

— Mauvaise idée ! s'exclama-t-il.

— Tu comptes rester là ? répondit Ana sans hausser le ton, toujours les yeux rivés vers les épais nuages suspendus au ciel. Je connais le pays et ses coutumes. Toi, tu sais où est l'ascenseur, on pourrait s'enfuir ensemble.

Un nouveau silence.

— Tu as un plan ?

— Si on nous fait travailler jusqu'aussi tard qu'hier, on pourrait peut-être s'échapper. Les gardes sont beaucoup plus relâchés la nuit, la vigilance est drastiquement réduite.

— On ne partirait qu'à deux ? murmura Helmut en se rapprochant de Ana. On laisserait tous ces gens ici ?

Ses paroles le surprirent. Il devait se débarrasser de ce semblant d'héroïsme.

— Non, je n'ai rien dit. se reprit-il. Quel est ton plan exactement ?

— Hier soir, en sortant de la mine, je n'ai compté que cinq gardes qui faisaient leurs rondes. Armé de nos pioches, il nous suffira d'en éliminer un ou deux pour pouvoir atteindre la forêt.

— En éliminer qu'un ou deux... Du grand génie, soupira Helmut.

— C'est notre seule option. Je ne compte pas moisir ici, moi. Je préfère mourir que de miner sous les ordres de ces débiles toute ma vie.

Helmut la regarda un moment. Elle était si à l'aise, si fière, même ici. Ça le fit sourire, il l'imita. Il s'allongea dans l'herbe haute et sèche et scruta le ciel sous-terrain. Ce ciel qu'il détestait tant, désormais.

— Pourquoi c'est avec moi que tu veux t'enfuir ?

— Je n'ai pas vraiment le choix... T'es le seul avec qui j'ai parlé.

— Sympa, sourit Helmut.

— T'es vraiment pas le genre de personne à qui je devrais demander de l'aide, ricana-t-elle. Regarde dans quel état tu es, alors que tu es arrivé quelques jours avant moi. T'as de la chance que je t'embarque.

— Ça fait quatre jours et cinq nuits que je suis là... Je n'en peux déjà plus.

Ana se redressa. Un prisonnier passait au centre de la clairière, poussant un chariot. Il avait le regard vide, la peau grisonnante et était d'une maigreur extrême. Helmut suivit le regard de la jeune femme.

— Ils ne sont même plus vivants ces pauvres gens, souffla-t-il.

Elle regardait ce pauvre homme avec un air grave, sans compassion.

— Il faut qu'on retourne à l'infirmerie, si Jack nous voit il nous enverra à la mine, souffla-t-elle. Demain en début de soirée, nous sortirons et nous nous allongerons ici, nous regarderons les étoiles en riant. Quand il nous verra, il s'énervera et nous enverra dans la mine pour qu'on y passe la nuit. Là, nous partirons.

Helmut acquiesça.

— Quand on sera sortis d'ici, il faudra qu'on se fonde dans la masse. Avec ta veste et ton sweat à capuche, on voit que tu viens d'en haut, ajouta-t-elle. Il nous faudra vite te trouver des vêtements d'ici.

*

Ils passèrent le reste de la journée et de la soirée à s'occuper des blessés. L'infirmier allait de mieux en mieux, il se levait et donnait des instructions à Ana. Helmut était parti s'allonger, son corps le lui ordonnait. Il devait se tenir prêt pour sa fuite. Il n'arrêtait pas d'y penser. La nuit, la mine, éliminer quelques gardes pour se camoufler dans la forêt. Ça tournait en boucle dans son esprit. Mais il y ajouta une autre étape, qui devenait un peu plus primordiale à chaque fois qu'il y pensait : faire un petit détour, rendre visite à ce bon vieux Jack.

Il repensa aussi à ce que lui avait raconté Francine, l'histoire du jeune homme qui avait tenté de s'enfuir, qui s'était fait tuer par les mimiques. Mais dans l'immédiat, ces créatures ne l'effrayaient pas. De son point de vue, rien ne pouvait être pire que la mine.

Jack n'apparut pas de la journée, ni de la soirée. Aucun garde ne leur ordonna d'aller travailler de nuit, pour rattraper les heures qu'ils avaient ratés en s'occupant des prisonniers. Helmut en fut rassuré, il avait encore besoin de force. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top