19. De vieux amis (2/2)

Ils traversèrent la plaine qui les séparaient du colombier silencieusement. Mathilda se revoyait enfant, foulant ces terres, sous le regard aimable et protecteur de la population. Que s'était-il passé depuis ? Elle ne voulait pas envisager la réponse, pour ne pas avoir à penser aux solutions. Pourtant, c'était évident. Son père était mort et sa sœur était montée sur le trône. Tout avait tant changé, même le ciel semblait avoir perdu de sa lumière. Mais peu importait, elle retournerait au village, le peuple finirait par s'habituer à sa présence, par comprendre qu'elle n'était pas sa sœur, elle en était sûre. Elle aurait dû faire ça bien avant, maintenant elle le regrettait.

Le fracas du poing de Bloup contre une porte en bois la sortit de sa rêverie. Un jeune homme frêle, noyé dans une cuirasse noire ouvrit, c'était un patrouilleur. Il balaya du regard les deux arrivants, avant de reculer dans un bond, en s'excusant maladroitement et sans la moindre raison.

— Nous n'attendons plus de courrier, lui signala Mathilda en entrant.

Il resta immobile, droit comme un I. Bloup ne put retenir un ricanement.

— Quels sont vos ordres ? demanda-t-il solennellement sans prêter attention à la moquerie.

Sa voix était tremblante, il n'avait pas l'habitude de s'adresser à la famille royale, il la craignait. Des rumeurs disaient que les trois sœurs se montraient sanguinaires au moindre mot déplacé. Mathilda grimaça en comprenant que ce garçon était terrifié par ces bruits de couloir.

— Va où bon te semble. J'ai envoyé tes frères d'armes dans la Forêt Géante, mais je te déconseille d'y aller, si tu y rentres seul, tu signeras ton arrêt de mort. (Elle lui fit signe de sortir). Retrouve plutôt ta famille, je saurai te trouver si l'envie m'en prend.

Dans un cliquètement d'armure, le jeune homme posa son majeur et son index contre son front et plia son pouce sur sa paume. Bloup eut un rictus d'horreur face à ce salut militaire, ce garçon était trop jeune pour être prêt à donner sa vie. Mais il détourna les yeux en repensant à Jim et Helmut, ils devaient avoir le même âge et il les avait condamnés. Alors, il se tut.

— J'irai dans la forêt pour vous servir, si la mort doit m'emporter, qu'il en soit ainsi.

Mathilda s'apprêta à tenter de le retenir, mais une voix enrouée la devança.

— Cesse tes bêtises, mon garçon. Tu ne t'adresses pas à la reine. Elle n'est pas aussi cinglée que sa sœur, la p'tiote.

Le patrouilleur releva vivement son arbalète, qu'il venait d'armer dans un claquement amplifié par le vide de la pièce. Il avança vers l'échelle d'un pas assuré, où deux pieds se balançaient.

— Je vous interdis de parler ainsi de notre monarque !

Bloup posa sa grande main sur l'épaulière du garçon. Ce dernier perdit l'équilibre sous la force du colosse.

— Tu ferais mieux de disparaître, maintenant, souffla Bloup, d'une voix soudainement ogresque.

Mathilda acquiesça avec lassitude.

— Va, je m'occupe de ces deux imbéciles.

-Mais... mais...

Le regard glacial de la femme le fit taire.

— Passe au Village de Outsdal, préviens les gardes, qui passent leur temps à se remplir la panse et la vessie, que la sœur de sa Majesté sera au village ce soir, intima Bloup. Ils ont donc intérêt à la protéger !

Le jeune patrouilleur acquiesça et quitta vivement la tour. Alors, un rire éraillé s'éleva, il fut accompagné du roucoulement des messagers au second étage.

— Tu crois vraiment que c'est malin de parler ainsi de la reine en présence de ses soldats ? demanda Mathilda en direction de l'esclaffement.

— C'était un de tes patrouilleurs, non ? répondit l'homme perché.

— Peu importe, il reste bien plus fidèle à ma sœur qu'à moi. Et tu le sais.

— Qu'il en soit ainsi !

Et les éclats de rire reprirent.

— Tu ne veux pas descendre ? Ça fait belle lurette que je n'ai pas vu ta trogne ! ricana Bloup.

— Pourtant, tu savais où j'étais ! Tu aurais pu me rendre visite !

— Cesse donc ! sourit Mathilda. Tu ne vas pas nous faire le coup du vieillard abandonné. On sait bien que tu aimes être seul.

Bloup s'assit sur le seul tabouret, il frétilla pour s'habituer au bois dur et glacé. Mathilda croisa les bras en observant la trappe du second étage, les pieds gigotaient encore plus rapidement, trahissant la joie qui émanait du reste du corps.

— Les seules visites que je reçois, ce sont celles des soldats las et énervés qui désirent passer leurs nerfs sur ma frêle figure. Et encore, ça fait tellement longtemps qu'ils ont l'habitude de me voir enfermé ici, qu'ils ne prennent même plus la peine de réaliser la simple tâche que leur grande souveraine leur a donnée.

— Oui, on a remarqué qu'ils ne sont plus dans les parages, fit Bloup en scrutant la table où n'était posée qu'une plume et un encrier. Je les ai vus à la taverne, et si tu me le demandes, j'irai venger ta vilaine figure !

Cette fois, ils rirent tous les trois en chœur.

— Laisse donc. Tu ne ferais que t'attirer des ennuis.

— Et on en a déjà bien assez comme ça, fit remarquer Mathilda. Descends nous raconter ta promenade nocturne d'hier.

Et il descendit sans cesser de rire. Un petit homme chauve, aux sourcils gris, se retrouva face à Mathilda. Il avait un nez crochu, le teint si pâle qu'il semblait n'avoir jamais vu le soleil et les traits profondément creusés par l'âge et la fatigue. Mais ces caractéristiques patibulaires étaient largement nuancées par un grand sourire, sous une large moustache, et de grands yeux rieurs. Sa longue toge noircie par l'encre et la crasse balayait le sol. Il fit signe à Bloup de se lever et prit sa place. Assis, ses pieds touchaient tout juste le sol.

— C'est que tu as pris un sacré coup de vieux ! s'exclama Mathilda, les yeux écarquillés. Tu es fâché avec ton rasoir depuis quand ?

Le vieillard passa sa main dans son épaisse et hirsute barbe, qui tombait jusqu'au bas de son ventre.

— Tu n'es plus toute jeune non plus, répondit-il. Quoique tu n'as pas pris une ride !

Mathilda rit à pleine dent de ce compliment.

— Par contre, toi, mon cher Bloupistse...

Ce dernier remercia ironiquement dans un salut théâtral.

— Où étais-tu hier soir ? demanda Mathilda, avec un air voulu sérieux, mais encore impacté par la joie de retrouver un être cher.

— Oh, pas bien loin. J'ai simplement admiré la porte dorée, le ciel et quelques fleurs. Voilà tout.

— Et depuis quand tu te promènes ? s'étonna Bloup. Tu t'es enfin résolu à cesser d'obéir à la reine ?

— Hier a été la première fois que je suis sorti depuis bien des années. Et ça fait un bien fou, souffla le vieillard en s'étirant.

Le colosse croisa les bras et fronça les sourcils.

— C'est dangereux, qui sait ce que la reine te fera si elle l'apprend ? Votre relation n'est plus celle d'antan.

Le vieillard s'esclaffa. Il fallut attendre de longues minutes pour qu'il reprenne son sérieux – pas si sérieux que ça.

— Je le sais bien, mais ne crains rien, j'ai su m'abstraire une fois à ses punitions sanguinaires, je saurai réitérer l'exploit !

Les visages de Bloup et Mathilda se voilèrent de tristesse.

— J'en doute, soufflèrent-ils à l'unisson.

— Il est vrai que sa folie tyrannique a bien évolué depuis qu'elle t'a puni, Mathilda.

Bloup baissa les yeux. Cette punition, elle avait dû la subir par sa faute. Encore aujourd'hui, il s'en voulait.

— Maintenant elle veut que son sceau trône dans le ciel de Hamelin, continua le vieillard dans un ricanement moqueur.

— Oui, pouffa Mathilda. J'ai entendu ces rumeurs. Enfin... ce ne sont pas vraiment des rumeurs, d'ailleurs.

— Il est vrai que les choses ont bien changé... Mais ne vous faites pas de soucis pour moi. Je suis l'Archiviste, après tout ! déclara-t-il fièrement, les bras grands ouverts.

Il s'était nommé avec une voix si puissante et enjouée, que Mathilda et Bloup en frissonnaient. Le vieillard ouvrit un tonneau sous la table. Il en sortit un pain rassis qu'il émietta, alors qu'il essayait de le couper, en trois.

— Dinons donc ensemble ! Excusez-moi de vous proposer si peu, mais il y a plusieurs semaines que les gardes chargés de mon rationnement n'ont pas pointé le bout de leur nez.

Le couple ne montra pas le moindre embarras. Ils mâchèrent lentement ce mets si gentiment donné, comme s'il s'eut agi du meilleur sanglier tout juste rôti.

— Demain, nous t'amènerons de quoi manger et boire, promis Bloup.

— Je vous en remercierai.

L'Archiviste mangea lentement son bout de pain durci, puis reprit.

— J'ai entendu dire que ta plus jeune sœur, le fantôme, avait quitté son poste à la mine, Mathilda. Des problèmes ?

— Comment es-tu au courant de ça ? Je ne le savais pas moi-même !

— Un homme de mon importance se doit d'avoir des yeux et des oreilles partout, ma grande !

— Tu restes affûté comme un couteau de chasse, malgré toutes ces années enfermé, répondit-elle en souriant. Pour ce qui est des problèmes, cette fois Bloup a fait fort. Il a laissé des êtres-d'en-hauts rentrer à Hamelin !

— Ce n'est pas plus mal, souffla l'accusé. Ça changera peut-être les choses, ici.

— Pas plus mal ? La mine à la limite... Mais si la reine les trouve et en fait des exemples ?

— Il n'y a rien à envier à la mine, trancha l'Archiviste d'une voix nouvellement sérieuse.

— Et à se faire exécuter en public, qu'est-ce qu'il y a à envier ? s'enquit Mathilda.

— Au moins on meurt directement, pas dans d'atroces souffrances, répondit le vieillard.

— Qu'on soit bien d'accord, je n'ai jamais dit être pour la mine ! précisa Mathilda, un ton au-dessus.

La tension décrue avec l'arrivée d'un silence salvateur.

— Dis, hier soir, tu as vu des personnes sortir de l'ascenseur ? demanda Bloup, presque timidement.

L'archiviste fronça ses sourcils broussailleux.

— Personne, mentit-il.

— Une enfant, environ dix ans, blonde aux cheveux emmêlés ?

Mathilda lança un regard sombre à son compagnon.

— Qui est-ce ?

— Personne.

— Bloup ! s'exclama l'Archiviste. Ne me dis pas que tu as...

Il se tut face à l'expression mi-enragée, mi-intéressée de Mathilda. Il comprit qu'elle n'était pas au courant de l'importance de Lina. Bloup sortit une clé, qu'il agita sous le nez du vieillard.

— Non, ne t'en fais pas, ils ne m'ont pas volé les clés de l'ascenseur, fit-il pour brouiller les pistes.

Mais cette dernière n'était pas dupe, elle resta muette. L'Archiviste baissa la tête, prit un air rassuré et soupira de soulagement. Au fond de lui, son esprit s'enivrait d'espoir : alors, parmi les jeunes gens qu'il avait vus la nuit passée, il y avait la petite Lina. Il eut un sourire en coin, le rire de la fillette lui avait bien dit quelque chose.

— Bloup, ne penses-tu pas qu'il serait temps de cesser ce travail horrible que tu mènes au nom de la reine ? dit-il en relevant les yeux.

Silence.

— Je pense avoir trouvé un moyen de réparer en partie tes erreurs, continua l'Archiviste.

— Lequel ? s'emporta Bloup.

— Il est encore trop tôt, sache seulement que c'est possible. Arme-toi de patience, tout changera bientôt. 

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