21. Seul
Helmut s'arrêta devant la mine, qui s'élevait majestueusement sur la voûte nocturne, il se voyait déjà battre la pierre toute la nuit. Son corps lui interdisait de bouger. Mais dans son dos, Jack plaqua le manche de sa lance. Le bois s'enfonça si profondément qu'un craquement résonna. Le jeune homme se remit en marche dans un léger gémissement. Les tremblements qui commencèrent à le secouer étirèrent un sourire sur le visage déjà satisfait de son tourmenteur.
La clairière était calme dans la nuit, les prisonniers s'étaient déjà endormis, éreintés par une énième journée de travail acharnée. Les gardes faisaient leurs rondes autour des tentes, eux aussi silencieux – pas par respect, mais par fatigue, leurs cordes vocales avaient déjà trop vibré.
— Ce que j'aime les être-d'en-hauts, chantonnait Jack dans un ricanement. On peut leur faire ce que l'on veut, personne ne dira rien.
Et il frappa le dos de Helmut. Une frappe lente et sans puissante, presque une simple touche, mais qui suffit à effondrer ce corps déjà meurtri. Jack le regarda de haut.
Lui, si large, grand, fier et fort. Helmut, si frêle, à genou, humilié et faible. La lance se dressa au-dessus de sa tête. Le jeune homme ferma simplement les yeux, ne se protégea même pas. À quoi bon ? Ça l'énerverait encore plus.
Le manche retomba délicatement sur son épaule, puis sur l'autre, finalement, plus délicatement encore, sur son front.
— Je te fais merde de la reine, esclave du noble Jack, moi-même. Et prisonnier de la précieuse terre de Hamelin.
Helmut ouvrit un œil, puis l'autre. Celui qui venait de l'adouber, comme ultime humiliation, souriait.
Une silhouette passa au loin dans la clairière, dans leur champ de vision. Ils reconnurent le dos avachi de Francine, elle s'arrêta un temps pour les observer et entra sous la tente du chef des gardes, Jack. Ce dernier la regarda dans un soupir de lassitude.
— Fini de jouer, dépêche-toi. Au pas de course !
Helmut s'exécuta aussi vite qu'il le put.
— Elle ne m'amuse plus tellement celle-là, soufflait Jack.
En entrant dans la mine, baignant dans la lueur tamisée des lanternes, Helmut eut plus que jamais l'impression d'être seul. Même alors qu'il était, pendant plus d'une semaine, en forêt sans la moindre compagnie, il n'avait pas ressenti ce sentiment de vide.
Tout lui échappait, son courage, ses sentiments, son calme, sa vie. Son rêve.
Si seul...
Pourtant, derrière lui, Jack ricanait encore.
Seul avec un tel monstre.
À l'entrée de la mine, il empoigna une pioche sous l'ordre de son tortionnaire.
— Va au fond et continue de frapper la dernière veine, lui ordonna Jack.
Et il lui tourna le dos, fit un pas, puis un autre. L'éclat de son armure rouge scintillait faiblement sous la clarté mauve du ciel.
Helmut faillit le retenir. Il le laissait seul ? Il ne craignait pas qu'il s'enfuit ?
Quand il comprit, il eut un haut-le-cœur, retint un vomissement. Il était dans un tel état de faiblesse, de peur et d'infériorité, que Jack savait qu'il ne tenterait rien. Il n'avait même pas eu besoin de le menacer. Et il avait raison. Helmut sentait encore son corps gémir des coups reçus, son esprit fuser des humiliations entendues. Il ne tenterait rien.
Il avait été Helmut le brave et l'insouciant à l'hôtel ; ici, il devenait Helmut le faible et le moins que rien.
Et bientôt, je serai Helmut le mort.
Il s'enfonça dans la mine, sans un regard en arrière, comme on le lui avait ordonné.
*
Helmut battait la pierre depuis une heure, peut-être deux. Peut-être cinq minutes ou quelques secondes. Sûrement des années, assurément une trop longue éternité.
Il minait, prenait des pauses quand son corps le lui ordonnait, mais sursautait dès qu'il baissait les bras pour lâcher sa pioche. Et si on le voyait inactif ? Il se remettait au travail, boosté par un shot d'adrénaline. Mais aucun garde ne veillait.
Sa peur était devenue la pire des vigies.
Il eut une pensée étrange ou plutôt un vif souvenir. Il se revit lire Croc Blanc de Jack London, il se souvint d'une scène, d'un chien enfermé, battu, maltraité. D'un chien qui devint un monstre meurtrier, d'une soif de sang difficilement tarissable. Ce souvenir disparut aussi vite qu'il était venu. Il se remit à frapper. Il n'y repensa pas.
Son esprit se tourna vers Jim et Lina. Il ne savait plus depuis combien de temps il était prisonnier. Ça ne faisait que deux nuits et un jour, mais ici, il était la cible de tous, alors ça semblait être une vie entière. Il se demanda où étaient ses deux compagnons, s'ils s'étaient retrouvés. Il les imagina dans une plaine, couchés dans la haute pelouse, flânant sous le chant des oiseaux. Ils avaient vieilli, Jim portait la barbe, Lina avait pris de nombreux centimètres. Ils étaient heureux. Ils l'avaient oublié. Il était mort.
Il frappa d'un coup sec et puissant le mur rocheux. Une pierre s'effrita, son dos lui fit mal. Un minerai brillant tomba au sol avec le reste de la roche. Il ne le ramassa pas et continua à frapper.
Un son sourd, résonnant dans le vide de la mine ramena Helmut à la réalité ; c'était le bois d'une lance qui frappait le sol. Ce n'est qu'alors qu'il remarqua le garde qui s'était avancé jusqu'à lui. Ce n'était pas Jack, il avait déjà gagné sa couche.
— Tu lui expliques le travail, ordonna-t-il en poussant une jeune femme.
— Heu... Je ne suis pas la meilleure personne pour ça, je suis nou...
Il faillit dire nouveau. Mais sa perception du temps détraqué lui fit tourner la tête. L'était-il réellement ? Il se tut. Le garde tourna les talons.
Il n'était plus seul, la nouvelle venue se tenait droit comme un I, le visage légèrement relevé. Elle le regardait sans bouger. Dans la pénombre, ses yeux bleus, presque gris brillaient.
— Salut. Je m'appelle Ana.
— Ce n'est pas compliqué, tu dois simplement taper la pierre, répondit Helmut en se tournant vers la veine qu'il avait commencé à creuser.
Elle sourit. C'était évident. Alors, elle frappa, cherchant un appui ferme, une position un tant soit peu agréable. Elle frappait fort et vivement, elle avait de l'énergie.
— Pourquoi tu es là ? demanda-t-elle sans lâcher des yeux l'excroissance qu'elle martelait.
Elle avait dit ça d'une voix douce, non brisée. D'une voix normale. Elle a bien été traitée, pensa Helmut avec un brin de jalousie. Il se surprit de cette pensée. Il se ressaisit dans un éclaircissement de gorge.
— Je viens d'en haut et toi ? répondit-il entre deux frappes.
— Moi aussi.
Il s'arrêta, la jeune femme l'imita, plongeant la mine dans le silence. Un silence si bruyant, que Helmut reprit son travail, par peur qu'un garde ou que Jack ne s'en aperçoive.
— Tu viens d'en haut ? Mais tu n'étais pas à l'hôtel.
Il se tut pour réfléchir.
— Alors, il y a plusieurs entrées pour ce monde ? reprit-il dans un éclat de voix. Donc plusieurs sorties ?
— Aucune idée, fit-elle en haussant les épaules. Je suis arrivée à l'hôtel il y a plusieurs mois déjà. J'ai répondu à une offre d'emploi et un homme étrangement... gris et maigre est venu me chercher. Je suis arrivé dans un établissement au milieu d'une forêt au beau milieu de la nuit. Dès mon arrivée, j'ai senti que quelque chose clochait, alors j'ai voulu prendre la fuite. Mais je suis tombé nez à nez avec cette porte dorée, j'y suis rentrée, sans que je sache vraiment pourquoi et je suis arrivé ici. Miraculeusement, j'ai survécu seule dans ce monde. J'étais dans la forêt géante, celle qui nous entoure... Mais ce soir, des gardes y patrouillaient. Ils étaient à la recherche d'être-d'en-hauts. Ils m'ont vue, m'ont capturée et emmenée ici.
Helmut tenta d'examiner les vêtements de la jeune femme, mais il ne put observer qu'une longue forme, pendant jusqu'aux pieds. Une cape, lui sembla-t-il.
— Tu es pourtant habillée comme les gens d'ici. Comment ils t'ont reconnue ?
— Pendant ma cavale, j'ai pu échanger avec les habitants de ce monde. Sûrement trop, la reine a eu connaissance de mon existence et de mon visage. Des avis de recherche ont été placardés et donnés à ses patrouilles...
Subitement, les jambes de Helmut le lâchèrent, il s'effondra sur le sol poussiéreux. Son corps ne pouvait supporter plus. Ana l'aida à se relever, elle avait dans les yeux un brin d'amusement.
— Ça va aller ? Au moins ça met fin à l'interrogatoire, sourit-elle.
Helmut n'eut pas la force de lui rendre son expression joyeuse.
— Demande à prendre une pause ! tenta-t-elle.
— Une pause ? On est des esclaves ici, souffla Helmut. Je dois bosser toute la nuit, malgré les coups que m'a foutus l'autre timbré ! Voilà ce que ça fait de venir de la surface ici...
La jeune femme ne sembla pas entendre ses plaintes. Elle fit quelques pas qui ne firent pas le moindre bruit sur le sol pourtant sec, elle fit mine de regarder vers l'entrée de la grotte qui, à cette distance et avec les angles que formaient les murs du couloir, n'était pas visible.
— Il n'y a pas l'air d'y avoir de soldats, tu peux te reposer !
Helmut hocha la tête et resta à genoux devant son filon. S'il entendait quelqu'un, il se remettrait au travail. Il regarda longuement celle qui faisait le guet pour lui. Encore si fraîche, ses cheveux noirs bien taillés en un carré. Et à côté, lui, le corps et l'esprit brisés, les vêtements tachés de sang et le visage sale. Quand la jeune femme se retourna, dans la lumière d'une lanterne à côté de laquelle elle s'était rapprochée, il discerna un t-shirt et un jogging dans l'entrebâillement de sa cape.
— Pourquoi tu n'es pas remonté à la surface ? demanda-t-il.
— Je ne suis pas fière de l'avouer, mais je me suis un peu perdue. L'orientation ce n'est pas mon fort et puis je n'ai pas osé demander de l'aide pour retrouver les portes dorées.
— Cet autre monde est si grand que ça ?
— Je ne saurais le dire. Mais d'après ce que j'ai entendu, il y a un énorme désert qui s'étend à l'est.
Helmut sourit à l'idée qu'un tel paysage puisse s'étendre sous terre. Mais la tristesse de ne plus être libre, de ne pas pouvoir le voir de ses yeux reprit le dessus.
— Tes proches doivent s'inquiéter là-haut, songea-t-il.
— Non, j'habitais seule et je n'appelais mes parents que très rarement. Des individus isolés... Ça doit être un des critères de Bloupistse.
Helmut fut surpris d'entendre quelqu'un réussir à prononcer ce prénom. Il essaya dans un murmure de l'articuler, mission impossible. Il se résigna.
— Pas faux. Mes parents sont morts récemment, je n'ai ni oncle, ni tante et j'ai disparu pendant les vacances d'été.
Ana se remit à battre la pierre, cette fois beaucoup plus lentement. Le silence s'installa. Helmut finit par se relever et il se remit lui aussi à frapper – toucher, serait plus exact – son filon.
Ils alternaient minage et discussion pendant quelques heures, qui cette fois parurent des minutes pour Helmut.
Jack fit son apparition, il avait troqué son armure pour une tunique.
— Vous avez jusqu'au lever du soleil pour manger et dormir, déclara-t-il d'une voix monotone en resserrant sa ceinture.
Quand Helmut passa devant, Jack lui mit une tape dans le dos, qui le fit chanceler. Il reprit son équilibre et se remit à marcher comme si de rien n'était. Il ne se retourna pas, ne put voir le regard de glace que lança Ana au chef des gardes. Elle resta immobile devant lui, ses pupilles claires plongées dans celles d'ébène du vétéran, les sourcils froncés. Jack fut d'abord surpris, puis il toussota pour dissiper la gêne qui commençait à s'installer.
Helmut leva les yeux vers le ciel. À l'est, le mauve nocturne était chassé par un orange flamboyant. Le soleil se lèverait dans moins de vingt minutes, un trop court temps de répit.
– Un problème ? tonna Jack d'une voix menaçante, à la vue de l'expression dégoutée de Helmut.
Ce dernier ne trouva pas la force de répondre et se contenta de secouer la tête.
— Tu dormiras à l'infirmerie, le médecin pense que tu es encore blessé.
Après avoir mangé dans un silence dicté par la présence de Jack, les jeunes gens se séparèrent.
— À bientôt, avait simplement murmuré la jeune femme.
Il lui sourit avant qu'elle ne suive un des gardes qui faisait sa ronde, pour qu'il lui montre sa tente.
Helmut parcouru la clairière, lentement, sous le chant des premiers oiseaux. Aussi mélodieux et bruyant qu'à la surface. Il passa entre de grandes tentes, entre des gardes ombrageux et à la démarche lente, fatigué eux aussi. Il n'y prêta pas attention, trop occupé à tenter de percer la pénombre sylvestre, espérant y discerner la silhouette de Jim. Il n'y vit rien.
Dès qu'il passa la toile de l'infirmerie, l'homme au monocle se précipita vers lui. En vue de la grimace qu'il tirait, il devina que son état était pire que ce qu'il imaginait.
— Il faut absolument que tu te reposes, murmura l'infirmier pour ne pas réveiller les autres pensionnaires.
— Il doit me rester cinq minutes, répondit Helmut dans un sourire dénué de chaleur.
— Non, non. Je vais me débrouiller pour te laisser une journée entière.
Le jeune homme se laissa tomber sur la couche où il s'était réveillé.
Allez, ferme les yeux et ce cauchemar disparaîtra.
*
Quand il se réveilla, le visage de Jack était juste au-dessus du sien. Dès que sa paupière se releva, le garde eut un sourire, il empoigna Helmut par le col de son t-shirt et le porta hors de l'infirmerie.
Le soleil était haut dans le ciel, la journée était déjà bien avancée. La hausse de luminosité brûla les yeux de Helmut, l'obligea à les fermer, à s'aveugler devant son tortionnaire. Il ne s'était pas réveillé à temps, mais personne n'était venu lui hurler d'aller à la mine... Enfin jusqu'à maintenant.
— Tu sais, je ne suis pas méchant, chuchotait Jack d'une voix doucereuse. Je vais te faire un petit cadeau, une petite surprise. Tu sais ton amie... la vieille Francine, dit lui adieu.
Helmut ne comprenait pas. Il se tenait à quelques centimètres du visage de Jack, il était encore immobilisé par sa poigne. Si près, il voyait ses larges narines humer, ses lèvres gercées relevaient en un sourire.
— Dis lui adieu, répéta la voix puissante du chef des gardes.
Toujours rien, la gorge de Helmut était nouée. Il ne pouvait détacher son regard de cet homme, de son cauchemar.
— Bien, si tu ne veux pas...
Il le lâcha. Helmut s'effondra. Il resta assis sur le sol et suivit du regard le bras que Jack déployait vers l'orée de la forêt. Là, une femme drapée dans une robe blanche, entourée de gardes attendait. Elle avait le dos avachi, il ne put en avoir la certitude, mais ça lui semblait bien être Francine.
— Bon, je suis déçu. Je pensais que ça te ferait plus d'effet, s'étonna Jack.
— Où elle va ? s'empressa Helmut, d'une voix faible.
— Elle est libérée.
Mais le sourire qui élargit le visage de Jack ne laissa aucun doute. Il y avait un second sens.
— L'infirmier dit que tu ne peux pas travailler aujourd'hui, mais je n'y crois pas vraiment. Je m'occupe de son cas et quand je reviens, tu vas à la mine. Ça te laisse largement le temps de te reposer !
Et il rejoignit l'escorte autour de la femme.
— Me dit pas merci surtout ! ricana-t-il avec ironie.
Helmut regarda Francine entrer dans la forêt, accompagnée des gardes, dirigés par Jack. Il les scruta jusqu'à ce que les grands arbres le lui empêchent.
Autour de lui, les gardes faisaient leurs rondes, les prisonniers entraient et sortaient de la mine.
Le regard dans le vide, il se leva et alla s'écrouler sur sa couche.
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