24. Envie de liberté

- C'est qu'il dort encore ! s'écria une voix grave.

Helmut ouvrit lentement les yeux, les cligna pour chasser le flou du réveil.

- Il faut qu'il se repose ! répondit précipitamment l'infirmier.

Jack dégaina brusquement son épée et la passa sous le monocle de l'homme déjà tremblant.

- Juste après la plus jeune sœur de la reine, je suis le représentant direct de Sa Majesté. Alors si tu ne veux pas que je te tranche la tête, dégage !

- Désolé ! fit Helmut en se levant rapidement, la tête agitée par des vertiges. Il n'y est pour rien !

Jack rengaina en scrutant le jeune homme d'un air mauvais. Il ne frappa pas. Dans un grognement, il quitta la tente en se plaignant de l'odeur ; il ordonna aux sentinelles de l'imbibé de gomme pour ne pas attirer les mimiques. Helmut le suivit du regard, surpris et rassuré de son inaction. Il remercia l'infirmier avant de sortir à son tour.

Le ciel arborait un bleu d'été. À l'est, un orbe doré brillait de mille feux, le soleil sous-terrain venait réchauffer ce monde. Les hauts troncs, étrangement violet, ne dissimulaient toujours pas Jim. Que fais-tu ? Tu ne m'aurais quand même pas... Non, impossible ! Ils avaient beau se connaître que depuis quelques jours, Jim ne pouvait pas l'avoir abandonné... Pourtant, tout l'accusait.

- R'cupérez vos outils ! Dépêchez-vous ! clamait la femme dodue, distributrice de pioches et de brouettes.

Helmut s'exécuta sans un mot, le pas chancelant. L'outil lui semblait beaucoup plus lourd que la veille.

- Toi ! l'appela Jack. Au fond de la grotte !

- Oui, répondit simplement le jeune homme d'une voix brisée.

La mine laissait résonner les éclats de pioche, une âcre odeur nauséabonde émanait déjà. En parcourant la file de prisonnier, Helmut se souvint : Francine, la robe blanche, l'escorte, l'adieu... Elle n'était plus là. Il se retourna vers Jack, ce dernier avait perdu son expression de satisfaction habituelle.

« Je pensais que ça te ferait plus d'effet » avait-il dit la veille avant d'emmener la pauvre femme. Il aurait voulu que je pleure... me mettre encore plus à mal. Jack croisa son regard affligé, le fixa ardemment, comme s'il l'analysait. Helmut le soutint un millième de seconde avant de baisser la tête et de reprendre sa marche.

Le chef des gardes avait essayé de le blesser mentalement, mais ce fut un échec, désormais, c'était lui qui en souffrait. Pas par amour pour cette femme, non, simplement parce qu'il avait failli face à un être-d'en-haut. Sa fierté en était lourdement impactée.

Pour la première fois depuis son arrivée ici, Helmut était gagnant, un mince sourire se dressait sur son visage sale. Il s'arrêta là où il avait miné la première fois, là où il avait rencontré Francine.

- Elle a été emmenée, cracha un prisonnier. Tu portes malheur, même aux tiens, être-d'en-haut.

Helmut ne releva pas. Jack lui mit un coup dans le dos pour qu'il continue d'avancer.

- La prochaine fois, pour éviter que d'autres personnes meurent par ta faute, tu répondras à mes questions, murmura-t-il, alors que dans la fente de son heaume un sourire crispé, largement forcé, se dessinait.

Helmut se tut et se remit en marche. Il n'avait aucune envie de l'énerver davantage.

- Où sont les être-d'en-hauts avec qui tu es descendu ?

- Je ne sais pas.

Jack fit claquer sa langue contre son palais et fit demi-tour. Helmut sentit un frisson lui parcourir l'échine.

Une nouvelle victoire...

Une nouvelle victoire qui agitait une boule de nerf, toujours plus proche d'exploser.

Il remonta jusqu'à la fin de la file aussi vite que son corps le lui permettait – donc, en considérant son pas boiteux, lentement. Sans qu'il ne comprenne pourquoi, il dut ravaler un sanglot, sentit une larme ruisselait sur sa joue et son estomac se tordre de peur. Il sentait que Jack prenait sur lui, se retenait ; il n'avait aucune idée de pourquoi, mais craignait de découvrir de quoi était capable cet homme une fois ses limites atteintes. Cette peur qui réveillait ses douleurs, fit bouillir de colère Helmut.

Lui aussi prenait sur lui. Lui aussi atteindrait bientôt ses limites.

Bientôt, il se retrouva profondément enfoncé dans la mine, seul. Il avait dépassé l'emplacement du dernier mineur, était passé devant le filon qu'il avait commencé à tailler la veille. Il croisa un garde qui redescendait. Ce dernier lui fit signe de s'arrêter là et de travailler, Helmut acquiesça et leva sa pioche, mais dès que le soldat eut tourné le dos, il reprit sa marche.

Guidé par une force étrange, Helmut s'éloigna, plongeant là où aucune lanterne n'éclairait, là où l'air commençait à manquer. Il rentrait dans des ténèbres profondes, totales.

Y avait-il une fin à cette grotte ? Une issue ? Aucun garde ne semblait approcher. Il fit cinq, dix, trente, quarante mètres. Il sentait que l'oxygène commençait à lui manquer, que ses poumons peinaient à se gonfler. Mais il continuait. Soixante, quatre-vingt mètres. Sa tête tournait plus qu'au réveil. Était-ce l'énergie du désespoir ? Cent. Helmut heurta violemment un mur et tomba au sol. Fin de l'excursion.

Sonné, le jeune homme se revit en forêt, d'abord avec ses parents, puis seul. Il se revit entrain de chasser, de se faire voler son gibier. Il se revit suivre les traces du loup, ivre de vengeance ou simplement amusé à l'idée de devenir un prédateur.

Prédateur ? pensa-t-il. Ici, je suis moins qu'une proie.

La tête basse, il revint sur ses pas. Ses poings si serrés, que ses ongles lui entaillaient la peau.

Ana, être-d'en-haut parcourant Hamelin depuis plus de six mois, était là, à la même place que la veille, à une bonne trentaine de mètres des autres prisonniers. Quand elle vit Helmut approcher, elle lui fit un sourire sans arrêter de frapper la pierre.

- Il y a une issue ? demanda-t-elle, en pointant du doigt les profondeurs d'où il revenait.

Il n'eut pas la force de répondre et se contenta d'un mouvement de tête.

- Il y a forcément une issue, insista-t-elle.

- Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de parler avec moi, articula enfin Helmut.

Sa voix était devenue enrouée et plus faible que jamais, à la limite de l'inaudible, Ana du arrêter de frapper la pierre pour l'entendre.

- Tu vas me faire le coup du « Je suis maudit, les gens à qui je parle finissent tous par mourir » ? Je pensais que ça n'existait que dans les histoires, ça !

- Je pensais aussi, souffla Helmut.

- Il te faut du repos, c'est ça ?

Il ne sut s'il devait répondre à cette question rhétorique.

- Suffit de demander, fit Ana en relevant les épaules.

Et alors qu'il allait demander des explications, il reçut un coup-de-poing qui le fit saigner du nez. Il ne ressentit qu'une vive douleur, atténuée par ses autres blessures qui demandaient encore à être soignées. Ana se mit à hurler, à frapper le sol de sa pioche. Une troupe de garde accourut au moment où elle se jetait à terre. Et dans une scène confuse dans l'esprit embrumé de Helmut, ils les saisirent et les emmenèrent sans ménagement.

L'infirmier eut un sourire à la vue du jeune homme.

- Mettez-les ici... et ici, demanda l'homme au monocle.

Ils furent jetés sur des couches. Le choc avec le sol, coupa la respiration de Helmut. Il perdit connaissance.

*

Quand Helmut avait rouvert les yeux, il lui était impossible de dire qui il était et où il se trouvait ; c'était revenu lentement.

L'infirmier courait dans tous les sens. Seul, il ne savait plus où donner de la tête. Là, un mal de tête anormal, ici, une fièvre, à côté une plaie béante causée par les gardes. Quand il s'arrêta devant Ana, qui tenait son poignet pour simuler une fracture et qui avait le nez en sang, elle arqua un sourcil.

- Vous pouvez rester un peu, mais si d'autres ont vraiment besoin de soins, il faudra leur laisser la place, murmura l'homme au monocle pour que les sentinelles, postées aux quatre coins de la tente, ne l'entendent pas.

Elle ne lui répondit rien et quand il eut tourné le dos, elle alla s'asseoir à côté de Helmut qui, allongé, fixait pensivement la toile qui faisait office de toit. Une teinte orangée passait entre les mailles, le soleil se couchait.

Sans lâcher des yeux la voûte tissulaire, il passa une main sur sa joue encore rougie.

- Je ne sais pas trop à quoi tu pensais en me tapant aussi fort, mais j'ai encore la tête qui bourdonne, là. Et t'as dû me péter pas mal de vaisseaux sanguins dans le nez.

- Fais pas ta chochotte, ricana-t-elle. Tu étais déjà bien amoché avant que je ne te frappe.

Helmut tourna la tête et observa l'infirmier courir sous la tente. Il n'arrivait pas à comprendre ce que tant de bonhomie faisait parmi ces monstres-humains.

- Si on essaie de s'enfuir et qu'on se fait attraper, ils nous feront quoi à ton avis ? demanda-t-il.

- Je vois mal ce qu'ils pourraient nous faire de pire. Nous sommes déjà enfermés...

Ana regarda ses poignets comme s'ils étaient entravés par des chaînes.

- En fait, non ! Nous ne sommes même pas enfermés. C'est comme s'ils voulaient me faire croire que j'ai choisi ça... Qu'on a choisi ça !

Helmut ricana avec lassitude, il se mit à pleurer aussi.

- Foutue liberté, soupira-t-il. J'ai quitté la ville pour vivre en forêt quelques temps, pour me sentir libre. Pour quitter la vie urbaine et tout ce qu'elle demande. Réveil. Métro. Travail ou étude. Vivre à un rythme qu'on nous ordonne, sans avoir notre mot à dire.

Helmut s'arrêta un moment, remarquant les sourcils qu'Ana avait froncé aux mots « me sentir libre », « métro » ou bien « vivre à un rythme qu'on ordonne », impossible de dire à quel moment exactement. Puis, elle s'était décontractée. Maintenant, elle était littéralement suspendue à ses lèvres. Ses yeux braqués sur lui, grands ouverts, nuancés par ses courts cheveux noirs, aussi sombre que la nuit, dansant sur son front. Il tourna les yeux vers le tissu, qui filtrait la teinte du ciel, de plus en plus mauve.

- Je suis allé dans les bois pour fuir ces obligations. Trouver la liberté. Manque de bol ou obligations impossible à semer, je me suis retrouvé prisonnier dans un hôtel, puis, l'espace de quelques heures, j'ai pu être libre. J'ai découvert ce nouveau monde...

- Mais ta liberté t'a de nouveau été volée. On est deux dans ce cas, le coupa Ana d'un air triste et distant, alors qu'elle avait pris ses genoux entre ses bras. Il y a toujours quelqu'un pour nous... détenir. Qu'on la connaisse ou pas, d'une manière ou d'une autre, qu'on peut trouver bonne ou mauvaise, on se retrouve entravé. Constamment.

Helmut ne put dissimuler un sourire. C'était exactement ce qu'il pensait. Il se redressa, exprimer à haute voix ce qu'il ressentait lui faisait du bien ; mais ce n'était qu'un soulagement moral, son corps meurtri lui ordonna, à coups de douleurs lancinantes, de se rallonger. L'infirmier qui passait par là lui posa une serviette mouillée sur le front et donna une cruche à Ana pour qu'elle le fasse boire, avant de repartir vers un autre patient.

- Il semblerait que Bloup choisisse des personnes isolées, pour les amener ici. Pourquoi tu es... seule ? demanda Helmut, quand la douleur sut calmée.

- Mon père est parti à ma naissance et ma mère est décédée. Je vivais avec ma sœur qui m'a toujours reproché le départ de notre géniteur. Alors quand j'ai eu dix-huit ans, je suis partie de chez moi. J'ai toujours été le vilain petit canard, pour tout le monde... Il faut dire que je ne suis pas non plus la plus sympa.

Elle s'arrêta un temps pour fixer Helmut. Comme il ne la contredit pas, elle continua.

- Je fais des efforts, mais ça n'a pas l'air de tellement changer.

Helmut se contenta d'un mouvement tête pour toute réponse, il exposa les blessures encore rouges que lui avait causées la jeune femme.

- Ma joue et mon nez pensent que tu as encore du chemin.

Ana rit silencieusement.

- Enfin voilà, tout ça pour dire que je préférerais mourir en essayant de quitter cet endroit plutôt que d'y rester. Je tiens à ma liberté, conclut-elle.

- Je veux bien, mais pour ça faudrait être James Bond. Parcourir la clairière sans se faire repérer, même de nuit ? Bonne chance !

- James Bond ?

- Attends, t'es sérieuse ? Tu connais pas le plus grand agent secret du ciném...

Le bruit sourd d'un vase qui se brise, interrompit Helmut. L'infirmier était au sol, alors qu'une femme à la carrure surdéveloppée se levait. Se trouvant juste derrière la poutre centrale, Helmut ne put voir son visage, mais le maillon qui lui servait de pantalon, taché de sang et son corps parcouru par de nombreuses balafres, explicitaient la cause de sa présence à l'infirmerie : une bagarre ou un passage à tabac.

- Je t'ai dit de me garder sous cette foutue tente. J'ai aucune envie de retourner là-bas ! hurla-t-elle d'une voix extrêmement grave.

L'infirmier ne put que gémir, cloué au sol.

- Alors tu leur diras que je suis encore mal en point ! continua-t-elle en lui mettant un coup de pied qui retourna le pauvre homme.

Instinctivement, Helmut tenta de se relever. Sa douleur n'eut pas à intervenir, son esprit le fit à sa place. Regarde où ton héroïsme t'a mené, se souffla-t-il.

Une série de coups violents plurent. Les sentinelles, dirigées par Jack entrèrent en trombe. Mais quand il vit qui était la victime, un sourire aux lèvres, le chef retint ses gardes.

Helmut sentit le sang lui monter à la tête, sans savoir qu'elle en était la raison. Ses blessures ? La peur ? La colère ? L'injuste ? Sûrement un cocktail de tout cela. Un cocktail explosif qui s'enflamma.

Alors, il se redressa et dans un cri inarticulé, il se leva et boita – en se réceptionnant aux poutres pour ne pas tomber – jusqu'à l'infirmier. Quand il passa devant elle, Ana tenta de l'arrêter, en vain. Jack soupira à la vue pathétique du jeune blessé, tenant à peine debout. Il leva sa lance à hauteur de jambes. Helmut s'effondra aux côtés de l'infirmier, qui était là, inerte.

Le temps sembla s'arrêter. Il était au sol, une énième fois, dans un silence désormais total. Il n'osa pas lever les yeux, par peur de voir s'approcher Jack ou de voir la femme entachée de sang abattre son immense pied sur lui.

- Toi ! À la mine, intima Jack.

Helmut se recroquevilla. Les coups allaient pleuvoir, c'était sûr.

Mais il n'eut rien.

Trois gardes avancèrent pour se saisir de la perturbatrice, ils eurent énormément de mal à la faire sortir et à contrôler ses protestations. Un d'eux fut envoyé au sol, un autre reçut un coup qui le fit chanceler. Tant bien que mal, ils parvinrent à la faire sortir.

Quand la tente retrouva son calme, Jack s'approcha de Helmut.

- Un fou comme toi, on n'en croise pas tous les jours, railla-t-il.

Il posa ses yeux sur l'infirmier, puis balaya la tente. Ana lui jeta un regard noir ; il ne le soutint que quelques secondes.

- Maintenant, ce sont les malades qui vont le soigner, pouffa-t-il avant de tourner les talons, suivi de la dernière sentinelle encore sous la tente.

Ana se précipita vers Helmut.

- T'es complètement idiot ? À quoi tu joues ?

- Et si elle l'avait tué ?

- C'est triste, mais c'est comme ça !

Helmut tenta de tirer le corps de l'infirmier vers une couche libre, ses douleurs le lui en empêchèrent. Ana l'aida dans un énième soupir. Elle prit son pouls.

- Il est juste inconscient, je m'occupe de lui. Toi, au repos !

Helmut se releva, soutenu par une poutre.

- Non, mais sérieux, souffla Ana.

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