23. Le plan

Béatrice avait tiré trois lièvres, une flèche pour chaque ; puis, elle les avait imbibés de gomme pour camoufler leur odeur. Jim les tenait à bout de bras, ils étaient gros et lourd.

L'archère s'arrêta au milieu de nulle part, prit un rongeur dans les mains du jeune homme et le dépeça avec une rapidité déconcertante. Elle balança la peau légèrement ensanglantée et se mit à courir, Jim derrière elle. L'odeur du sang attirerait les mimiques. Dans sa course, elle sortit un torchon de sa besace, le trempa d'un nouveau flacon de gomme, enveloppa la chair et la rangea dans son sac.

— La gomme... nomma Jim. C'est quoi exactement ?

— Un mélange de feuilles et de fleurs odorantes : Lierre, jasmin, thym. L'idée, c'est de revêtir l'odeur de la forêt pour passer inaperçu au... nez des mimiques. Pour le reste, ils sont aveugles et sourds, alors une fois qu'on s'est embaumés, on devient invisible pour eux.

Ils ralentirent un peu plus loin et Béatrice dépeça un autre lièvre, de la même manière.

— Tu fais ça super vite ! fit Jim, lorsqu'ils s'arrêtèrent de nouveau.

— Ça fait partie de la formation pour devenir une ombre... Apprendre à survivre.

Elle sépara la peau de la chair du dernier rongeur et ils se remirent à courir, pour finalement s'arrêter devant le lac, à quelques mètres de la cabane. Jim commençait à connaître les lieux.

— Tu connais la forêt comme ta poche, s'étonna-t-il.

— Pas le choix, répondit Béatrice, en plongeant dans l'eau le couteau qu'elle avait utilisé pour dépecer les lièvres. Pour devenir une ombre, il faut être capable de survivre sous ses bois et savoir aller, en partant de n'importe où, au lac, à la cabane, au nid et à la mine. Des ombres... on porte bien notre nom. Il faut qu'on se déplace vite, silencieusement et sans couac jusqu'à nos cibles, c'est la seule façon de compenser notre infériorité numérique !

Elle releva la tête vers Jim, qui scrutait l'obscurité de sa lampe torche, peureux de voir surgir un mimique, un garde ou un nouveau monstre. Elle fronça les sourcils.

— Détends-toi, à force tu vas transpirer et ça va les attirer.

Jim prit une grande inspiration et s'arma d'un sourire. À l'instant où il s'apprêtait à lever triomphalement le pouce, l'air de dire « la détente, ça me connaît », un hurlement grave s'éleva. Aussi vivement que l'éclair, il se remit à braquer le moindre tronc d'arbre de son faisceau de lumière. Béatrice soupira de lassitude.

— Il faut qu'on parle du plan, Jim.

Ce dernier tourna la tête vers la jeune femme qui s'était assise dans l'herbe. Elle tapotait tendrement le sol, invitant son compagnon à la rejoindre ; mais il préféra rester debout – en cas de danger, fuir serait plus facile.

— Ah on va enfin savoir quoi faire ! s'exclama-t-il. Depuis le temps qu'on te demande de nous l'expliquer ! Lina va être contente !

— J'attendais d'être seule avec toi pour t'en parler. Je ne suis pas sûre que ce soit conseillé pour les enfants d'entendre ce que je vais te dire...

— Tu me fais peur là...

— Écoute, c'est simple. On cherche une carcasse de cerf, idéalement putréfiée, on y prélève du sang et de la chair, on en met sur mes flèches et sur des projectiles. On va titiller les mimiques, puis on lance nos munitions sur les gardes de la mine. Comme ça, les abominations devraient se déchaîner sur les soldats.

— Cadavre, chair, sang, donc forte odeur, donc monstre... Tu devrais t'en occuper seule.

— Super monsieur le courageux ! Si je pouvais le faire seule, je le ferais ! Et puis je te rappelle que ce n'est pas mon ami qui est en danger !

Touché au vif, Jim se rapprocha prestement de Béatrice.

— C'est pas une question de courage, c'est surtout que je ne te fais pas entièrement confiance, je ne veux pas me retrouver je-ne-sais-où, seul avec toi. Qui sait, peut-être que les ombres veulent me tendre une embuscade !

— Bon, j'en conclus que tu as peur.

— Pe... Peur ? Moi, avoir peur ?

Béatrice ne releva pas, elle soupira pour se calmer et reprit.

— Quand on aura tiré nos munitions, les monstres sentiront l'odeur de sang putréfié, ils n'y verront qu'un magnifique festin. Alors, le mimique adulte mènera une offensive. En gros, on transforme les gardes en cadavres vivants. Certes, les mimiques ont déjà une énorme réserve de nourriture, mais cupides comme ils sont, ils n'hésiteront pas à l'enrichir d'avantages.

— Attends, attends, pause, fit Jim. Combien y a-t-il d'adultes dans cette forêt ? Vu comment les arbres ont pliés sous le poids de celui qui nous avait couru après la dernière fois, je ne veux pas me retrouver face à plusieurs d'entre eux !

— Il n'y en a qu'un. Toujours qu'un seul par territoire. Une fois adultes, ces monstres ont une intelligence qui se rapproche de celle d'un humain. Les plus âgés s'entre-tue et le dernier prend la place de chef de meute.

— J'admets que ton plan n'est pas trop mal, concéda Jim. Mais qui te dit qu'ils n'attaqueront que les gardes ?

— Ce sont des charognards, ils ne devraient s'en prendre qu'à ceux sur qui nous aurons envoyé du sang et aux personnes agressives. Mais ne tentons pas le diable, à la seconde où tu auras vu Helmut, il faudra le prévenir de se cacher dans la forêt pour rejoindre la cabane, au plus vite. Par contre, avant d'y rentrer, il faut qu'il passe dans le lac et qu'il utilise la gomme.

— Si le mimique adulte se met à attaquer Helmut, on fait quoi ?

— Normalement, il ne prendra pas part à l'attaque, il restera haut-perché, attentif aux odeurs et il communiquera aux plus jeunes où attaquer, par le biais de signaux odorants.

— Un peu comme une antenne, songea Jim.

— Une quoi ?

— Une antenne. Tu ne connais pas ? Le truc pour capter internet, la télé...

Il s'arrêta en regardant les armes et les vêtements de sa Béatrice.

— Non, rien, oublie.

— Il y a plusieurs zones d'incertitude, je l'admets. Il est fort possible que des gens meurent... pas que des gardes... S'il y a des blessés qui saignent, par exemple, ils risquent d'être pris pour cible.

Jim hochait la tête.

— Le but n'est pas d'envoyer des flèches putréfiées sur tous les gardes, finit la jeune femme. L'idée est de créer une panique générale, qui nous permettra de mener à bien notre évasion.

— On devrait libérer tout le monde, si c'est là que la reine enferme les être-d'en-hauts.

— Oui, mais pas que. La mine fait aussi office de prison. De dangereux criminels y sont enfermés, on ne peut pas prendre le risque de les libérer. On n'aura pas le temps de vérifier qui vient de ton monde. Donc, qu'on soit bien d'accord, tu récupères ton ami et on disparaît.

— Le moindre mal, souffla Jim.

— C'est ça.

— Et si des criminels parviennent à s'échapper ?

— Il y en aura, c'est sûr. Mais il faudra qu'ils quittent la Forêt Géante, sans équipement et à bout de force, c'est tout bonnement impossible. Et puis, la reine sera rapidement mise au courant, que la mine a été attaquée, elle enverra des soldats les retrouver.

— Et alors elle saura que nous sommes ici et nous prendra pour des hors-la-lois, résuma Jim.

— De toute façon, à l'heure qu'il est, elle doit déjà être au courant de votre présence. Et elle considère tous ceux venus d'en haut comme des malfrats, alors peu importe.

Béatrice plongea ses yeux dans ceux de Jim.

— Oui, reprit-elle. Il y a de grandes chances que ça ne se passe pas comme prévu... Dans quel cas, ton ami risque de mourir... Mais je suis sûre qu'il préférait ce sort à celui de rester enfermé dans cette mine, jusqu'à ce qu'il perde la tête ou qu'on l'offre aux mimiques.

Jim s'apprêta à parler, les bras relevés, visiblement révolté, mais Béatrice l'arrêta d'un regard dur et froid.

— Je ne fais pas tout ça par simple gentillesse, comprend le bien. J'ai besoin d'au moins un être-d'en-haut... Alors au moindre problème, tu retournes à la cabane. Seul, s'il le faut ! C'est primordial.

— Jamais !

Béatrice se leva dans un bond, les poings serrés.

— Alors nous ne ferons rien pour ton ami !

Ils étaient à quelques centimètres l'un de l'autre. Ils firent simultanément un pas en arrière, pour des raisons différentes : Jim était gêné d'être si près d'elle, alors Béatrice était à deux doigts de lui envoyer un crochet dans les côtes. Elle retourna s'asseoir, prit un temps pour se calmer avant de reprendre.

— Tu ne comprends pas et tu ne peux pas comprendre, mais vous êtes important pour nous. Vous êtes notre dernière chance... Si seulement vous étiez venu plus tôt... dix ans plus tôt...

— Dix ans ? répéta Jim.

— Rien, répondit-elle simplement après un temps.

Elle se releva et prit la direction de la cabane. Quand ils arrivèrent devant la petite demeure, Jim reconnu les végétaux qui la recouvraient, c'étaient des feuilles de lierres et des plants grimpants de jasmin.

La première fois qu'il y était entré, toute son attention était tournée sur le sauvetage de Lina, alors il n'avait pas fait attention à l'odeur qui s'engouffrait désormais dans ses narines, un mélange de plantes forestières. Elle n'était pas désagréable.

Lina les accueillit les bras grands ouverts, pleine d'énergie, plus que jamais ennuyée de rester cloitrée. Elle offrit un dessin à Jim et une grimace à Béatrice. Cette dernière ne dit rien. Elle alla enfouir la chair de lièvre dans du gros sel au sous-sol pour les sécher, remonta et passa silencieusement sa journée à griffonner toujours plus sa carte et à écrire dans son carnet. Jim et Lina s'occupèrent comme ils le purent, entre lecture, dessin et jeu de main ou de mémoire.

*

À l'entrée de la cabane, la canopée laissait passer un mince filet de la lumière céleste, le seul à des kilomètres à la ronde. Ce rayon se répercutait sur le sol poussiéreux en un point lumineux, blanc lorsqu'il faisait jour et mauve lorsque la nuit tombait.

Quand tous dormaient, Lina se réveilla, chantonnant tout doucement la même mélodie qu'à l'hôtel. Elle enjamba Jim et ouvrit la porte. Le rayon lumineux était mauve. Sans avoir mis la moindre gomme, dans les ténèbres de la forêt, comme elle le faisait à la surface, elle sortit.

Elle fit un pas, puis deux, eut une pensée pour la méchante Béatrice : Tu vois qu'il ne m'arrive rien, vilaine ! Mais lorsqu'elle voulut faire un troisième pas, une main ferme lui enserra l'épaule.

Béatrice se tenait derrière elle, son index sur la bouche, ordre d'un silence que la fillette respecta.

— Qu'est-ce que tu fais ? chuchota la jeune femme.

— Je vais me promener, murmura Lina.

Béatrice fronça les sourcils.

— On a dit que tu as le droit de sortir que pour aller aux toilettes. Et que tu dois prévenir moi ou Jim.

— Oui, bah j'y vais, siffla la fillette.

— Et qu'est-ce qu'on fait après être allé aux toilettes ?

Lina soupira et chantonna avec lassitude.

— On recouvre de terre et on met plein de gomme.

Béatrice eut un sourire, mais ne desserra pas sa prise. Elle fixa longuement l'enfant.

— Je peux y aller ? souffla Lina. J'ai pas envie de me faire pipi dessus.

Et elle se mit à sauter d'un pied sur l'autre pour illustrer son envie.

— Et la gomme ?

— Une bouteille quand on va aux toilettes, fit Lina le moins enjoué du monde.

Elle retourna dans la cabane en râlant. Béatrice la suivit du regard dans un sourire. Plus jeune, elle était comme elle, en pire. Quand elle revint, la jeune femme se mit à sa hauteur et la renifla. La fillette eut un mouvement en arrière, mais ne put cacher un pouffement.

— Tu as oublié de te mettre de la gomme, gamine, fit Béatrice dans une grimace.

Lina ouvrit la bouteille et s'humecta le visage avec le liquide.

— Et tu ne vas pas loin, je t'ai à l'œil !

Une heure auparavant, Béatrice l'avait déjà accompagnée faire ses besoins, elle se doutait bien que Lina avait juste envie de sortir. En temps normal, elle se serait énervée, le ton serait monté et ça ne se serait calmé que lorsque Jim les aurait arrêtées ; mais pas ce soir. Béatrice avait un grand sourire sur les lèvres.

Elle était restée trop longtemps seule, ce peu de compagnie commençait déjà à la changer.

Quand Lina revint, encore en sautillante, Béatrice passa sa main dans son dos.

— Maintenant, on va dormir.

Lina acquiesça. Et lorsqu'elles entrèrent dans la cabane, elles s'arrêtèrent devant les ronflements de Jim. Elles rirent ensemble, la main sur la bouche pour ne pas faire de bruit.

*

Le lendemain, Béatrice réveilla Jim. Ils devaient préparer le plan pour le sauvetage de Helmut. Ils mangèrent rapidement et sortirent après avoir demandé à Lina de ne pas faire de vagues.

Ils partirent, alors que le point lumineux devant la cabane venait de virer au blanc. Béatrice réexpliqua brièvement ce qu'il devait chercher : de la chair putréfiée et du sang. Jim eut une grimace de dégoût. Allez... C'est pour toi, vieux frère... Helmut ! se motiva-t-il.

Ils cherchèrent pendant plusieurs longues minutes une carcasse, sans le moindre résultat, pas même un indice. Un lugubre objectif dans une lugubre forêt. Jim n'était pas rassuré, alors, discuter lui changeait les idées.

— Tu es sous ces bois depuis combien de temps ?

— Six jours, répondit Béatrice le regard tourné vers le sol à la recherche d'une empreinte ou d'une trace.

— Et tu fais quoi seule dans ces bois ? Enfin je veux dire, ils sont si dangereux alors pourquoi tu habites dedans...

— Moins de questions, plus de recherche.

Jim se tut et balaya les sous-bois de sa lampe torche. Mais il ne put s'empêcher de discuter bien longtemps.

— Les mimiques ont un point faible ?

Béatrice passa une main dans ses cheveux en épis, puis elle la reposa sur l'arc qu'elle tenait en bandoulière.

— Nos connaissances à leur sujet ne sont pas très développées, mais il y a une rumeur qui dit que le dessus de leur nez palpite, que leur cœur se trouverait là.

— Original...

— Le problème, c'est que leur peau est particulièrement épaisse à cet endroit, il faudrait donc frapper à bout portant, donc au corps à corps, sans prendre un de leurs coups de griffe.

Un grognement éclata. Jim s'immobilisa.

— Chut, murmura Béatrice en armant une flèche. C'est un loup.

À quelques mètres de là, dans une petite clairière où baignait la lueur du soleil, une grande bête marron gigotait sur le flanc. Au-dessus, une silhouette grise et quadrupède avait la gueule plongée dans l'animal.

Jim était trop loin pour voir ce que c'était, mais en vue du sang ruisselant sur le pelage, il ne pouvait s'agir que d'un cadavre.

Béatrice éteignit sa lanterne, fit signe à Jim de faire de même avec sa lampe torche. Elle se coucha dans la pelouse. Il l'imita.

— Un loup qui en finit avec du gibier... expliqua-t-elle dissimulé dans les hautes-herbes. On attend qu'il parte – en espérant qu'il soit seul – on prélève le sang et on disparait.

Mais au moment où elle articula le dernier mot, un mimique fendit d'un arbre et s'abattit sur le loup. Béatrice n'eut besoin que de quelques secondes pour le reconnaître. Du haut de son petit mètre, il ne pouvait qu'être le dernier de la portée. Elle l'avait aperçu près du lac, alors qu'elle appliquait un bandage sur le front de Lina. 

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